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Quelque part au deuxième étage du musée des Beaux-Arts de Lyon, Séverine se tenait debout devant le grand tableau qu'elle regardait.
Depuis le 19ème siècle où il avait été peint, l'Episode de la campagne de Russie témoignait de la défaite d'un empereur et de la débâcle qui s'en était suivie. Séverine l'avait aimé du premier regard pour la profondeur qu'il dégageait. La représentation du chaos qu'engendre l'absence de direction, le désespoir d'une longue marche dans un monde sans couleurs pour aboutir à la fin inéluctable.
Et pour qui s'attardait à le regarder de plus près, il pouvait voir la mort prendre forme dans les fusils que des silhouettes aux couleurs tricolores pointaient vers des hommes barbus et implorants.
Séverine soupira doucement. Dans la nuit du vendredi passé, la scène s'était une fois de plus reproduite, quoique les rôles se soient depuis inversés. Des hommes en avaient tué d'autres et avaient poursuivi le cycle millénaire de ce monde.
La jeune femme regarda sa montre, jeta un dernier regard au tableau et se dirigea d'un pas rapide vers la sortie. Un musée est un monde à part, où il est facile d'oublier le temps qui passe pour se plonger dans la représentation du monde que s'en font les hommes. Tandis qu'à l'extérieur, il y a le monde réel lui-même.
Il lui restait encore un peu de temps, mais Séverine voulait marcher un peu dans cette réalité-ci et goûter un peu de ses contradictions. Il y a beaucoup à voir dans les rues d'une ville, et Lyon regorgeait de rues. Alors Séverine se glissa dans la foule de ce samedi et regarda.
Elle vit des gens aussi différents que finalement semblables. Il y avait ceux qui allumaient des bougies sur les marches d'une mairie centenaires aux portes closes, et ceux qui montaient ces mêmes marches et prenaient un air grave devant l'hommage aux victimes le temps qu'un comparse les prenne en photo. Chacun réagissait au massacre de la nuit passée à sa façon.
Il y avait ceux qui jalonnaient le sol avec chacun son écriteau. Cela allait de celui qui en appelait à la pitié des autres pour s'acheter à manger à celui qui proclamait que #je suis contre le terrorisme et #je suis musulman, sans oublier les free hugs. Le seul que Séverine vit sans écriteau fut cet homme sans jambes mais avec une épaisse barbe blanche, et qui regardait le monde défilait en tous sens devant ses yeux âgés.
Elle s'arrêta à un feu pour piéton d'où elle pouvait voir l'affiche d'un journal se proposant d'expliquer comment une mère avait noyé son petit de trois ans, pendant qu'un convoi de mariage passa à grand renfort de klaxon.
Elle sentit les odeurs de voitures, des cigarettes des passants et celles des churros qu'elle regretta de ne pouvoir acheter avant de voir l'état de la boutique qui les vendait.
Puis elle s'éloigna de la foule et remonta le long du fleuve, en regardant un vieil hôpital qu'on transformait en centre commercial...
C'est là qu'elle trouva un journal abandonné dans les feuilles mortes, lesquelles semblaient vouloir recouvrir sans y parvenir le "Carnage à Paris". Au loin, des cloches sonnaient les messes qu'on improvisaient à travers la ville.
Mais Séverine continua sans s'arrêter. Elle aurait pu s'apitoyer, voire même pleurer devant la réalité qui l'entourait. Mais cela faisait longtemps qu'elle avait fait le deuil de ce monde et elle avait rendez-vous avec quelqu'un qui semblait en avoir fait autant.
Dans le ciel rougeâtre, le soleil se couchait après avoir illuminé cette journée comme si c'en était une autre. Ce spectacle lui fit ralentir un peu le pas sur le pont qui enjambait le Rhône et la jeune femme ressentit un léger frisson.
Rien ici ne tournait comme il aurait dû. Ainsi allait le monde, elle l'avait compris depuis longtemps et ce n'était pas elle qui y changerait grand chose.
Mais alors pourquoi au fond d'elle-même y avait-il encore ce petit pincement ?