DeletedUser
Guest
Un petit recit inspiré par une récente battle, que je ne propose pas car trop ancré dans un univers perso pour respecter la règle d'anonymat (ceux qui ont l'habitude de me lire comprendront). Je voulais cependant le partager avec vous, en vous souhaitant une bonne lecture et en m'excusant d'éventuelles fautes d'inattention.
[SPR]« Le sommeil n'est pas un lieu sûr. »
C'est un vieil adage que tout militaire avait entendu au moins une fois dans sa carrière, pour peu qu'il ait dépassé le seuil de l'académie Impériale. A partir de ce même seuil, il se trouvait en effet toujours quelqu'un pour le lui rappeler. L'instructeur d'une séance d'entrainement. L'officier de quart pendant une veillée. Le plus souvent les camarades, que ce soit avant, pendant ou après la relève. Le tout étant bien sûr appuyé par diverses techniques, allant du sermon au fouet. La plus marquante restait certainement la tradition consistant à retirer les vêtements de l'imprudent assoupi, les brûler dans le brasero ou le feu de camp le plus proche et le laisser rentrer honteusement dans ses quartiers.
Et si malgré tout cela, l'inconscient n'arrivait toujours pas à mettre en pratique ce principe, il n'était pas rare qu’un ennemi ou qu’une bête sauvage lui accorde un dernier rappel, lequel s’avérait malheureusement plus que définitif.
En revanche, ce que l’on n’avait jamais dit au capitaine Dorne, c’est que ce principe s’appliquerait encore bien longtemps après sa sortie de l’armée. Des semaines, des mois, des années et toutes les nuits du restant de sa vie cette phrase s’imposerait à lui. Et y compris cette nuit.
Cette nuit-là, comme pendant tant d’autres, Dorne se réveilla dans un sursaut, les yeux ouverts, les oreilles attentives et une soudaine prise de conscience qui submergea le reste. Il prenait conscience qu’il ne voyait rien parce qu’il faisait noir comme dans une tombe. Qu’il avait le cœur battant et que son souffle trop court lui faisait mal. Mais surtout, pire que tout, cette conscience lui murmurait qu’il s’était endormi !
Or on le sait, et Dorne le savait, le sommeil n’était pas un lieu sûr. Et cela faisait trop longtemps que Dorne avait perdu toute sensation de sécurité. Alors qu’avant le sommeil lui était doux, aujourd’hui il n’était plus que cauchemars. Evidemment Dorne ne se faisait aucune illusion sur la nature du mal qui le poursuivait depuis des années. Ce mal, c’était sa conscience. Sa conscience qui lui rappelait, inlassablement, invariablement, cette autre nuit. Cette désastreuse nuit à laquelle il ne voulait surtout pas penser. Et pour justement ne pas y penser, il repoussa les draps et se leva de son lit.
La maison avait eu le temps de refroidir depuis le coucher du soleil et c’est en frissonnant que le vieillard alluma sa bougie. Il enfila sa vieille veste d’officier, dont le velours avait décoloré par endroit et dont il manquait la moitié des boutons, mais qui lui avait toujours tenu chaud, que ce soit durant les soirs de veillée ou pendant ses quarts de nuit, en mer…
Non, pas la mer ! Ne pas penser à la mer, aux grincements des navires qui attendent dans la nuit ! Ne pas penser à cette nuit !
Dorne secoua la tête pour mieux mélanger ses idées et se dirigea vers la salle d’eau. La lueur de la bougie tremblait sur les murs au rythme de ses pas et c’est à tâtons que le vieux soldat trouvait son chemin dans les couloirs de pierre.
La maison était ancienne. Isolée, reculée, perchée dans la montagne, aussi loin que possible de l’océan. L’ancien capitaine l’avait acquise avec sa pension d’officier supérieur quand il avait quitté la marine. Il l’avait choisi ainsi perdue parce qu’il l’était peut-être lui-même… D’ailleurs personne n’habitait avec lui. Tout d’abord parce qu’il le voulait bien, mais surtout parce que cela faisait longtemps que le vieil homme n’était plus de bonne compagnie. Son comportement brutal, imprévisible, l’avait rendu invivable.
Pourtant même s’il ne risquait de réveiller personne, il se déplaçait aujourd’hui dans un silence presque religieux. Un silence craintif. Il traversa ainsi l’étage, passa une porte et s’aspergea abondamment le visage avec l’eau du récipient qui se trouvait derrière. Puis il resta un moment à contempler son reflet liquide, ses traits fatigués et ses cheveux devenus gris et rares. Enfin il reprit en main sa bougie et repartit vers sa chambre.
Il retraçait son chemin dans le corridor quand un détail attira son œil en passant devant un autre seuil. Cela n’avait duré qu’une seconde, un rapide reflet de sa bougie qui lui avait été renvoyé. Il s’arrêta pourtant et fit un pas en arrière en élevant la flamme pour mieux regarder dans la pièce.
Il ne vit d’abord rien, mais dès que son œil s’habitua à l’obscurité, il sentit comme un vide aspirer sa poitrine. Son poing se serra sur la bougie qui se brisa en deux et dont la flamme alla s’écraser sur le dallage. Le mouvement d’ombre qui se produisit avant que la flamme ne s’éteigne brutalement contre le sol libéra un cri de terreur chez le vieil homme qui se précipita dans le couloir.
Il bondit dans sa chambre qu’il traversa en gémissant de peur pour se jeter sur son pistolet à silex et se retrancha au fond de son lit en braquant l’arme vers la porte.
D’abord il ne se passa rien.
Rien que le silence à peine perturbé par la brise nocturne dans les volets. Dorne porta une main à son cœur et la retira aussitôt en sentant son rythme déchainé. Cette fois avec des doigts tremblants, il tenta d’allumer une nouvelle bougie mais chaque éclair de son briquet à silex lui évoquait des images d’explosion, de bouches de canons crachant du feu et des flammes qui s’élèvent, partout. De ces images naquirent les sons qui lui déchirèrent le cœur. Les détonations, les cris de guerres, les cris de douleurs.
Rien de tout cela n’était réel, il le savait. Mais il sentait à travers son angoisse la crise qui arrivait sans qu’il puisse l’arrêtait, et il en avait peur. Il avait peur d’avoir peur. Il aurait tant voulu pouvoir dormir, se sentir en sûreté. Mais pour lui comme pour ceux qui étaient morts durant cette nuit dont le souvenir le tourmentait, le sommeil n’était pas un lieu sûr.
Sa bougie à peine allumée, il se précipita à sa fenêtre comme pour s’échapper et ouvrit d’un coup les battants et les volets et se retrouva face à la lune. Et il sanglota devant ce spectacle. Un croissant de lune fin comme un sabre. La nuit qu’il vivait lui offrait la même lune qui avait éclairé la nuit qu’il fuyait.
Alors la crise le submergea.
Ça avait été une nuit comme celle-ci, sombre et douce. Le jeune Dorne avait mené son navire à la tête de l’escadre partie secrètement en mission. Ils ne connaissaient pas leur destination. Lui, ses hommes, ses marins et ses soldats, ne faisaient que suivre les ordres. Seul l’amiral savait, au début tout du moins. Ils savaient seulement qu’ils devaient châtier les traîtres à l’Empire. Eliminer la pourriture qui s’était infiltrer chez eux et qui les menacer tous. Détruire ceux qu’ils avaient cru leurs protecteurs : les Prétoriens.
Alors quand ils étaient enfin arrivés près de l’île, ils avaient éteint les fanaux de leurs navires et avaient jeté l’ancre en silence face au seul village. Accroché au rebord de sa fenêtre, Dorne voyait le souvenir de l’île au loin se dessiner. Une terre paisible au cœur de l’Empire. A l’époque, il s’était attendu à une forteresse, un bastion ou une flotte de guerre. Mais sur l’île, aucune muraille, aucun fort ni aucun navire de guerre. Seulement des maisons et des navires de pêche.
Alors il avait compris. Ce n’était pas des guerriers qu’ils étaient venus affronter. C’était leurs familles. C’étaient des femmes, des enfants, tous tombés en disgrâce par la traitrise de leurs époux et pères. Mais l’horreur avait tout de même saisi Dorne tout comme elle le tenait enserré maintenant. Il s’arracha de sa fenêtre pour se blottir en tremblant contre le mur et dans le même mouvement la bougie alla rouler sur les rideaux en tissu.
Les mots de cette nuit lacéraient l’esprit de Dorne. Il se souvenait de ceux qu’il avait lui-même prononcer pour demander des explications. Puis ceux de son amiral, de son supérieur qui lui rétorquait que toute l’engeance des traîtres devait être détruite. Que c’était nécessaire. Dorne n’avait pas osé lui répondre, sinon pour dire ce qu’il pensait d’attaquer des gens en pleine nuit, en plein sommeil. Et la réponse de l’amiral, qu’il voyait encore amusé de son bon mot, ironisant qu’un clan de guerrier devait le savoir plus que quiconque : le sommeil n’est pas un lieu sûr.
Les sabords s’étaient ouverts sans un bruit et les canons étaient sortis pour attendre l’ordre de Dorne. Et Dorne avait donné l’ordre. Le tonnerre de la poudre jeta sur ses pieds le vieil homme dans sa chambre et les flammes qui dévoraient déjà le rideau s’élevèrent en même temps que les incendies dans le village.
Alors s’étaient élevés les cris. Les hurlements de terreur déchiraient les tempes du vieil homme qui restait tétanisé devant les flammes qui maintenant s’étendaient au plafond de la pièce, léchant la structure en bois. Incapable de réagir comme il en avait été incapable à l’époque de son souvenir, il ne voyait que ce village qui se transformait en une plaie incandescente dans la nuit, et sur laquelle fondaient les chaloupes mises à l’eau.
Pour la mise à mort.
Les mains désespérément, inutilement plaquées sur ses oreilles, Dorne regardait le couloir qu’il avait fui plus tôt. Tout en le dévorant, sa conscience lui murmurait que là se trouvait son jugement, et Dorne la croyait parce qu’il l’avait vu, il en était sûr, ici et maintenant. Il avait vu le reflet de l’armure, l’armure des Prétoriens dont il avait fait tuer femmes et enfants. Qu’il avait tué tout court. Il en était sûr et il en pleurait.
Mais sortant sans vraiment y faire attention de sa chambre en flamme, Dorne suivit la fumée qui semblait l’emportait dans le couloir. Les cris continuaient à résonner, comme ils avaient continué à le faire quand il avait marché dans les cendres de l’île. Il n’était rien resté du village. Justes des ruines et des corps qui finissaient de se consumer. En passant de pièces en pièces, chacune commençant à être une à une entamée par l’incendie, il voyait encore ses soldats dans leur déshonneur, ceux qui riaient, ceux qui vomissaient de dégoût ou ceux qui continuaient leur travail comme s’il en restait encore. Lui-même n’avait plus su quoi faire, et à partir de ce moment, le sommeil n’avait plus jamais été un endroit sûr.
Toussant à cause de la fumée ou à cause de la douleur, le corps parcouru de spasmes, le vieux capitaine tomba dans la cuisine. Au milieu des ténèbres de la fumée, il crut discerner le reflet qu’il avait craint tous les jours de sa vie, les derniers étant les pires. Entre deux sanglots, il réussit à murmurer un mot à l’armure qui se dressait dans la fumée devant lui : « pardon ». Et il demanda aussi pardon à tous ces morts qui le fixaient tout autour.
Même s’il n’avait jamais vraiment espéré qu’on lui pardonne. Comment aurait-on pu ? Lorsque la purge des Prétoriens s’était achevée, le capitaine Dorne avait demandé sa mise à pied, et on la lui avait donnée. Une retraite anticipée pour « services rendus », qu’ils avaient dis. C’est ainsi que l’on traduisait « faire le sale boulot » à présent dans l’armée. Des « services rendus ». Combien de fois en avait-il vomi de honte et de dégout ? Mais il faut bien boire la coupe que l’on s’est soi-même versée, et Dorne avait donc ramassé son argent et était allé se terrer ici. Dans une maison qui aujourd’hui brûlait, comme par un juste retour des choses.
En fait, en y réfléchissant, il avait toujours su que ce jour, ou plutôt cette nuit, le rattraperait.
Misérablement prostré au sol, aucune réponse ne lui vînt d’aucune part. Aucun mot, aucune absolution. Aucun pardon. Seulement le craquement de plus en plus insistant des flammes. Après tout, ce dit-il, c’était sans aucun doute trop demandé. Il ne méritait pas de pardon, et lui-même ne se l’étant jamais accordé, ce n’était pas aujourd’hui que quelqu’un d’autre le lui donnerait. Dorne avait toujours cru en la justice, et mourir lui paraissait juste. Il n’avait simplement jamais eu le courage de le faire plus tôt.
Et finalement, alors que les ténèbres l’entouraient en même temps que son souffle s’éteignait, il lâcha prise sur tout. Agonisant vers son dernier sommeil, seul lui resta un dernier sentiment, la vieille peur du soldat quand il se sent dériver. Celle du sommeil, parce que jusqu’au bout le sommeil n’a rien de sûr. Il aurait pu lutter une dernière fois, mais il n’en avait plus la force. Une dernière suffocation lui restait avant que Dorne ne s’éteigne.
Et il s’éteignit.
Et la fournaise acheva de fondre sur lui et ses souvenirs.
Dans la nuit d’automne, le Prétorien regarda la maison qui achevait de se consumer entièrement. Il n’était pas venu pour ça, même finalement la tournure qu’avait prise cette nuit ne lui déplaisait pas. Bien au contraire. Le Prétorien savait qui était Dorne et il savait ce qu’il avait fait. C’était pour cela qu’il était ici.
On avait vendu, traqué, exterminé l’Ordre Prétorien et quelqu’un avait organisé ça. Pas Dorne. Dorne n’était déjà à l’époque qu’un misérable qui ne faisait que suivre les ordres. Mais il tenait ces mêmes ordres d’autres personnes. C’étaient ces personnages-là qu’il fallait retrouver, et c’est pourquoi le Prétorien s’était rendu dans le bureau de Dorne plutôt que dans sa chambre. Certes le vieux capitaine l’avait surpris, et l’intrus avait craint que la mission ne se complique. En un sens oui, mais au final, non.
Le capitaine Dorne était mort, et le Prétorien tenait dans sa main gantée de métal les papiers qui lui permettraient de remonter la piste. Il restait encore beaucoup à faire, mais justice avait été rendue ici.
Il contempla encore la maison en feu et repensa à sa femme. Cela faisait longtemps qu’il avait fait son deuil et que la colère ne lui brûlait plus le cœur. Sa famille était en sécurité maintenant. Tout comme le capitaine Dorne. Le sommeil n’est pas un lieu sûr.
La mort, si.[/SPR]
[SPR]« Le sommeil n'est pas un lieu sûr. »
C'est un vieil adage que tout militaire avait entendu au moins une fois dans sa carrière, pour peu qu'il ait dépassé le seuil de l'académie Impériale. A partir de ce même seuil, il se trouvait en effet toujours quelqu'un pour le lui rappeler. L'instructeur d'une séance d'entrainement. L'officier de quart pendant une veillée. Le plus souvent les camarades, que ce soit avant, pendant ou après la relève. Le tout étant bien sûr appuyé par diverses techniques, allant du sermon au fouet. La plus marquante restait certainement la tradition consistant à retirer les vêtements de l'imprudent assoupi, les brûler dans le brasero ou le feu de camp le plus proche et le laisser rentrer honteusement dans ses quartiers.
Et si malgré tout cela, l'inconscient n'arrivait toujours pas à mettre en pratique ce principe, il n'était pas rare qu’un ennemi ou qu’une bête sauvage lui accorde un dernier rappel, lequel s’avérait malheureusement plus que définitif.
En revanche, ce que l’on n’avait jamais dit au capitaine Dorne, c’est que ce principe s’appliquerait encore bien longtemps après sa sortie de l’armée. Des semaines, des mois, des années et toutes les nuits du restant de sa vie cette phrase s’imposerait à lui. Et y compris cette nuit.
Cette nuit-là, comme pendant tant d’autres, Dorne se réveilla dans un sursaut, les yeux ouverts, les oreilles attentives et une soudaine prise de conscience qui submergea le reste. Il prenait conscience qu’il ne voyait rien parce qu’il faisait noir comme dans une tombe. Qu’il avait le cœur battant et que son souffle trop court lui faisait mal. Mais surtout, pire que tout, cette conscience lui murmurait qu’il s’était endormi !
Or on le sait, et Dorne le savait, le sommeil n’était pas un lieu sûr. Et cela faisait trop longtemps que Dorne avait perdu toute sensation de sécurité. Alors qu’avant le sommeil lui était doux, aujourd’hui il n’était plus que cauchemars. Evidemment Dorne ne se faisait aucune illusion sur la nature du mal qui le poursuivait depuis des années. Ce mal, c’était sa conscience. Sa conscience qui lui rappelait, inlassablement, invariablement, cette autre nuit. Cette désastreuse nuit à laquelle il ne voulait surtout pas penser. Et pour justement ne pas y penser, il repoussa les draps et se leva de son lit.
La maison avait eu le temps de refroidir depuis le coucher du soleil et c’est en frissonnant que le vieillard alluma sa bougie. Il enfila sa vieille veste d’officier, dont le velours avait décoloré par endroit et dont il manquait la moitié des boutons, mais qui lui avait toujours tenu chaud, que ce soit durant les soirs de veillée ou pendant ses quarts de nuit, en mer…
Non, pas la mer ! Ne pas penser à la mer, aux grincements des navires qui attendent dans la nuit ! Ne pas penser à cette nuit !
Dorne secoua la tête pour mieux mélanger ses idées et se dirigea vers la salle d’eau. La lueur de la bougie tremblait sur les murs au rythme de ses pas et c’est à tâtons que le vieux soldat trouvait son chemin dans les couloirs de pierre.
La maison était ancienne. Isolée, reculée, perchée dans la montagne, aussi loin que possible de l’océan. L’ancien capitaine l’avait acquise avec sa pension d’officier supérieur quand il avait quitté la marine. Il l’avait choisi ainsi perdue parce qu’il l’était peut-être lui-même… D’ailleurs personne n’habitait avec lui. Tout d’abord parce qu’il le voulait bien, mais surtout parce que cela faisait longtemps que le vieil homme n’était plus de bonne compagnie. Son comportement brutal, imprévisible, l’avait rendu invivable.
Pourtant même s’il ne risquait de réveiller personne, il se déplaçait aujourd’hui dans un silence presque religieux. Un silence craintif. Il traversa ainsi l’étage, passa une porte et s’aspergea abondamment le visage avec l’eau du récipient qui se trouvait derrière. Puis il resta un moment à contempler son reflet liquide, ses traits fatigués et ses cheveux devenus gris et rares. Enfin il reprit en main sa bougie et repartit vers sa chambre.
Il retraçait son chemin dans le corridor quand un détail attira son œil en passant devant un autre seuil. Cela n’avait duré qu’une seconde, un rapide reflet de sa bougie qui lui avait été renvoyé. Il s’arrêta pourtant et fit un pas en arrière en élevant la flamme pour mieux regarder dans la pièce.
Il ne vit d’abord rien, mais dès que son œil s’habitua à l’obscurité, il sentit comme un vide aspirer sa poitrine. Son poing se serra sur la bougie qui se brisa en deux et dont la flamme alla s’écraser sur le dallage. Le mouvement d’ombre qui se produisit avant que la flamme ne s’éteigne brutalement contre le sol libéra un cri de terreur chez le vieil homme qui se précipita dans le couloir.
Il bondit dans sa chambre qu’il traversa en gémissant de peur pour se jeter sur son pistolet à silex et se retrancha au fond de son lit en braquant l’arme vers la porte.
D’abord il ne se passa rien.
Rien que le silence à peine perturbé par la brise nocturne dans les volets. Dorne porta une main à son cœur et la retira aussitôt en sentant son rythme déchainé. Cette fois avec des doigts tremblants, il tenta d’allumer une nouvelle bougie mais chaque éclair de son briquet à silex lui évoquait des images d’explosion, de bouches de canons crachant du feu et des flammes qui s’élèvent, partout. De ces images naquirent les sons qui lui déchirèrent le cœur. Les détonations, les cris de guerres, les cris de douleurs.
Rien de tout cela n’était réel, il le savait. Mais il sentait à travers son angoisse la crise qui arrivait sans qu’il puisse l’arrêtait, et il en avait peur. Il avait peur d’avoir peur. Il aurait tant voulu pouvoir dormir, se sentir en sûreté. Mais pour lui comme pour ceux qui étaient morts durant cette nuit dont le souvenir le tourmentait, le sommeil n’était pas un lieu sûr.
Sa bougie à peine allumée, il se précipita à sa fenêtre comme pour s’échapper et ouvrit d’un coup les battants et les volets et se retrouva face à la lune. Et il sanglota devant ce spectacle. Un croissant de lune fin comme un sabre. La nuit qu’il vivait lui offrait la même lune qui avait éclairé la nuit qu’il fuyait.
Alors la crise le submergea.
Ça avait été une nuit comme celle-ci, sombre et douce. Le jeune Dorne avait mené son navire à la tête de l’escadre partie secrètement en mission. Ils ne connaissaient pas leur destination. Lui, ses hommes, ses marins et ses soldats, ne faisaient que suivre les ordres. Seul l’amiral savait, au début tout du moins. Ils savaient seulement qu’ils devaient châtier les traîtres à l’Empire. Eliminer la pourriture qui s’était infiltrer chez eux et qui les menacer tous. Détruire ceux qu’ils avaient cru leurs protecteurs : les Prétoriens.
Alors quand ils étaient enfin arrivés près de l’île, ils avaient éteint les fanaux de leurs navires et avaient jeté l’ancre en silence face au seul village. Accroché au rebord de sa fenêtre, Dorne voyait le souvenir de l’île au loin se dessiner. Une terre paisible au cœur de l’Empire. A l’époque, il s’était attendu à une forteresse, un bastion ou une flotte de guerre. Mais sur l’île, aucune muraille, aucun fort ni aucun navire de guerre. Seulement des maisons et des navires de pêche.
Alors il avait compris. Ce n’était pas des guerriers qu’ils étaient venus affronter. C’était leurs familles. C’étaient des femmes, des enfants, tous tombés en disgrâce par la traitrise de leurs époux et pères. Mais l’horreur avait tout de même saisi Dorne tout comme elle le tenait enserré maintenant. Il s’arracha de sa fenêtre pour se blottir en tremblant contre le mur et dans le même mouvement la bougie alla rouler sur les rideaux en tissu.
Les mots de cette nuit lacéraient l’esprit de Dorne. Il se souvenait de ceux qu’il avait lui-même prononcer pour demander des explications. Puis ceux de son amiral, de son supérieur qui lui rétorquait que toute l’engeance des traîtres devait être détruite. Que c’était nécessaire. Dorne n’avait pas osé lui répondre, sinon pour dire ce qu’il pensait d’attaquer des gens en pleine nuit, en plein sommeil. Et la réponse de l’amiral, qu’il voyait encore amusé de son bon mot, ironisant qu’un clan de guerrier devait le savoir plus que quiconque : le sommeil n’est pas un lieu sûr.
Les sabords s’étaient ouverts sans un bruit et les canons étaient sortis pour attendre l’ordre de Dorne. Et Dorne avait donné l’ordre. Le tonnerre de la poudre jeta sur ses pieds le vieil homme dans sa chambre et les flammes qui dévoraient déjà le rideau s’élevèrent en même temps que les incendies dans le village.
Alors s’étaient élevés les cris. Les hurlements de terreur déchiraient les tempes du vieil homme qui restait tétanisé devant les flammes qui maintenant s’étendaient au plafond de la pièce, léchant la structure en bois. Incapable de réagir comme il en avait été incapable à l’époque de son souvenir, il ne voyait que ce village qui se transformait en une plaie incandescente dans la nuit, et sur laquelle fondaient les chaloupes mises à l’eau.
Pour la mise à mort.
Les mains désespérément, inutilement plaquées sur ses oreilles, Dorne regardait le couloir qu’il avait fui plus tôt. Tout en le dévorant, sa conscience lui murmurait que là se trouvait son jugement, et Dorne la croyait parce qu’il l’avait vu, il en était sûr, ici et maintenant. Il avait vu le reflet de l’armure, l’armure des Prétoriens dont il avait fait tuer femmes et enfants. Qu’il avait tué tout court. Il en était sûr et il en pleurait.
Mais sortant sans vraiment y faire attention de sa chambre en flamme, Dorne suivit la fumée qui semblait l’emportait dans le couloir. Les cris continuaient à résonner, comme ils avaient continué à le faire quand il avait marché dans les cendres de l’île. Il n’était rien resté du village. Justes des ruines et des corps qui finissaient de se consumer. En passant de pièces en pièces, chacune commençant à être une à une entamée par l’incendie, il voyait encore ses soldats dans leur déshonneur, ceux qui riaient, ceux qui vomissaient de dégoût ou ceux qui continuaient leur travail comme s’il en restait encore. Lui-même n’avait plus su quoi faire, et à partir de ce moment, le sommeil n’avait plus jamais été un endroit sûr.
Toussant à cause de la fumée ou à cause de la douleur, le corps parcouru de spasmes, le vieux capitaine tomba dans la cuisine. Au milieu des ténèbres de la fumée, il crut discerner le reflet qu’il avait craint tous les jours de sa vie, les derniers étant les pires. Entre deux sanglots, il réussit à murmurer un mot à l’armure qui se dressait dans la fumée devant lui : « pardon ». Et il demanda aussi pardon à tous ces morts qui le fixaient tout autour.
Même s’il n’avait jamais vraiment espéré qu’on lui pardonne. Comment aurait-on pu ? Lorsque la purge des Prétoriens s’était achevée, le capitaine Dorne avait demandé sa mise à pied, et on la lui avait donnée. Une retraite anticipée pour « services rendus », qu’ils avaient dis. C’est ainsi que l’on traduisait « faire le sale boulot » à présent dans l’armée. Des « services rendus ». Combien de fois en avait-il vomi de honte et de dégout ? Mais il faut bien boire la coupe que l’on s’est soi-même versée, et Dorne avait donc ramassé son argent et était allé se terrer ici. Dans une maison qui aujourd’hui brûlait, comme par un juste retour des choses.
En fait, en y réfléchissant, il avait toujours su que ce jour, ou plutôt cette nuit, le rattraperait.
Misérablement prostré au sol, aucune réponse ne lui vînt d’aucune part. Aucun mot, aucune absolution. Aucun pardon. Seulement le craquement de plus en plus insistant des flammes. Après tout, ce dit-il, c’était sans aucun doute trop demandé. Il ne méritait pas de pardon, et lui-même ne se l’étant jamais accordé, ce n’était pas aujourd’hui que quelqu’un d’autre le lui donnerait. Dorne avait toujours cru en la justice, et mourir lui paraissait juste. Il n’avait simplement jamais eu le courage de le faire plus tôt.
Et finalement, alors que les ténèbres l’entouraient en même temps que son souffle s’éteignait, il lâcha prise sur tout. Agonisant vers son dernier sommeil, seul lui resta un dernier sentiment, la vieille peur du soldat quand il se sent dériver. Celle du sommeil, parce que jusqu’au bout le sommeil n’a rien de sûr. Il aurait pu lutter une dernière fois, mais il n’en avait plus la force. Une dernière suffocation lui restait avant que Dorne ne s’éteigne.
Et il s’éteignit.
Et la fournaise acheva de fondre sur lui et ses souvenirs.
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Dans la nuit d’automne, le Prétorien regarda la maison qui achevait de se consumer entièrement. Il n’était pas venu pour ça, même finalement la tournure qu’avait prise cette nuit ne lui déplaisait pas. Bien au contraire. Le Prétorien savait qui était Dorne et il savait ce qu’il avait fait. C’était pour cela qu’il était ici.
On avait vendu, traqué, exterminé l’Ordre Prétorien et quelqu’un avait organisé ça. Pas Dorne. Dorne n’était déjà à l’époque qu’un misérable qui ne faisait que suivre les ordres. Mais il tenait ces mêmes ordres d’autres personnes. C’étaient ces personnages-là qu’il fallait retrouver, et c’est pourquoi le Prétorien s’était rendu dans le bureau de Dorne plutôt que dans sa chambre. Certes le vieux capitaine l’avait surpris, et l’intrus avait craint que la mission ne se complique. En un sens oui, mais au final, non.
Le capitaine Dorne était mort, et le Prétorien tenait dans sa main gantée de métal les papiers qui lui permettraient de remonter la piste. Il restait encore beaucoup à faire, mais justice avait été rendue ici.
Il contempla encore la maison en feu et repensa à sa femme. Cela faisait longtemps qu’il avait fait son deuil et que la colère ne lui brûlait plus le cœur. Sa famille était en sécurité maintenant. Tout comme le capitaine Dorne. Le sommeil n’est pas un lieu sûr.
La mort, si.[/SPR]