DeletedUser
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C'est la suite du roi minotaure, que je vous conseille de lire afin de comprendre quelque chose.
Si vous n'avez pas envie de le lire, ou que vous ne vous souvenez plus de tout ce qui s'y passe, voici un résumé de l'épisode précédent :
[SPR]Dans un monde où l'on peut influencer la réalité grâce à son esprit, via la maitrise de l'onirisme, un roi est fait prisonnier d'un labyrinthe lors d'un coup d'état. Pour le sauver, la reine se sacrifie et transporte son esprit dans le corps du dernier soldat loyal au roi, le capitaine Elthalion. Deux esprits dans un corps, ne s'entendant pas toujours très bien, se rendent donc dans le labyrinthe pour y délivrer le roi. Ce dernier parvient à transférer son propre esprit dans le corps du gardien du labyrinthe, le Minotaure, acquérant l'habilité de contrôler les labyrinthes.
Lorsqu'ils quittent enfin le labyrinthe, ils se rendent compte qu'ils ont été transportés 40 ans dans le passé et bien loin de leur royaume. A cette époque, le sinistre empereur Dragon Arrihere règne sur Indrianée et prévoit d'envahir les cités de Falaï. Désirant lutter contre cette menace qui pourrait un jour atteindre son royaume, le roi Minotaure se rend auprès des cités querelleuses dans le but de les unir et de repousser l'invasion. Mais il découvre une menace tout aussi grande : le Dieu Doré, un seigneur à la puissance imaginaire colossale, fourbit ses propres plans. Entrainé dans un noeud complexe d'intrigues, le roi Minotaure s'allie à la cité de Vestiaire et du Lumineux, afin de couper court aux plans du Dieu Doré.
Au cours de la bataille d'Oriatia, la coalition menée par le roi Minotaure repousse l'empereur Dragon, mais se fait vaincre par le Dieu Doré. Le roi Minotaure entend alors utiliser la science des labyrinthes et leur pouvoir temporel pour retourner dans son pays et empêcher le coup d'état. 40 ans plus tard, il comprend que celui ci a été orchestré par l'empereur Dragon, et le combat une nouvelle fois. Arrihere est cependant tué par le Dévoreur, une créature de cauchemar que le roi Minotaure avait combattu dans une des cités querelleuses. Le roi l'enferme alors dans un labyrinthe, espérant l'avoir bannie à jamais du réel.
Les Seigneurs des Labyrinthes commencent à ce chapitre du roi minotaure. Drume, un homme ayant voué sa vie à traquer le Dévoreur et ayant sauvé la vie du roi Minotaure, s'apprête alors à combattre son ennemi, pendant que le roi s'enfuit de la cité volante de Shive.
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LIBÉRÉ DU LABYRINTHE
[SPR]
L'idée de Moody est pas mal, j'ai divisé le chapitre en pages pour faciliter la lecture.
P1
[SPR]… les regarda partir. Le vent qu’expulsait par blocs compacts le volcan – ou le venlcan devrait-il dire - faisait tanguer leur embarcation, ce petit dirigeable qui semblait bien frustre et désemparé face à la puissance du souffle venlcanique. Il vérifia qu’ils étaient sortis sains et saufs du rayon d’action du venlcan. Leur course erratique jusqu’alors se revêtit d’une confortable douceur, l’aéronef se laissant enfin porté par des vents calmes permettant une manœuvre moins chaotique. Ils n’étaient pas des professionnels du pilotage mais il dut reconnaitre qu’ils se débrouillaient bien.
Drüme se détourna de l’embarcation volante qui emportait le roi Minotaure et le capitaine Elthalion – la reine dans sa tête. Il y avait dans la ville suspendue dans les airs de Shive, toute une petite armée d’assassins et d’espions qui ne demandaient qu’à filer les poursuivre. Il était nécessaire de leur donner le temps de s’enfuir et pour ça, une diversion s’imposait.
La plus élémentaire des précautions fut de vérifier que sa propre nacelle de secours était prête. Un petit dirigeable avec ailerons et ballon uniplace, semblable à celui qu’il avait donné au roi. Il le cacha derrière des caisses et une bâche et lâcha un petit rire satisfait. Il se saisit ensuite des diverses boites qu’il avait laissées par terre et les accrocha dans son dos. Il partit dans un trot tranquille et silencieux remplir sa mission.
Les alentours étaient déserts. Son combat avec le Dévoreur n’avait pourtant pas été des plus discrets. Ses comparses assassins étaient-ils déjà tous partis ? Il était peu probable qu’ils aient remarqué la fuite de leur cible ; le roi Minotaure. Sans doute s’entretuaient-ils dans quelque coin d’ombre, pour passer le temps.
Shive était une cité de toile et de ballons plein de gaz, suspendue au-dessus d’un volcan qui, foin de lave, expulsait en permanence du vent. De grosses bourrasques qui maintenaient l’assemblage gracieux d’osier de la ville en l’air. Le feu prenait mal, parmi ces rues constamment en courant d’air. Au lieu de s’attiser, les flammes étaient soufflées dès les premiers instants. Mais Drüme avait dans ses boites une espère particulière de feu, du feu imaginaire qu’il avait lui-même inventé en arrivant, et il ne comptait pas faire bruler la première maison de papier venue.
Non, il déposa les explosifs dans un entrepôt à gaz, après en avoir estourbi les gardes. Comme les flammes étaient de lui, elles ne répondaient qu’à sa volonté. Il attendit de s’être éloigné de l’entrepôt pour leur ordonner mentalement de se libérer de leur prison de bois et de ravager les containeurs qui les environnaient.
L’explosion, à son goût, fut magnifique. Un cyclone de couleurs vives qui pulvérisa l’entrepôt et plusieurs bâtiments alentours, creusant une brèche immense dans le plancher d’osier par laquelle le vent du venlcan s’engouffra en hurlant de plaisir. Les flammes imaginaires, étourdies par le gaz qui les portait, grimpèrent dans le ciel en une tornade furibonde, véritable colonne de feu désordonné grillant tout ce qu’elle rencontrait.
Plusieurs ballons rattachés à la ville qui maintenaient son assiette disparurent dans de nouvelles fleurs voraces, projetant alentour des flammes qui s’impatientèrent bien vite à l’idée de ronger le reste de cette ville malheureuse de toile.
La panique submergea les habitants, avec leurs ridicules petits chapeaux ronds et leurs robes que le vent rendait bouffantes. La plupart plongèrent dans le souffle du venlcan afin de s’échapper de leur ville condamnée, profitant de leur maitrise de l’air pour voler tels des oiseaux apeurés. D’autres à l’instinct plus responsable se précipitèrent vers les valves qui contrôlaient le flux venteux qui parcourait la ville afin de le rediriger vers les flammes, dans l’espoir qu’un vent brutal les éteindrait. [/SPR]
P2
[SPR]Plusieurs dirigeables quittèrent leurs aérogares sous les cris et les suppliques de ceux qu’ils laissaient en plan. Passant presque inaperçu parmi ce chaos vite répandu, Drüme retourna à son canot de sauvetage. Il espérait causer une simple diversion, mais le feu et les explosions des ballons plein de gaz avaient dépassé ses prévisions, et c’était une ville toute entière qu’il était en train de détruire. Mieux valait rapidement mettre les voiles.
Une sensation désagréable l’étreignit alors qu’il revenait à l’endroit où il avait quitté le roi Minotaure. Le vent soufflait en crisant par l’ouverture qui avait avalée le Dévoreur. Ce trou béant expulsait bien plus que de l’air. Il crachait des vapeurs malsaines, des effluves fétides qui rendaient l’onirisme nauséabond.
La toile se tendit, quelques lattes de bois craquèrent. Une main noircie et encore fumante planta ses doigts squelettiques dans le tissu qui commença à se déchirer, et une autre chercha à tâtons une prise plus correcte.
__ Ah ! Hum… fit une voix en provenance du trou.
Le sang de Drüme se glaça, son visage devint livide. La surprise mêlée à l’horreur l’empêcha de réagir, et bientôt un homme au corps ravagé par un explosif s’extirpa maladroitement de l’ouverture pour ramper pitoyablement sur le plancher. Il se releva en vacillant, ses vêtements brûlés et ses muscles calcinés, encore saignant.
Drüme avait cru pouvoir se débarrasser du Dévoreur en faisant exploser le plancher sous lui, le laissant tomber dans le vide, mais la créature avait dû, d’une manière ou d’une autre, réussir à se faire porter par le vent violent jusqu’à son point de chute.
Une brume noirâtre enveloppait le monstre à l’apparence humaine. C’était un vampire immortel et quasiment increvable, mais d’une espèce bien particulière puisqu’il ne suçait pas le sang de ses victimes, préférant aspirer l’imaginaire qu’elles dégageaient. Les armes tant physiques qu’inventives n’avaient que peu de prises sur lui. Rares étaient ceux qui avaient déjà réussi à vaincre un vampirique – un vampire onirique – et Drüme comptait bien être parmi ceux là. Mais cela faisait plus de dix ans qu’il traquait ce Dévoreur, depuis son continent natal d’outre-mer, et malgré tous leurs affrontements dont il n’avait réchappé qu’avec justesse, il n’était jamais parvenu à infliger de sérieux dommages au monstre. Tout au plus avait il réussi à l’enfermer et à l’affamer quelques jours, quelques semaines. Et pour quel résultat ! Plus le Dévoreur avait faim, plus il était dangereux. La faim lui faisait perdre sa cohérence humaine, cette enveloppe qu’il se donnait pour tromper ses victimes, et lui rendait sa véritable apparence : un nuage de cauchemar condensé, centrifugé. Le Dévoreur, c’était l’anti-rêve par excellence, le prédateur ultime de la race humaine.
Il était de son devoir de triompher, de le vaincre.
Quand bien même il savait qu’il allait perdre.
Ce n’était pas une question de confiance en soi ou de pessimisme. C’était un fait établi, un avenir tracé. Il mourrait aujourd’hui, des crocs nébuleux du Dévoreur. Sa longue quête s’arrêtait là. Il n’y pouvait rien. Un vieil ami lui avait montré qu’on ne pouvait pas lutter contre le destin. Mais il se consolait en se disant que d’une certaine façon, dans l’avenir, il aurait encore un rôle à jouer.
Pour l’heure, il s’agissait de combattre une dernière fois, par honneur. Il sorti la lame qu’il avait réservé pour ce jour. Forgée dans les turbultes de la novaonirique qui rongeait le cœur de son pays natal, c’était une dague telle qu’il n’y en avait pas d’autre au monde. Son métal était un alliage de particules de cauchemar et de rêve, cimenté par les flammes imaginaires en provenance du centre même du monde. Cette arme était l’accomplissement même d’une vie de traqueur, il en était fier. Si on devait pouvoir blesser un vampirique, alors ce ne pouvait être qu’avec une lame créée à partir du cadavre du plus illustre des leurs, le seul dont on puisse attester la mort. [/SPR]
P3
[SPR]De la brume noire s’échappait des blessures de l’enveloppe du Dévoreur. Il était resté là, à contempler son adversaire d’un air stupidement béat, les bras ballants. Il marmonnait pour lui-même des propos incompréhensibles, fronçait les sourcils et ouvrait soudainement la bouche, comme surpris par quelque chose de spontané, alors que rien ne s’était produit. C’était cette inconsistance qui rendait le Dévoreur si dangereux : son imprévisibilité. Les êtres humains pouvaient se trahir de milles façons, un geste infime qui démontrait qu’ils allaient bientôt attaquer. Mais le Dévoreur baillait, le regard vide, n’esquissait jamais le moindre mouvement, ou alors sans conséquences, se contentant de se gratter le menton d’un air distrait.
Pour beaucoup, les vampiriques n’étaient doués d’aucune intelligence, n’agissant que par pur instinct, le simple besoin primaire de se nourrir d’imaginaire. S’ils adressaient le moindre propos, c’était presque par réflexe de leur enveloppe charnelle, une subsistance musculaire de leur hôte humain. Et s’ils semblaient complètement déphasés par rapport à leur environnement, c’est qu’ils n’étaient pas naturellement ancrés dans le réel. Êtres de cauchemar, ils appartenaient au monde de l’onirisme dont ils étaient inexplicablement sortis. Pour demeurer dans le réel, ils étaient contraints de s’emparer d’un corps humain, dont ils rongeaient lentement la matière, jusqu’à ce qu’inutile, ils doivent en prendre un autre.
L’enveloppe du Dévoreur arrivait manifestement en fin de vie. Un de ses doigts tomba en cendres, sans qu’il n’y prête attention. Derrière lui, Shive continuait de bruler.
Drüme attendait. Il se trouvait à cinq mètres du Dévoreur, une distance de sécurité suffisante pour s’écarter en cas d’attaque de ce dernier, mais trop importante pour lui porter rapidement un coup au corps à corps. C’était au Dévoreur de frapper le premier.
__ Oh… fit il comme s’il avait compris les pensées de l’assassin.
Et il attaqua. Son corps convulsa, des bulles noires gonflant sa peau décharnée, et le nuage de cauchemar qui composait son être fondamental suinta de tous ses pores. Il se regroupa jusqu’à former comme neuf tentacules, ou bien neuf crocs qui l’entouraient à la manière d’une plante carnivore ouverte prête à se renfermer sur sa proie.
L’air autour de lui vibrait. C’était la conséquence première d’un choc imaginaire. Lorsque le monde onirique prenait pied dans le réel et tentait de le modifier, l’univers réagissait en tressautant localement, comme pour protester, phénomène qui se traduisait pour l’œil humain en une vibration déconcertante.
Drüme s’élança contre le Dévoreur au moment même où ses crocs se refermaient sur lui. Il fut, l’espace d’un instant, plus proche de son ennemi juré qu’il ne l’avait jamais été. Il lui faisait face, le visage à quelques centimètres du sien, il voyait ses yeux vides écarquillés en une parodie de terreur, et sa bouche entrouverte dans un simulacre de surprise. Il lui enfonça profondément la lame dans le corps, là où il désirait que se trouvât son cœur.
Le Dévoreur implosa.
Shive explosa.[/SPR]
P4
[SPR]Les plus gros ballons qui portaient la ville venaient d’être consumés par les flammes. Les trois-quarts de la cité suspendue se réduisirent en confettis. Seules quelques plateformes qui s’étaient détachées et éloignées à temps furent sauvées. Le Dévoreur ne se trouvait pas sur l’une d’entre elles.
Son enveloppe humaine s’était désagrégée, le ramenant à l’état de nuage de cauchemar qu’il était à l’origine. Puis le souffle de la déflagration le balaya.
Les vampiriques, tout immatériels qu’ils fussent, ressentaient la douleur.
Le Dévoreur hurla. Une plainte inhumaine, inconcevable, inimaginable. Nul son audible par les oreilles humaines ne pouvait s’en rapprocher.
Le souvenir de cette douleur s’imposa à lui, inexplicablement. Il s’écroula contre un des murs noirs et se pris la tête entre les mains. Il gémit doucement, comme un enfant terrorisé. Il grogna quelques cris lugubres, batailla pour se relever.
Il se trouvait dans un couloir étroit, de deux mètres de large pour trois de haut, aux murs uniformément d’un noir brûlé, suintant. C’était sa prison, le labyrinthe, où le roi Minotaure l’avait enfermé, quarante ans après les évènements de Shive. La chose l’avait bien trop surpris, avait été trop spontanée pour lui, tel qu’il n’avait su comment réagir et avait regardé avec étonnement les murs se dessiner autour de lui et l’avaler dans une prison imaginaire.
S’il avait su ce qu’il en était en réalité, il aurait fait preuve d’un peu plus d’esprit combatif.
Car ce n’était pas qu’une prison, c’était une véritable torture permanente. Les couloirs du labyrinthe n’étaient qu’un alignement sans fin de pièges temporels. Tous les quatre mètres qu’il faisait, le labyrinthe l’envoyait dix ans dans le futur. Ou plutôt, il lui donnait sa forme physique du futur, prenait dix ans d’une faim intolérable en une seconde. Il était bien incapable de dire combien de temps il s’était réellement écoulé depuis son arrivée dans le labyrinthe, mais ses errements désespérés pour trouver une source de nourriture l’avaient conduit à se prendre une vingtaine de pièges avant qu’il ne comprenne qu’il était une mauvaise idée de bouger, cumulant ainsi plus de deux siècles de faim.
C’était intenable. Le Dévoreur ne vivait que pour se nourrir, et le labyrinthe était un lieu désert, vide de tout habitant. Il avait accumulé de considérables réserves en dévorant Arrihere l’empereur-Dragon, de quoi tenir plusieurs siècles sans manger.
Deux siècles environ, visiblement. Il n’en pouvait désormais plus. Il ne parvenait plus à maintenir la cohésion de son enveloppe physique. Celle-ci éclata soudain, répandant dans le couloir la masse gélatineuse de sa substance de cauchemar.
Encore une chose bien inédite, pour le Dévoreur. Libéré de son pseudo corps humain il prenait normalement une apparence immatérielle. Ce pouvait-il que deux siècles de faim emmagasinés aient pu le transformer – comme une maladie ? Il n’était pas sain de rester plus longtemps dans cet environnement funeste, mais il redoutait les pièges qui constellaient les couloirs, redoutait qu’un faux pas terrible lui inflige dix années de faim supplémentaires. Il avait bien tenté de détruire les murs, mais ils étaient demeurés imperméables à ses assauts. Ils avaient beau être tissés d’imaginaire, il ne parvenait pas à s’en sustenter. Et cela faisait longtemps qu’il avait goulument respiré tout l’air que contenait cette partie du labyrinthe, où il s’était effondré, terrassé.
La fin pour le Dévoreur semblait proche, mais il lui était impossible de concevoir une idée telle que la mort – du moins se rapportant à lui. La conscience qu’il avait de lui-même se limitait aux sensations de base qu’étaient la faim et la douleur. Aucune autre ne venait troubler le chaos de ses pensées.
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P4
[SPR]A part les souvenirs diffus des personnes qu’il avait consommées. Dans un effort de réflexion qui ne lui ressemblait pas, et uniquement motivé par le désespoir que suscitait sa faim, il fouilla dans les lambeaux de souvenirs qui lui restaient. Il ne restait à vrai dire, que les derniers instants de Drüme, cet humain qui l’avait harcelé et tourmenté pendant des années, et une partie considérable de la vie d’Arrihere, cet humain tout aussi ignoble qui avait tué un vampirique. Aucun d’eux n’avait affronté un labyrinthe ni ne savait comment se déjouer de ses pièges.
Il réussit tout de même à isoler une pensée.
La forteresse d’Indrianée. Simple château bâti au fait des falaises surplombant la mer, qu’il avait fait agrandir jusqu’à lui donner les dimensions d’une ville fortifiée, mieux à même de faire face aux menaces et de représenter la grandeur de son empire. Dans ses cours et ses salles profondes s’entrainait l’élite de son armée, les quarante mille jeunes soldats qui formeraient sa garde rapprochée et lui permettrait de soumettre Falaï.
Falaï. Ce pays incongru qui avait prospéré sur le fondement des querelles permanentes des sept cités qui le composaient : Oriatia, Noélyse, Irmine, Shive, Téhina, Selvition et Vaitiaire. Personne jusqu’à présent n’était parvenu à lui résister. Même pas l’Union des Kernels qu’il avait considéré un temps comme son plus redoutable adversaire.
Mais il avait balayé l’Union et ses cités étaient désormais siennes. Falaï en revanche, malgré tous ses efforts, continuait de l’affronter effrontément. Il hésitait à l’admettre, mais ces cités lui faisaient peur. Elles possédaient une science de l’imaginaire qui lui échappait, et malgré leur petite taille, leur puissance était considérable.
Son plus grand rival en Falaï, le Dieu doré, souverain d’Oriatia, l’inquiétait plus que tout.
Arrihere se tourna vers le général de son service de renseignement. Des centaines d’espion étaient parvenu à infiltrer les cités querelleuses. Chaque jour ils perdaient contact avec certains d’entre eux et devaient en envoyer d’autres. Il y avait une guerre de l’ombre qui se déroulait là bas, une guerre de l’information.
Le général Sourh n’était pas aussi grand qu’Arrihere, guère plus d’un mètre soixante-dix, ni aussi large d’épaules. Son armure grise lui conférait cependant une stature respectable, et son visage où se teintait un dévouement total, laissait également apparaitre les rides de sa quarantaine. Ses yeux comme ses cheveux courts étaient d’un marron banal. Arrihere en comparaison, était bien plus beau.
L’empereur-Dragon avait les joues creuses, les pommettes saillantes et les sourcils effilés, le tout donnant à son visage un caractère indubitablement tranchant. Comme son regard, noir et puissant, qui se plantait dans celui de son interlocuteur sans jamais cligner des yeux. C’était la force qui se dégageait de lui qui le rendait attirant. Et ses cheveux, dont on pouvait difficilement décrire la couleur. Celle-ci semblait changer en fonction des rayons du soleil qui, traversant la fenêtre sans vitres derrière lui, les balayaient et lui donnaient tantôt des reflets dorés, tantôt curieusement roux. Dans l’ombre, ils paraissaient simplement bruns, seule tâche de couleur chez un homme noir de vêtements et d’âme.[/SPR]
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[SPR]__ Le comportement du Dieu doré a brusquement changé, disait Sourh. Guère plus de quelques jours après que nous avons étendus nos bases jusqu’à l’ultime frontière de Falaï, ses espions se sont soudains affolés, et des messagers ont courus en tous sens, beaucoup se dirigeant vers Irmine, quelques autres vers Noélyse. Nous en avons intercepté certains.
__ Eh bien, de quoi parlaient-ils ? fit l’empereur-Dragon d’une voix rauque.
__ Le Dieu doré faisait état de la venue d’un ambassadeur d’une contrée lointaine, un certain roi Minotaure, qui désirait unifier Falaï contre vous, mon seigneur. Le Dieu doré le soupçonne d’être un Seigneur des Labyrinthes, et donc de pouvoir agir à sa guise avec ces derniers.
__ Ces témoignages sont-ils fiables ? demanda Arrihere méfiant.
__ Ce sont là les propos les plus cohérents. Ils étaient accompagnés de milles et unes choses farfelues, comme le Dieu doré sait bien le faire, des fantaisies qui n’avaient pour but que de nous cacher la vérité. J’ai retenu cette version-ci car elle corrobore nos propres informations selon lesquelles un étranger avait posé des questions dans un petit village frontalier, sur l’avancée d’Indrianée et la situation de Falaï. Le terme de « royaume Rêveur » est revenu, tant dans ce témoignage, que dans les messages du Dieu doré, qui demande notamment au Syrménon d’Irmine de chercher si ce pays existe bel et bien.
__ Avez-vous vous-même effectué ces recherches ?
__ Oui, mon seigneur, mais nous n’en avons pas encore trouvé de trace. Le continent demeure mal cartographié.
__ Il y aurait donc un homme capable de soumettre les labyrinthes à sa volonté ? Cela me parait très gros. Le Dieu doré aurait parfaitement été capable d’envoyer un homme dans ce village juste avant notre arrivée pour propager de telles rumeurs. Comment peut-on commander aux labyrinthes, ces structures sans raison ? Moi-même n’aie jamais réussi.
__ Il pourrait y avoir un lien avec le titre de cet émissaire. Le minotaure est censé être le gardien des labyrinthes. Il en est l’âme. Des légendes racontent qu’il suffit d’apprivoiser le minotaure pour dominer le labyrinthe.
__ Des légendes ! Et qui écrit les légendes ? s’énerva Arrihere. Nous avons bien cru l’espace de quelques mois, la légende qui prétendait que Falaï était en réalité une créature immense échouée sur notre continent, et dont le volcan de Shive était le trou du cul. Des dizaines de livres en faisaient mention, des vingtaines de vieillards partout dans le pays nous ont conté cette histoire. Et pourquoi donc ? Pour qu’au final la supercherie soit éventée et qu’il apparaisse que le Dieu doré avait tout inventé et payé ses agents à propager cette fausse légende. Il est tout à fait possible que cet hurluberlu cherche encore à nous faire perdre notre temps.
Le Dévoreur cessa de se souvenir. Il n’y avait ensuite plus rien qui ne l’intéressât. Selon les humains, le minotaure était la clé du labyrinthe. Il lui suffisait donc de le trouver. Il ne doutait pas de la véracité de cette légende, puisqu’il en avait eu la preuve ; l’humain à tête de taureau maitrisait bel et bien les labyrinthes.
Il ramassa sa masse gluante, rampa telle une limace, avec une infime lenteur d’abord. Il redoutait les pièges du labyrinthe, mais ne pouvait rencontrer son gardien que s’il les affrontait. A terme, c’était la mort qui l’attendait – dans son esprit elle se matérialisait comme la plus atroce des faims. Le minotaure était un individu, il devait être capable de rêver, il représentait la seule source de nourriture probable de cet enfer quadridimensionnel. Il était donc prêt à souffrir un peu, quelques siècles de famine supplémentaires s’il le fallait, si le résultat était sa délivrance.[/SPR]
P6
[SPR]Il en aurait salivé, s’il l’avait pu. Rien ne lui avait jamais paru aussi alléchant, que ce fameux minotaure. L’envie le fit tressauter, et il accéléra. Une première douleur se fit sentir, lorsqu’il passa sur un piège lui infligeant dix années de famine de plus, mais il continua. Chaque pic de douleur l’aiguillonnait davantage, il puisait dans la souffrance une énergie nouvelle dont il n’aurait jamais pu concevoir l’existence. Il avala les distances et les couleurs comme une furie, il regroupait ce qui lui restait de sens pour renifler la présence des moindres brides d’imaginaires, et oui ! là, dans cette direction, après avoir passé plusieurs escaliers, sauté par delà une plateforme entourée de puits sans fond, comme un carillon, un tintement de cloches sublime, l’effluve formidable d’un être rêvant.
Le minotaure, imposant, ses cornes d’or touchant le plafond, ses épaules frôlant les murs, redoutable masse de muscles saillants, armé d’une épée plus longue que ses impressionnants bras, lui barrait le passage. Il leva son arme et gronda, il aurait terrifié n’importe quel être humain.
Le Dévoreur était au bord de la crise de joie. Les pièges qui s’étaient succédé sur son passage l’avaient affligé de mille ans de souffrance physique, le réduisant à une ombre informe. Le minotaure abattit son épée sur lui, le transperça de part en part sans le blesser. Le Dévoreur lui entoura le bras et se mit à le ronger. Le minotaure rugit de surprise et de sa main libre, tenta de s’en débarrasser ; en vain, il lui passait au travers, le Dévoreur étant trop réduit, trop immatériel, pour qu’il puisse s’en saisir.
Le minotaure était un produit du labyrinthe, il n’était pas humain, mais tissé d’imaginaire ; une véritable manne pour un vampirique qui en extirpa la substance onirique goulument. Le minotaure hurla, s’agita en tout sens, mais il était déjà perdu, trop tard ! dans un sursaut d’énergie, le Dévoreur l’avala complètement.
Sa masse informe se convulsa. Il assimilait rapidement cette énergie nouvelle et délicieuse. Des siècles de famine qui n’avaient certes durées que quelques années, sinon quelques heures en réalité. Mais que c’était bon de ressentir enfin de la force engourdir ses membres ! Il se tortilla d’aise.
Privé de son gardien, le labyrinthe vacillait. Il perdait la cohérence de sa structure, vibrait, s’écroulait vivement sur lui-même. Un ultime mécanisme de protection, celui du dernier espoir. Un suicide destructeur. Le labyrinthe allait se comprimer jusqu’à ne plus exister, broyant tout ce qui se trouverait à l’intérieur et qui était logiquement responsable de la mort du minotaure.
Le Dévoreur le sut en fouillant dans les souvenirs animaux et simplets de ce dernier. Il chercha la sortie avec une frénésie renouvelée. Les entrées qui débouchaient dans la Salle Dédalique du château Rêveur avaient été condamnées. Mais le labyrinthe avait besoin de porte, même la volonté du roi Minotaure n’y avait rien pu. Alors il en avait créé deux autres. Grâce aux conglomérats de mémoire restants de sa victime, le Dévoreur localisa la plus proche. Il demeurait vulnérable aux pièges mais il savait comment les éviter désormais.
Le labyrinthe grondait et se tordait dans tous les sens. Il semblait pris en pleine crise d’épilepsie labyrinthique. Les murs bougeaient d’une manière chaotique, disparaissaient mystérieusement ou bien se baladaient dans les couloirs changeants, glissant comme équipés de roues et mus d’une conscience propre. Les passages auparavant étroits s’élargissaient soudain pour prendre les dimensions de salles phénoménales, et les pièces rétrécissaient jusqu’à être aussi grande que des dés. Le temps aussi était atrocement torturé. Le passé et le présent se confondaient, faisant apparaitre des murs là où ils furent mais n’étaient plus actuellement, ou bien créant brusquement un vide indicible, témoin de ce qu’il ne resterait plus rien d’ici quelques minutes.
Guidé par l’instinct du minotaure, le Dévoreur parvint jusqu’à un rectangle de lumière. Il évita de justesse un escalier sorti tout juste du sol et qui spirallait en grésillant jusqu'au plafond. Des cubes s’élevaient par milliers alentour. Murs agglomérés, concassés, défiant les lois physiques de conservation de la masse, ils continuaient de se broyer mutuellement pour diminuer de taille, encore et encore, comme des répliques miniatures de ce qui était en train d’arriver au labyrinthe.
Bientôt, il ne resta plus qu’une salle unique. La distorsion du labyrinthe avait éloigné la porte, tel que le Dévoreur en avait gémi d’exaspération. Quelque part au plafond se trouvait la seconde porte. L’air était rempli de millions de dés gris suintants. Un étrange liquide en coulait, comme si les murs et la réalité écrasés en saignaient. La pièce tournait sur elle-même de plus en plus vite, tout en rétrécissant. C’était une vraie tornade de cubes que le Dévoreur peinait à éviter. Si les parois avaient été transparentes et qu’il y avait eu quelqu’un pour regarder, cela aurait sans doute ressemblé à une boule pleine de neige qu’un enfant aurait secoué.
Le labyrinthe fut alors si petit que le Dévoreur n’eut qu’à faire un pas pour traverser la porte. Et sa prison disparue.
Se remettre du choc de l’arrivée dans le monde réel ne fut pas facile. Il avait l’impression d’avoir été asphyxié pendant longtemps et de soudain pouvoir de nouveau respirer normalement. L’imaginaire embaumait l’air. Il s’en sentit presque grisé. Il aspira de grandes goulées. L’onirisme ploya légèrement à ce contact nauséeux.
Deux mondes se côtoyaient, imbriqués inextricablement l’un dans l’autre ; l’onirisme et le réel. Les humains étaient des créatures de ce dernier et pouvait agir dans l’onirisme par la puissance de leur esprit. Les vampiriques au contraire appartenaient au monde du rêve et ne pouvaient se maintenir dans le réel qu’en s’y ancrant d’une manière ou d’une autre ; en prenant l’être et l’apparence d’un humain, ils parvenaient à tromper l’univers qui les tolérait avec méfiance. Le plus gros de la substance des vampiriques se trouvait toujours coincé dans l’onirisme, mais comme un lien se créait qui les reliait au réel. Un canal nécessaire, vital s’ils voulaient se nourrir.
Le Dévoreur adopta donc l’apparence de sa dernière victime humaine – le minotaure ne l’étant pas – et sentit les prises du réel peu à peu se refermer sur lui, se stabiliser. Il n’était plus ce nuage nébuleux de ténèbres qui s’était extirpé du labyrinthe, mais un grand homme en armure noire et aux cheveux qui, sous les rayons du soleil, arboraient de curieux reflets roux.
Il ignorait où il se trouvait. Malgré ses yeux de pseudo-humain, il percevait globalement le monde qui l’entourait comme un vampirique ; il discernait distinctement les concentrations d’imaginaires et les vagues qui parcouraient l’onirisme consécutives d’une utilisation inventive. Lorsque les êtres pensants, comme les humains, utilisaient leur esprit pour façonner le réel à partir de l’imaginaire, ils créaient des ondes qu’eux-mêmes pouvaient parfois sentir.
C’était ainsi que le Dévoreur voyait le paysage ; des tâches de couleurs – substrats indescriptible de bleu et de violet – plus ou moins grosses selon qu’elles recelaient ou non d’imaginaire. Les êtres vivants vibraient comme des cœurs qui battent à ses yeux. Il devait en revanche s’aider de ses sens humains pour percevoir les choses inanimées, comme une roche ou un mur qui lui ferait face. S’ils contenaient des micro-organismes, ils ne rêvaient pas assez, ou pas du tout, pour qu’il le sentît.
La région était pauvre en rêve, mais riche en cauchemars. Cela le dérangeait car les cauchemars n’étaient pas très bons. Étant lui-même constitué de cauchemars, cela revenait un peu à du cannibalisme. Il allait devoir partir vers une terre plus propice à la restauration de qualité.
Il lui vint en tête le responsable de ses malheurs récents. Cet insupportable humain à tête de taureau. La haine qu’il lui inspira ne lui appartenait pas totalement. Il y avait également les souvenirs de ressentiment de sa dernière victime, l’empereur-Dragon, qui n’appréciait pas le roi Minotaure. Le Dévoreur comprenait pourquoi. Quel humain désagréable. Il lui avait fait vivre un vrai calvaire.
Il devait payer.
Ce devait être un temps propice aux souvenirs, il n’arrêtait pas de se remémorer des passages de sa vie ou de celles de ses victimes. Il lui revint en mémoire la facilité avec laquelle l’humain l’avait enfermé dans sa prison de tortures. S’il retournait auprès de lui, il risquait de subir ce sort une fois encore. Il réfléchit à ce problème. Il devait trouver un moyen de se protéger des pouvoirs de l’humain pour réussir à l’approcher et le dévorer.
Des pensées fugitives guidèrent son attention. Les images confuses d’une forteresse rongeant la mer, d’une armée d’innombrables humains prêts à mourir pour leur souverain, et d’un empire si puissant qu’il engloutissait un continent. Un empire que le Dévoreur lui-même avait privé de maitre.
Il ne tenait qu’à lui de réparer cette erreur. L’idée de légions d’humains à son service le séduisait. Tout comme la perspective de repas réguliers.
Il se mit en route dans la direction que son instinct lui soufflait.[/SPR][/SPR]
LE MAITRE D’INDRIANEE
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[SPR]…goba quelques oiseaux. Ils ne tombèrent pas comme des masses. Plutôt comme des feuilles mortes portées anarchiquement par le vent. Ils n’étaient guère plus que des tas de plumes et d’os fins, secs et flétris. On aurait dit qu’ils avaient pris en une seconde plusieurs siècles. Le Dévoreur en aurait presque compati, s’il s’en était soucié, car il savait ce que ça faisait. Mais il aimait se nourrir d’oiseaux. Ils étaient pour lui des amuses-bouches, de petits bonbons juteux dont il se sustentait non pour combler sa faim, simplement par pur plaisir égoïste. Ils portaient en eux le rêve du vol libre. Cet esprit de liberté sans limite, dans l’immensité du ciel, les caresses du vent et du soleil dans les plumes, c’était savoureux.
Le Dévoreur trainait derrière lui un paysage décharné. Il était tellement heureux d’être de retour dans un monde tangible et qui ne le menaçait pas continuellement de l’affamer, qu’il ne faisait même pas mine de contrôler son pouvoir d’absorption. Il engloutissait tout ce qui passait à sa portée, par caprice. Il prenait des forces. Il sentait qu’il en aurait besoin.
La campagne n’était pas à l’origine des plus chantantes. Son ciel se grisait des mauvais rêves de ses habitants, la terre était cendreuse, et les animaux chétifs. Les fruits semblaient pourrir sur leurs branches sans même se donner la peine d’en tomber pour nourrir le sol asséché. Les feuilles se craquelaient par manque de soleil.
Le Dévoreur n’aimait pas trop cet endroit. Il était pressé d’atteindre sa destination, qui semblait à son esprit une espèce d’eldorado, de paradis où tout irait mieux pour lui. Il avait bien essayé de monter un cheval pour y parvenir plus vite, mais son destrier s’était lentement décomposé sous lui. Sa peau avait noircie, ses muscles s’étaient nécrosés, il s’était mis à pleurer du sang, des gouttes de chair fondue suintaient de ses pores et finalement, sa colonne vertébrale avait craqué et s’était brisée. Dans un ultime hennissement baveux, le cheval était mort.
Les animaux ne semblaient pas être capables de soutenir sa présence. Il se rappelait dans les souvenirs de l’humain-dragon qu’il lui arrivait auparavant la même chose. Son esprit était trop embué de malfaisance pour que l’univers le tolère franchement, et les animaux le fuyaient, les humains se sentaient mal à l’aise en sa présence, les plus faibles vomissaient et les plus forts étaient pris d’un incomparable mal de tête. Cela avait passablement contrarié la vie de l’humain, contraint à manger une nourriture qui perdait tout goût dans sa bouche, et à se tenir éloigner de la grande partie de toute compagnie humaine, solitaire et morose. Il avait fait de son ressentiment une arme de volonté, et n’avait plus eu comme désir que la conquête qui seule comblait son âme torturée.
Arrihere avait signé un pacte avec un démon, en absorbant un vampirique pour s’accaparer son pouvoir. C’est en formant cette pensée, que le Dévoreur se rendit compte pour la première fois qu’en mangeant un humain qui avait mangé un vampirique, il avait indirectement mangé un membre de sa propre espèce. De telles choses pouvaient se produire. Celui que l’on avait nommé Grand Dévoreur ne faisait aucune différence entre vampiriques et humains quand il s’agissait de ses repas.
Devait-il à ce mélange étrange les sensations qu’il ressentait et l’effet qu’il produisait sur son environnement ?
Le Dévoreur s’interrogeait. Il réfléchissait. Il pensait à l’avenir. Autant de choses qui ne lui étaient jamais arrivées auparavant. Cette conscience de lui-même le perturbait. Jusqu’où cela le mènerait-il ?
__ Eh ! On te parle ![/SPR]
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[SPR]Ce ne fut pas tant le son qu’il perçu, que les perturbations imaginaires qui l’environnaient. Il savait depuis plusieurs kilomètres que des humains se cachaient dans les bois, sur son chemin. Leur présence n’était pas une surprise, mais qu’ils fassent attention à lui si. Leurs congénères l’évitaient, généralement. N’importe qui, même un humain, était capable de sentir le danger qu’il représentait. Il examina avec curiosité les schémas inventifs que ces humains s’étaient appliqués sur eux-mêmes. Ils s’étaient voulu plus forts, plus courageux, sans peur et sans pitié. Leur esprit courbait donc légèrement la réalité autour d’eux pour se conformer à ce schéma simplet. Il nécessitait beaucoup de concentration et de maitrise de soi. Ils étaient forcés d’agir vite, sous peine de s’écrouler, épuisés.
Et voila que le voyageur continuait son chemin sans faire mine de les remarquer.
Ils étaient six, des déserteurs, des criminels condamnés mais échappés, des hommes qui avaient tout perdu et vivaient au jour le jour. Ils étaient pauvres, miteux, revêtaient des loques et brandissaient des épées que n’aurait jamais portées un soldat digne de ce nom. La barbe noire ou brune, crasseuse, leur mangeait à tous les joues ; cela leur donnait un air plus effrayant, de même que leurs cheveux hirsutes graisseux. Ils souriaient, dévoilaient leurs dents jaunes et les espaces manquants entre. Ils arboraient fièrement leurs cicatrices qui les désignaient comme des survivants.
Tout cela, le Dévoreur n’en avait bien sûr cure. Ce qu’il voyait par-dessus tout, c’était la trace de leur esprit. Ils portaient tous la marque d’une profonde désillusion. Nombre de rêves déçus, les cauchemars qui hantaient leurs nuits. Toujours cette bride d’espoir que leur vie s’améliore, que quelque chose change et que tout devienne mieux. Ils rêvaient sans se l’avouer entre eux, d’une maison et d’une famille, d’une vie tranquille et d’un travail simple. Mais c’était un rêve si profondément enfui en eux qu’ils n’en avaient peut être eux-mêmes pas connaissance. Ils l’avaient rejeté comme impossible, honteux. Ils en étaient venus à haïr les gens qui menaient cette vie qui leur était refusée, et avaient déjà brûlé par jalousie plusieurs fermes isolées, violé les femmes même enfants, et égorgé les hommes en riant.
Même aux yeux du Dévoreur, ce n’étaient pas des individus fréquentables. Ils l’entouraient alors qu’il s’était arrêté, indécis.
__ Qu’est ce que t’es, avec ton armure ? grogna le grand qui lui faisait face. Un déserteur ?
Il avait la peau basanée et flétrie, recouverte de poils, les yeux noirs méfiants, portait un vestige de cotte de mailles et une lame rouillée. Sa jambe gauche était sommairement bandée d’un tissu sale déchiré, sur lequel s’étalait une tâche de sang séché, et qui avait l’air de lui faire mal. Il s’appuyait davantage sur sa droite.
__ Hum… répondit le Dévoreur.
Il se demandait quoi faire de ces humains. Il n’avait pas assez faim pour voir l’intérêt de les avaler. Et ils ne semblaient pas assez bons pour qu’il le fasse par pur plaisir. Il y avait assez d’humains dans la région pour qu’il n’ait pas à les embarquer avec lui comme réserve de nourriture.
Il repensa à l’humain à tête de taureau qui l’avait enfermé dans sa prison de torture. Il ne pouvait pas lutter directement contre lui. Il lui fallait l’aide d’autres humains. Qui sait s’il ne le rencontrerait pas en chemin ? Ces humains pourraient lui servir de gardes du corps.
Il se concentra pour retrouver l’usage d’une parole cohérente. Les bandits avaient hésité, parce qu’il portait une grande armure noire, qu’il avait un visage peu accommodant, et que l’air autour de lui se distordait bizarrement. Ça ne présageait rien de bon.
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[SPR]__ Servez-moi, dit-il de sa voix rauque. Ou mourrez.
__ Quoi ? Tu rêves connard… répliqua l’homme en face de lui.
L’univers vibra, se brisa comme du verre. Une trainée noire filtra du bras droit du Dévoreur, s’étira comme un serpent de ténèbres et transperça le bandit. La terre autour de lui bouillonnait. L’herbe et les plantes avaient noirci et s’étaient répandues en cendres. Les insectes grésillaient, carbonisés. Une brume verdâtre, nauséabonde, s’élevait. L’homme hurlait, dévoré de l’intérieur par la lance de cauchemar qui lui tiraillait les entrailles. Le sévisse sembla s’éterniser. Les autres hommes le contemplaient, tétanisés, livides. Ils n’osaient pas faire l’effort de comprendre ce qui se passait, de peur que la réalité soit pire encore que ce qu’ils imaginaient. Ils n’osaient rien imaginer en réalité. Cela aurait pu effectivement se produire.
La victime se desséchait. Le sang et la vie quittaient sa peau. Ses yeux devenaient vitreux. Son esprit était aspiré dans le néant de son bourreau. Le Dévoreur restait impassible. Il ne resta bien vite plus qu’un sac d’os et de peau, qui tomba, dans un bruit de tissu râpeux. Le vampirique se tourna vers les cinq autres.
__ Servez-moi ou mourrez, répéta t-il sur le même ton, comme si rien ne s’était passé.
Le plus jeune s’écroula par terre. C’était celui qui présentait physiquement la meilleure allure, avec ses cheveux bruns en bataille, une barbe qui avait du mal à pousser, des habits trop petits pour lui déchirés et un tantinet moins de crasse et de cicatrices que les autres.
__ Mais que voulez-vous qu’on fasse ? s’exclama t-il horrifié.
Il n’osait pas lui demander qui il était. Ou ce qu’il était. Les bandits ne bougeaient pas, de peur peut être de se faire trop remarquer ou d’agir de travers, de servir à nouveau d’exemple. Le Dévoreur réfléchit encore. Cela lui avait demandé beaucoup d’efforts de trouver dans les tréfonds de ses souvenirs le vocabulaire qui correspondait, juste pour articuler ces quatre mots. Il s’activa mentalement pour en formuler d’autres.
__ Suivez-moi. Et obéissez-moi.
Et puis il avança sans plus se soucier d’eux. Il écrasa négligemment le cadavre momifié et cela décida les bandits à s’exécuter. Ils tremblaient de trouille. Ils étaient de durs à cuire, qui avaient tout vécu, mais ça… ça dépassait l’entendement. Ils avaient vu pire, en termes de mort. L’atmosphère poisseuse imprégnait cependant encore leurs esprits. Une peur et une horreur animale qu’ils ne pouvaient réfréner.
Qu’allait faire cet… cette chose d’eux ? Pourquoi avait-il besoin d’eux ? Quelle était exactement leur liberté d’action ? Où allaient-ils ?
Ils se jetaient des regards, quémandaient du soutien les uns les autres, espéraient voir dans leurs yeux le début d’une réponse, d’une solution. Devant eux, la créature cliquetait en marchant dans son armure noire. Elle marmonnait pour elle-même des propos incohérents. Les bandits n’osèrent pas lui demander la permission de récupérer leurs vivres et équipement disparate laissés dans les bois. Leur nouveau maitre avait peut être un campement plus loin. Il ne portait pas de sac, rien d’autre que son imposante masse d’acier ténébreux cliquetant. [/SPR]
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[SPR]Mais ils quittèrent les bois, ils traversèrent la campagne sur des routes terreuses, une petite rivière et volèrent une barque pour franchir un fleuve plus large. Ils s’enfoncèrent dans une autre forêt sauvage et à la tombée de la nuit, ils ne s’étaient pas arrêtés une seule fois. La créature marchait obstinément tout droit, se contenant de contourner les obstacles, increvable. Les bandits en revanche, n’en pouvaient plus. Ils suaient, respiraient bruyamment, étaient perclus de douleurs musculaires, et ils avaient faim.
L’un d’eux fini par s’écrouler. Le plus jeune, le moins aguerrit. Les autres ralentirent, ne sachant pas comment réagir. Devaient-ils l’aider ou bien l’ignorer ? Que ferait la créature, que voulait-elle qu’ils fassent ? Voulait-elle cinq esclaves ou ne se souciait-elle pas de leur vie ? Elle n’avait fait mine de s’occuper d’eux qu’à un seul moment, quand un grand brun s’était discrètement éloigné pour tenter de s’enfuir. L’armure noire s’était stoppée net, et l’avait regardé. La vie autour d’elle avait commencé à dépérir. Le bandit avait glapit et était rentré dans le rang.
Le jeune garçon tenta bien de se relever, mais ses jambes ne le portaient plus. Le désespoir l’étreignait tellement qu’il ne trouvait plus aucune raison de lutter, de vivre. Il se préparait déjà à mourir abandonné, ou bien foudroyé par la créature.
Mais elle s’arrêta. Elle se retourna pour la seconde fois et contempla le jeune bandit.
__ Suivez-moi, ordonna t-elle.
Le garçon redressa la tête faiblement, la secoua, haletant, autant par la peur qui lui nouait les entrailles que par épuisement.
__ Je ne peux pas… parvint-il à exprimer dans un souffle.
__ Suivez-moi, s’obstina son maitre.
Prit d’un courage subit, un des bandits s’interposa.
__ Il est épuisé. Tout comme nous. Nous ne pouvons plus continuer comme cela sans manger ni se reposer. C’est la nuit, il faut dormir.
De toute façon, se disait-il, si on ne s’arrête pas on va mourir. Et la mort d’épuisement et de faim est bien plus lente et douloureuse que ce qu’il pourrait me faire subir.
Le Dévoreur fronça les sourcils. Ces concepts n’étaient pas nouveaux pour lui. Il n’avait certes pas besoin de dormir mais savait très bien ce qu’étaient la faim et l’épuisement. Il dut peser le pour et le contre. Avait-il vraiment besoin de ces humains ? Etait-il pressé au point de ne pas se permettre une petite pause ?
__ Hum… fit-il.
C’est ce moment que choisit un bandit pour, avec l’énergie du désespoir, foncer sur lui en brandissant son sabre de cavalerie volé. Le Dévoreur fut trop surpris pour réagir promptement et le laissa lui planter son arme dans le front. En trop mauvais état, elle ne fit que l’entailler sur plusieurs centimètres. De la vapeur noire s’échappa de la blessure. Deux autres bandits saisirent l’occasion de lui prêter main forte. Leurs armes ricochèrent sur l’épaisse armure. Le vampirique ne bougeait toujours pas. Le mécanisme de la pensée qu’imposait la réaction spontanée et efficace était bien trop complexe pour lui, alors même qu’il réfléchissait déjà à un autre problème. Il ne pouvait pas tout faire à la fois.
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[SPR]Les quatre bandits s’étaient ligués pour le tuer. Le Dévoreur sentit les brèches dans son enveloppe corporelle. Cela ne lui plut pas. Il comprit enfin ce qu’il devait faire.
La brume s’épaissit autour de lui. Elle se mit à ronger les visages de ses agresseurs. Ils lâchèrent leurs armes en hurlant et se griffant la figure. Leur peau se couvrait de cloques qui explosaient et suintaient d’un liquide jaunâtre. Leurs yeux fondirent et brulèrent l’intérieur du crâne. Ils s’effondrèrent en bavant de la mousse.
Le Dévoreur lutta pour reprendre contenance. Il était frustré d’avoir perdu ses gardes du corps humains, même s’ils ne lui avaient pas servis à grand-chose. Il aimait bien, finalement, l’idée d’avoir ses esclaves à lui. Ils le suivaient comme de petits chiens dociles, et ça lui avait fait plaisir. Et puis, lorsqu’il avait fallut traverser le fleuve, il n’avait pas eu à ramer, ils s’en étaient chargés. S’il avait été seul, il n’aurait pas su comment faire. Il se serait sans doute noyé.
Il demeurait un esprit, faible, mais tenace. Le jeune garçon faisait le mort. Il ne bougeait plus, retenait sa respiration, quand bien même des larmes coulaient muettement de ses yeux. Mais le Dévoreur voyait la fureur de ses rêves, son désir qu’il parte et le laisse tranquille, qu’il lui permette de vivre. Il fouilla dans sa mémoire à la recherche de nouveaux mots. Regarda autour de lui, avec ses yeux de vampirique. Il ramassa une lame ensanglantée, la tint maladroitement, et puis la lança dans la forêt.
En même temps, il tendit son esprit vers l’animal qu’il avait perçu et lui insuffla ses pensées de cauchemar. Le porc sauvage se tétanisa, trembla de tous ses membres, geignit, sans être capable de bouger. La lame le cueillit en pleine tête et il s’effondra. Le Dévoreur alla le ramasser et le trainer par les oreilles. Il le lâcha à quelques centimètres de la tête du jeune humain.
__ Mange, lui ordonna t-il.
Il réfléchit encore quelques instants, pendant que le garçon relevait la tête en hésitant.
__ Je ne te tuerais pas. Si tu m’obéis. Mange.
__ Je peux faire un feu ? finit par dire le garçon après un long moment.
__ Hum… dit le Dévoreur.
Le jeune homme prit cela pour un assentiment. Il s’éloigna ramasser du bois, mais pas trop pour que son bienfaiteur ne s’imagine pas qu’il tentait de fuir. Il posa le tout non loin du cadavre et voulut que le bois s’enflamme. Quelques étincelles allumèrent des braises. Son esprit n’était pas assez calme pour faire mieux. Il attisa et souffla dessus pour qu’elles grandissent. Il sorti prudemment son couteau de sa ceinture et entreprit de couper la peau du porc sauvage, de la retourner, d’enlever l’estomac, de faire son travail de boucher. Tout chasseur habitué à être livré à lui-même dans la forêt savait le faire.
Le Dévoreur s’était accroupi non loin et le regardait s’activer avec intérêt. Il cherchait à comprendre pourquoi l’humain prenait tout ce temps pour se nourrir alors qu’il mourait de faim, pourquoi il ne mordait tout simplement pas dans la carcasse pour la mâcher avec avidité. Mais non, il découpait des quartiers de viande et les suspendaient par un bâton au dessus du feu.
__ Avec des herbes aromatiques se serait meilleur, commenta le jeune homme dans l’espoir que parler le détendrait.
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[SPR]Le Dévoreur analysa ces paroles. Des herbes aromatiques n’avaient jamais rien changé au goût de sa nourriture. Ni même en enlever des bouts pour n’en consommer que certains et les faire cuir. C’était d’un compliqué…
__ Vous en voulez ? demanda l’humain en lui tendant une côte rosée.
La curiosité poussa le Dévoreur à se saisir de la côte et de mordre dedans. La figure de l’humain blêmit alors que les dents du Dévoreur croquaient même les os. Rapidement, tout fut consommé. Le Dévoreur n’apprécia pas. De la viande morte, sans rêve. Il avait eu autant de plaisir à la manger qu’un caillou.
__ Mange, lui dit-il d’un air dégouté.
Le jeune homme s’exécuta, soudain plongé dans un silence terrifié. Il n’osa pas dire qu’il avait soif. Cela faisait longtemps qu’ils avaient dépassé le dernier cours d’eau. Sa gorge le démangeait et ses lèvres étaient toutes craquelées. Il buvait le sang et le jus de la viande avidement.
__ Ais-je le droit de vous poser des questions ? demanda t-il quand il fut rassasié.
Il faisait complètement nuit désormais. La présence et la chaleur du feu était réconfortante, bien qu’elle projetât sur la créature en armure noire des ombres déconcertantes. Le Dévoreur chercha de nouveaux mots.
__ Avoir des réponses te permettra de mieux me servir ?
__ Euh… oui. Oui, bien sûr je vous servirais bien mieux avec des réponses, mais si vous ne voulez pas répondre, ce n’est pas grave, pas du tout.
__ Alors pose.
__ Euh… puis je connaitre votre nom ?
Le Dévoreur ne portait pas de nom. Il n’en avait pas besoin. Avant récemment, il n’avait même pas une réelle conscience de lui-même, n’était qu’une boule d’instincts et de cauchemars. Les vampiriques n’étant pas des êtres sociales, ils n’avaient pas non plus l’utilité de se donner des noms. Ils n’avaient de toute façon pas de langage. Il s’identifiait comme étant le Dévoreur parce que c’était ainsi que les humains l’avaient souvent appelé. Il portait le corps de l’un d’eux. Pour ce qu’il comptait faire, autant qu’il en porte également le nom.
__ Arrihere le Dévoreur, dit-il.
__ Oh… fit l’humain comme si ça lui disait quelque chose. Moi c’est Teiki. Puis-je savoir où nous allons ?
Il parlait, non par envie, mais davantage par nécessité. Il sentait que nouer un lien quelconque avec cette créature était important s’il voulait demeurer en vie. Il ne voyait pas de meilleur moyen à ce but que de parler et partager un repas.
__ Il y a quelqu’un, répondit lentement Arrihere le Dévoreur, que je dois revoir. Il est quelque part dans la région. Nous allons le voir.
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[SPR]__ Un ami ?
Le Dévoreur réfléchit à cette qualification. Il ne s’embêtait pas à classer les choses en terme d’amis ou d’ennemis. Seulement en ce qui se mangeait et ne se mangeait pas. Mais c’était ainsi que les humains raisonnaient, il allait devoir s’y habituer. Alors, l’humain qu’il voulait voir était il un ami ? Pas à lui. Mais à un ami au corps qu’il occupait, à Arrihere l’empereur-Dragon.
__ Oui.
__ Oh. Une bonne chose. Et que devrais-je faire pour vous servir ?
__ M’obéir.
__ Très bien…
Il ne put retenir un bâillement. Le Dévoreur ne semblait pas le moins du monde fatigué. Il donnait davantage l’impression de s’être assis sur un coup de tête et d’avoir oublié de se relever.
__ Puis-je dormir ? demanda Teiki.
__ Pourquoi ?
__ Pour être en pleine forme demain et pouvoir vous servir correctement.
__ Cela me convient, dit le Dévoreur soudain conciliant.
__ Merci.
Teiki se coucha par terre, près du feu et ferma les yeux. Mais il n’était pas sûr de parvenir à dormir. Pas avec quatre cadavres horriblement mutilés à quelque mètres et leur meurtrier non loin, impassible. Pas avec la douleur qui engourdissait ses muscles, ces crampes qui le démangeaient.
Le Dévoreur lui, révisait son vocabulaire. Il lui semblait important d’être capable de communiquer avec les humains. Son humain domestique finit par s’endormir et se mit même à rêver, à un moment de la nuit. Le Dévoreur se rapprocha, fasciné. C’étaient des rêves plutôt tourmentés, mais ne flanquaient pas non plus au cauchemar. Il se coucha près de l’humain, lapa avec précaution les vapeurs de rêves que ses sens de vampirique captaient. C’était un doux breuvage, que les rêves humains pris à leur source. Cela l’enivra un peu. Il resta aux cotés de l’humain, à aspirer ses rêves et crut même s’endormir à son tour.
Mais les rêves s’éteignirent. Teiki s’éveilla et se retrouva nez à nez avec un homme au visage sec et anguleux, aux yeux noirs un peu ailleurs et aux cheveux bruns qui, sous les premiers rayons du soleil, se teintaient de lueurs blondes. L’homme le regardait dans les yeux. Ils étaient à quelques centimètres l’un de l’autre, aussi proches que des amants. Le garçon n’osait pas bouger parce que, passée la première surprise, il se rappela qui était cet individu et de quoi il était capable en cas de faux pas.
__ Tu as cessé de rêver, fit remarquer le Dévoreur sur un ton de reproche.
__ Désolé, s’excusa Teiki sans trop savoir pourquoi.
__ Es tu suffisamment reposé pour repartir ?
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[SPR]__ Oui, fit le garçon quand bien même il avait faim et soif et aucune envie de passer encore une journée à marcher.
Le Dévoreur semblait lire dans ses pensées.
__ Mon ami s’est rapproché pendant la nuit. Nous ne sommes plus très loin, dit-il après qu’ils se fussent relevés.
Ils abandonnèrent les cadavres aux charognes et aux insectes, qui n’avaient pas osé s’approcher avec la présence du Dévoreur et demeureraient peut être encore réticents pendant quelques temps tant son aura méphitique imprégnait les lieux. Et malgré la faim, la soif et ses crampes persistantes aux mollets, Teiki le suivit. Ils trouvèrent quelques kilomètres plus loin un ruisseau auquel il put s’abreuver avec un soulagement immense. Le Dévoreur lui, regardait l’eau avec méfiance, comme s’il redoutait qu’elle ne lui saute dessus.
Mais son comportement était rarement cohérent.
Teiki avait finit par se persuader que s’il ne faisait rien qui déplut au Dévoreur, c'est-à-dire l’attaquer, tenter de s’enfuir, ne pas obéir à ses ordres directs, alors il avait de grandes chances de rester en vie. Il savait qu’il était censé servir son maitre, l’aider à quelque chose, mais celui-ci ne lui demandait jamais rien. Sinon de le suivre. Teiki espérait seulement que ce ne fut pas pour le tuer plus loin d’une manière horrible, mais il s’était préparé mentalement à mourir et partait l’esprit tranquille.
Le Dévoreur l’aida encore une fois à chasser et se faire à manger, midi venu. Il dévora pour sa part plusieurs papillons. Il compara leur goût à de délicieux biscuits, mais ni le Dévoreur ni Teiki n’en avaient jamais mangé, si bien qu’ils durent chacun se contenter de penser que c’étaient des mets fameux. Comme Teiki lui avait proposé de la viande, le Dévoreur consenti presque à regret à se séparer d’un de ses papillons au profit de l’humain, afin qu’il se fasse lui-même une idée sur le goût. Le garçon refusa poliment.
La région était plus riante que la précédente. Le ciel était bleu, seulement teinté ci et là de nuages gris comateux. Les animaux étaient en bonne santé, tant physique que mentale, et la civilisation humaine laissait des traces plus vivantes. Des routes de boue un tantinet mieux entretenues, des fermes à l’apparence plus prospères, des champs cultivés en jachère.
S’ils croisèrent des humains, ceux-ci les évitèrent, voir les fuirent. Un homme imposant en armure noire à l’allure sinistre, accompagné d’un jeune sauvage à l’air mauvais, ça n’inspirait rien de bon pour personne. Une troupe de fermiers armés de bâtons et d’ustensiles agricoles s’était bien formée pour les faire partir ou les tuer, mais ils s’étaient arrêtés à une trentaine de mètre des deux acolytes, avaient discuté entre eux, et puis tourné les talons précipitamment.
Probablement qu’une nuée de corneilles tombant du ciel dans un nuage de plumes cendreuses au passage du Dévoreur les avait dissuadé de lui chercher querelle. Un homme qui pourrissait l’univers local par sa seule présence méritait un peu de tranquillité.
Il s’avéra qu’ils étaient en réalité partis quérir main forte. En fin d’après-midi, alors qu’un chemin considérable avait été parcouru depuis leur rencontre avec les paysans, ils aperçurent un barrage de soldats droit devant eux. Ils portaient tous des tenues noires, certains des plaques d’armure, et brandissaient des bannières bleu foncé frappé d’un cercle d’or, de même que des piques, des épées et des arbalètes. Ils étaient une vingtaine.
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[SPR]__ Nous devrions faire demi-tour, partir pendant qu’il en est encore temps, suggéra Teiki à leur vue.
__ Non, fit le Dévoreur, mon ami est parmi eux.
__ Oh, dit Teiki.
Il regarda l’armure noire de son maitre. Il commença à penser qu’il devait être un officier de l’armée d’Indrianée qui s’était perdu, peut être, et qui rentrait au bercail. Cela ne présageait rien de bon pour lui. Les bandits étaient impitoyablement abattus. L’empereur-Dragon n’était pas connu pour sa tolérance de la criminalité. Même si on disait Arrihere mort…
Teiki blêmi. Ses jambes manquèrent de se dérober sous lui.
Arrihere le Dévoreur lui jeta un regard.
__ Suis-moi, lui ordonna t-il, et Teiki ne put qu’obéir.
__ Ne faites pas un pas de plus, les prévint un soldat quand ils furent à cinq mètres du barrage. Déclinez votre identité et la raison de votre présence ici.
__ Je suis venu voir Wilwarin, déclara le vampirique. Je suis Arrihere le Dévoreur.
Les soldats hésitèrent, se regardèrent, dévisagèrent l’inconnu et son acolyte, se retournèrent pour appeler quelqu’un. Ça se bouscula et finalement, un homme d’une quarantaine d’année apparut. La mâchoire carrée, les cheveux rasés courts, l’air austère, il était fringant dans sa moitié d’armure noire le désignant comme un officier. Il afficha d’abord un air méprisant, puis méfiant, et enfin ébahis.
Il franchi le cordon de soldats et se rapprocha du Dévoreur qui demeurait impassible. Il le regarda bien, le sonda même avec son esprit. Ce n’était pas un homme ordinaire, il en était certain. Personne ne pouvait déformer le monde comme il le faisait, torturer ainsi atrocement la réalité sans le vouloir, juste en étant simplement là… sauf Arrihere, l’empereur-Dragon, mort deux ans plus tôt lors de la campagne du nord avec son armée face au roi Minotaure.
Ça ne pouvait pas être lui. Un traquenard, un sosie envoyé par ce fourbe de Dieu doré. N’avait-il pas fait lâcher sur la capitale, Indrianée, une nuée de dragons en papier le mois dernier ? Il aimait se jouer de ses adversaires, se moquer d’eux comme un gamin.
Pourtant… Wilwarin avait envie de croire que cette apparition était bien son maitre. Il devait en être sûr.
__ Comment connaissez vous mon nom ?
__ Je le connais car c’est moi qui t’ai formé, dit le Dévoreur qui avait préparé cette rencontre toute la journée en fouillant dans les souvenirs du vrai Arrihere. Même le soleil ne saurait cacher la nuit.
Wilwarin vacilla. Il avait prononcé ce code secret qui signifiait qu’il désirait avoir une entrevue en privé avec lui et qu’il fallait vérifier qu’aucun espion ne les écoutait.
Wilwarin était né dans les faubourgs d’Indrianée, ces quartiers qui s’étaient développés avec l’agrandissement de l’empire et l’afflux de population ; marchands, ouvriers, soldats, intellectuels, artistes, jeunes en recherche de travail, etc. Il se souvenait de ces files ininterrompues de caravanes qui nuit et jour desservaient la capitale pour lui apporter les vivres et marchandises nécessaires à sa survie. Les rues étaient larges, assez pour supporter ce flux constant de mouvement.
On bâtissait partout. C’était impressionnant, pour un enfant, de voir son monde changer chaque jour, être autant bouleversé. On démolissait les vieilles maisons de bric et de broc et les remplaçaient par de grands immeubles en brique rouge. Les rives de la côte étaient taillées pour agrandir le port qui accueillait sans cesse davantage de navires venus des quatre coins du monde. On élargissait les rues et flanquaient les carrefours de portes, de tourelles et de corps de garde pour les plus importants. Les soldats étaient omniprésents, ils défilaient plus qu’ils ne patrouillaient. Ils représentaient la fierté de l’empire. Tous les jeunes garçons désiraient s’engager.
L’empire ne manquait pas d’ennemis. Il était vaste, la moitié d’un continent. Il fallait des hommes solides et loyaux pour tenir ses frontières et ses cités fraichement conquises. Comme bien d’autres, Wilwarin s’était engagé à seize ans et avait tout donné pour faire ses preuves. Tant qu’à vingt-trois ans il avait déjà été remarqué par ses officiers instructeurs.
Il avait été muté dans la Flèche Enflammée, l’armée personnelle de l’empereur-Dragon. Ses troupes d’élite. Il avait mené quatre campagnes à ses cotés. Il avait maté la rébellion des Kernels et conquis les Exangus d’orient. Il s’était taillé une place parmi les proches et fidèles conseillers de l’empereur.
Il était posté à Cymentras avec le reste de la Flèche Enflammée quand l’empereur-Dragon et la sixième division du nord s’étaient rendus dans le Royaume Rêveur pour le soumettre. Une nation déchirée par des luttes intestines qu’ils avaient eux-mêmes orchestrées, et qui n’aurait pas dû leur opposer la moindre résistance.
Son souverain n’en était jamais revenu. La sixième division avait été inexplicablement massacrée, et l’empereur-Dragon avait disparu. Le roi Minotaure avait annoncé sa mort, mais sans jamais montrer son corps. Il l’avait brûlé, disait-il. Fut-il possible qu’il ait menti, et qu’Arrihere ait seulement été emprisonné, qu’il se soit échappé après deux ans de chaos ?
__ Vous devriez être mort, souffla l’officier Indrianéen.
__ Indrianée a besoin d’un maitre. Et je suis de retour.
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UN VIEIL AMI
LE SECRET D'ARRIHERE
BIENVENUE EN EULEUTHERIA
Si vous n'avez pas envie de le lire, ou que vous ne vous souvenez plus de tout ce qui s'y passe, voici un résumé de l'épisode précédent :
[SPR]Dans un monde où l'on peut influencer la réalité grâce à son esprit, via la maitrise de l'onirisme, un roi est fait prisonnier d'un labyrinthe lors d'un coup d'état. Pour le sauver, la reine se sacrifie et transporte son esprit dans le corps du dernier soldat loyal au roi, le capitaine Elthalion. Deux esprits dans un corps, ne s'entendant pas toujours très bien, se rendent donc dans le labyrinthe pour y délivrer le roi. Ce dernier parvient à transférer son propre esprit dans le corps du gardien du labyrinthe, le Minotaure, acquérant l'habilité de contrôler les labyrinthes.
Lorsqu'ils quittent enfin le labyrinthe, ils se rendent compte qu'ils ont été transportés 40 ans dans le passé et bien loin de leur royaume. A cette époque, le sinistre empereur Dragon Arrihere règne sur Indrianée et prévoit d'envahir les cités de Falaï. Désirant lutter contre cette menace qui pourrait un jour atteindre son royaume, le roi Minotaure se rend auprès des cités querelleuses dans le but de les unir et de repousser l'invasion. Mais il découvre une menace tout aussi grande : le Dieu Doré, un seigneur à la puissance imaginaire colossale, fourbit ses propres plans. Entrainé dans un noeud complexe d'intrigues, le roi Minotaure s'allie à la cité de Vestiaire et du Lumineux, afin de couper court aux plans du Dieu Doré.
Au cours de la bataille d'Oriatia, la coalition menée par le roi Minotaure repousse l'empereur Dragon, mais se fait vaincre par le Dieu Doré. Le roi Minotaure entend alors utiliser la science des labyrinthes et leur pouvoir temporel pour retourner dans son pays et empêcher le coup d'état. 40 ans plus tard, il comprend que celui ci a été orchestré par l'empereur Dragon, et le combat une nouvelle fois. Arrihere est cependant tué par le Dévoreur, une créature de cauchemar que le roi Minotaure avait combattu dans une des cités querelleuses. Le roi l'enferme alors dans un labyrinthe, espérant l'avoir bannie à jamais du réel.
Les Seigneurs des Labyrinthes commencent à ce chapitre du roi minotaure. Drume, un homme ayant voué sa vie à traquer le Dévoreur et ayant sauvé la vie du roi Minotaure, s'apprête alors à combattre son ennemi, pendant que le roi s'enfuit de la cité volante de Shive.
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LIBÉRÉ DU LABYRINTHE
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L'idée de Moody est pas mal, j'ai divisé le chapitre en pages pour faciliter la lecture.
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[SPR]… les regarda partir. Le vent qu’expulsait par blocs compacts le volcan – ou le venlcan devrait-il dire - faisait tanguer leur embarcation, ce petit dirigeable qui semblait bien frustre et désemparé face à la puissance du souffle venlcanique. Il vérifia qu’ils étaient sortis sains et saufs du rayon d’action du venlcan. Leur course erratique jusqu’alors se revêtit d’une confortable douceur, l’aéronef se laissant enfin porté par des vents calmes permettant une manœuvre moins chaotique. Ils n’étaient pas des professionnels du pilotage mais il dut reconnaitre qu’ils se débrouillaient bien.
Drüme se détourna de l’embarcation volante qui emportait le roi Minotaure et le capitaine Elthalion – la reine dans sa tête. Il y avait dans la ville suspendue dans les airs de Shive, toute une petite armée d’assassins et d’espions qui ne demandaient qu’à filer les poursuivre. Il était nécessaire de leur donner le temps de s’enfuir et pour ça, une diversion s’imposait.
La plus élémentaire des précautions fut de vérifier que sa propre nacelle de secours était prête. Un petit dirigeable avec ailerons et ballon uniplace, semblable à celui qu’il avait donné au roi. Il le cacha derrière des caisses et une bâche et lâcha un petit rire satisfait. Il se saisit ensuite des diverses boites qu’il avait laissées par terre et les accrocha dans son dos. Il partit dans un trot tranquille et silencieux remplir sa mission.
Les alentours étaient déserts. Son combat avec le Dévoreur n’avait pourtant pas été des plus discrets. Ses comparses assassins étaient-ils déjà tous partis ? Il était peu probable qu’ils aient remarqué la fuite de leur cible ; le roi Minotaure. Sans doute s’entretuaient-ils dans quelque coin d’ombre, pour passer le temps.
Shive était une cité de toile et de ballons plein de gaz, suspendue au-dessus d’un volcan qui, foin de lave, expulsait en permanence du vent. De grosses bourrasques qui maintenaient l’assemblage gracieux d’osier de la ville en l’air. Le feu prenait mal, parmi ces rues constamment en courant d’air. Au lieu de s’attiser, les flammes étaient soufflées dès les premiers instants. Mais Drüme avait dans ses boites une espère particulière de feu, du feu imaginaire qu’il avait lui-même inventé en arrivant, et il ne comptait pas faire bruler la première maison de papier venue.
Non, il déposa les explosifs dans un entrepôt à gaz, après en avoir estourbi les gardes. Comme les flammes étaient de lui, elles ne répondaient qu’à sa volonté. Il attendit de s’être éloigné de l’entrepôt pour leur ordonner mentalement de se libérer de leur prison de bois et de ravager les containeurs qui les environnaient.
L’explosion, à son goût, fut magnifique. Un cyclone de couleurs vives qui pulvérisa l’entrepôt et plusieurs bâtiments alentours, creusant une brèche immense dans le plancher d’osier par laquelle le vent du venlcan s’engouffra en hurlant de plaisir. Les flammes imaginaires, étourdies par le gaz qui les portait, grimpèrent dans le ciel en une tornade furibonde, véritable colonne de feu désordonné grillant tout ce qu’elle rencontrait.
Plusieurs ballons rattachés à la ville qui maintenaient son assiette disparurent dans de nouvelles fleurs voraces, projetant alentour des flammes qui s’impatientèrent bien vite à l’idée de ronger le reste de cette ville malheureuse de toile.
La panique submergea les habitants, avec leurs ridicules petits chapeaux ronds et leurs robes que le vent rendait bouffantes. La plupart plongèrent dans le souffle du venlcan afin de s’échapper de leur ville condamnée, profitant de leur maitrise de l’air pour voler tels des oiseaux apeurés. D’autres à l’instinct plus responsable se précipitèrent vers les valves qui contrôlaient le flux venteux qui parcourait la ville afin de le rediriger vers les flammes, dans l’espoir qu’un vent brutal les éteindrait. [/SPR]
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[SPR]Plusieurs dirigeables quittèrent leurs aérogares sous les cris et les suppliques de ceux qu’ils laissaient en plan. Passant presque inaperçu parmi ce chaos vite répandu, Drüme retourna à son canot de sauvetage. Il espérait causer une simple diversion, mais le feu et les explosions des ballons plein de gaz avaient dépassé ses prévisions, et c’était une ville toute entière qu’il était en train de détruire. Mieux valait rapidement mettre les voiles.
Une sensation désagréable l’étreignit alors qu’il revenait à l’endroit où il avait quitté le roi Minotaure. Le vent soufflait en crisant par l’ouverture qui avait avalée le Dévoreur. Ce trou béant expulsait bien plus que de l’air. Il crachait des vapeurs malsaines, des effluves fétides qui rendaient l’onirisme nauséabond.
La toile se tendit, quelques lattes de bois craquèrent. Une main noircie et encore fumante planta ses doigts squelettiques dans le tissu qui commença à se déchirer, et une autre chercha à tâtons une prise plus correcte.
__ Ah ! Hum… fit une voix en provenance du trou.
Le sang de Drüme se glaça, son visage devint livide. La surprise mêlée à l’horreur l’empêcha de réagir, et bientôt un homme au corps ravagé par un explosif s’extirpa maladroitement de l’ouverture pour ramper pitoyablement sur le plancher. Il se releva en vacillant, ses vêtements brûlés et ses muscles calcinés, encore saignant.
Drüme avait cru pouvoir se débarrasser du Dévoreur en faisant exploser le plancher sous lui, le laissant tomber dans le vide, mais la créature avait dû, d’une manière ou d’une autre, réussir à se faire porter par le vent violent jusqu’à son point de chute.
Une brume noirâtre enveloppait le monstre à l’apparence humaine. C’était un vampire immortel et quasiment increvable, mais d’une espèce bien particulière puisqu’il ne suçait pas le sang de ses victimes, préférant aspirer l’imaginaire qu’elles dégageaient. Les armes tant physiques qu’inventives n’avaient que peu de prises sur lui. Rares étaient ceux qui avaient déjà réussi à vaincre un vampirique – un vampire onirique – et Drüme comptait bien être parmi ceux là. Mais cela faisait plus de dix ans qu’il traquait ce Dévoreur, depuis son continent natal d’outre-mer, et malgré tous leurs affrontements dont il n’avait réchappé qu’avec justesse, il n’était jamais parvenu à infliger de sérieux dommages au monstre. Tout au plus avait il réussi à l’enfermer et à l’affamer quelques jours, quelques semaines. Et pour quel résultat ! Plus le Dévoreur avait faim, plus il était dangereux. La faim lui faisait perdre sa cohérence humaine, cette enveloppe qu’il se donnait pour tromper ses victimes, et lui rendait sa véritable apparence : un nuage de cauchemar condensé, centrifugé. Le Dévoreur, c’était l’anti-rêve par excellence, le prédateur ultime de la race humaine.
Il était de son devoir de triompher, de le vaincre.
Quand bien même il savait qu’il allait perdre.
Ce n’était pas une question de confiance en soi ou de pessimisme. C’était un fait établi, un avenir tracé. Il mourrait aujourd’hui, des crocs nébuleux du Dévoreur. Sa longue quête s’arrêtait là. Il n’y pouvait rien. Un vieil ami lui avait montré qu’on ne pouvait pas lutter contre le destin. Mais il se consolait en se disant que d’une certaine façon, dans l’avenir, il aurait encore un rôle à jouer.
Pour l’heure, il s’agissait de combattre une dernière fois, par honneur. Il sorti la lame qu’il avait réservé pour ce jour. Forgée dans les turbultes de la novaonirique qui rongeait le cœur de son pays natal, c’était une dague telle qu’il n’y en avait pas d’autre au monde. Son métal était un alliage de particules de cauchemar et de rêve, cimenté par les flammes imaginaires en provenance du centre même du monde. Cette arme était l’accomplissement même d’une vie de traqueur, il en était fier. Si on devait pouvoir blesser un vampirique, alors ce ne pouvait être qu’avec une lame créée à partir du cadavre du plus illustre des leurs, le seul dont on puisse attester la mort. [/SPR]
P3
[SPR]De la brume noire s’échappait des blessures de l’enveloppe du Dévoreur. Il était resté là, à contempler son adversaire d’un air stupidement béat, les bras ballants. Il marmonnait pour lui-même des propos incompréhensibles, fronçait les sourcils et ouvrait soudainement la bouche, comme surpris par quelque chose de spontané, alors que rien ne s’était produit. C’était cette inconsistance qui rendait le Dévoreur si dangereux : son imprévisibilité. Les êtres humains pouvaient se trahir de milles façons, un geste infime qui démontrait qu’ils allaient bientôt attaquer. Mais le Dévoreur baillait, le regard vide, n’esquissait jamais le moindre mouvement, ou alors sans conséquences, se contentant de se gratter le menton d’un air distrait.
Pour beaucoup, les vampiriques n’étaient doués d’aucune intelligence, n’agissant que par pur instinct, le simple besoin primaire de se nourrir d’imaginaire. S’ils adressaient le moindre propos, c’était presque par réflexe de leur enveloppe charnelle, une subsistance musculaire de leur hôte humain. Et s’ils semblaient complètement déphasés par rapport à leur environnement, c’est qu’ils n’étaient pas naturellement ancrés dans le réel. Êtres de cauchemar, ils appartenaient au monde de l’onirisme dont ils étaient inexplicablement sortis. Pour demeurer dans le réel, ils étaient contraints de s’emparer d’un corps humain, dont ils rongeaient lentement la matière, jusqu’à ce qu’inutile, ils doivent en prendre un autre.
L’enveloppe du Dévoreur arrivait manifestement en fin de vie. Un de ses doigts tomba en cendres, sans qu’il n’y prête attention. Derrière lui, Shive continuait de bruler.
Drüme attendait. Il se trouvait à cinq mètres du Dévoreur, une distance de sécurité suffisante pour s’écarter en cas d’attaque de ce dernier, mais trop importante pour lui porter rapidement un coup au corps à corps. C’était au Dévoreur de frapper le premier.
__ Oh… fit il comme s’il avait compris les pensées de l’assassin.
Et il attaqua. Son corps convulsa, des bulles noires gonflant sa peau décharnée, et le nuage de cauchemar qui composait son être fondamental suinta de tous ses pores. Il se regroupa jusqu’à former comme neuf tentacules, ou bien neuf crocs qui l’entouraient à la manière d’une plante carnivore ouverte prête à se renfermer sur sa proie.
L’air autour de lui vibrait. C’était la conséquence première d’un choc imaginaire. Lorsque le monde onirique prenait pied dans le réel et tentait de le modifier, l’univers réagissait en tressautant localement, comme pour protester, phénomène qui se traduisait pour l’œil humain en une vibration déconcertante.
Drüme s’élança contre le Dévoreur au moment même où ses crocs se refermaient sur lui. Il fut, l’espace d’un instant, plus proche de son ennemi juré qu’il ne l’avait jamais été. Il lui faisait face, le visage à quelques centimètres du sien, il voyait ses yeux vides écarquillés en une parodie de terreur, et sa bouche entrouverte dans un simulacre de surprise. Il lui enfonça profondément la lame dans le corps, là où il désirait que se trouvât son cœur.
Le Dévoreur implosa.
Shive explosa.[/SPR]
P4
[SPR]Les plus gros ballons qui portaient la ville venaient d’être consumés par les flammes. Les trois-quarts de la cité suspendue se réduisirent en confettis. Seules quelques plateformes qui s’étaient détachées et éloignées à temps furent sauvées. Le Dévoreur ne se trouvait pas sur l’une d’entre elles.
Son enveloppe humaine s’était désagrégée, le ramenant à l’état de nuage de cauchemar qu’il était à l’origine. Puis le souffle de la déflagration le balaya.
Les vampiriques, tout immatériels qu’ils fussent, ressentaient la douleur.
Le Dévoreur hurla. Une plainte inhumaine, inconcevable, inimaginable. Nul son audible par les oreilles humaines ne pouvait s’en rapprocher.
Le souvenir de cette douleur s’imposa à lui, inexplicablement. Il s’écroula contre un des murs noirs et se pris la tête entre les mains. Il gémit doucement, comme un enfant terrorisé. Il grogna quelques cris lugubres, batailla pour se relever.
Il se trouvait dans un couloir étroit, de deux mètres de large pour trois de haut, aux murs uniformément d’un noir brûlé, suintant. C’était sa prison, le labyrinthe, où le roi Minotaure l’avait enfermé, quarante ans après les évènements de Shive. La chose l’avait bien trop surpris, avait été trop spontanée pour lui, tel qu’il n’avait su comment réagir et avait regardé avec étonnement les murs se dessiner autour de lui et l’avaler dans une prison imaginaire.
S’il avait su ce qu’il en était en réalité, il aurait fait preuve d’un peu plus d’esprit combatif.
Car ce n’était pas qu’une prison, c’était une véritable torture permanente. Les couloirs du labyrinthe n’étaient qu’un alignement sans fin de pièges temporels. Tous les quatre mètres qu’il faisait, le labyrinthe l’envoyait dix ans dans le futur. Ou plutôt, il lui donnait sa forme physique du futur, prenait dix ans d’une faim intolérable en une seconde. Il était bien incapable de dire combien de temps il s’était réellement écoulé depuis son arrivée dans le labyrinthe, mais ses errements désespérés pour trouver une source de nourriture l’avaient conduit à se prendre une vingtaine de pièges avant qu’il ne comprenne qu’il était une mauvaise idée de bouger, cumulant ainsi plus de deux siècles de faim.
C’était intenable. Le Dévoreur ne vivait que pour se nourrir, et le labyrinthe était un lieu désert, vide de tout habitant. Il avait accumulé de considérables réserves en dévorant Arrihere l’empereur-Dragon, de quoi tenir plusieurs siècles sans manger.
Deux siècles environ, visiblement. Il n’en pouvait désormais plus. Il ne parvenait plus à maintenir la cohésion de son enveloppe physique. Celle-ci éclata soudain, répandant dans le couloir la masse gélatineuse de sa substance de cauchemar.
Encore une chose bien inédite, pour le Dévoreur. Libéré de son pseudo corps humain il prenait normalement une apparence immatérielle. Ce pouvait-il que deux siècles de faim emmagasinés aient pu le transformer – comme une maladie ? Il n’était pas sain de rester plus longtemps dans cet environnement funeste, mais il redoutait les pièges qui constellaient les couloirs, redoutait qu’un faux pas terrible lui inflige dix années de faim supplémentaires. Il avait bien tenté de détruire les murs, mais ils étaient demeurés imperméables à ses assauts. Ils avaient beau être tissés d’imaginaire, il ne parvenait pas à s’en sustenter. Et cela faisait longtemps qu’il avait goulument respiré tout l’air que contenait cette partie du labyrinthe, où il s’était effondré, terrassé.
La fin pour le Dévoreur semblait proche, mais il lui était impossible de concevoir une idée telle que la mort – du moins se rapportant à lui. La conscience qu’il avait de lui-même se limitait aux sensations de base qu’étaient la faim et la douleur. Aucune autre ne venait troubler le chaos de ses pensées.
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[SPR]A part les souvenirs diffus des personnes qu’il avait consommées. Dans un effort de réflexion qui ne lui ressemblait pas, et uniquement motivé par le désespoir que suscitait sa faim, il fouilla dans les lambeaux de souvenirs qui lui restaient. Il ne restait à vrai dire, que les derniers instants de Drüme, cet humain qui l’avait harcelé et tourmenté pendant des années, et une partie considérable de la vie d’Arrihere, cet humain tout aussi ignoble qui avait tué un vampirique. Aucun d’eux n’avait affronté un labyrinthe ni ne savait comment se déjouer de ses pièges.
Il réussit tout de même à isoler une pensée.
La forteresse d’Indrianée. Simple château bâti au fait des falaises surplombant la mer, qu’il avait fait agrandir jusqu’à lui donner les dimensions d’une ville fortifiée, mieux à même de faire face aux menaces et de représenter la grandeur de son empire. Dans ses cours et ses salles profondes s’entrainait l’élite de son armée, les quarante mille jeunes soldats qui formeraient sa garde rapprochée et lui permettrait de soumettre Falaï.
Falaï. Ce pays incongru qui avait prospéré sur le fondement des querelles permanentes des sept cités qui le composaient : Oriatia, Noélyse, Irmine, Shive, Téhina, Selvition et Vaitiaire. Personne jusqu’à présent n’était parvenu à lui résister. Même pas l’Union des Kernels qu’il avait considéré un temps comme son plus redoutable adversaire.
Mais il avait balayé l’Union et ses cités étaient désormais siennes. Falaï en revanche, malgré tous ses efforts, continuait de l’affronter effrontément. Il hésitait à l’admettre, mais ces cités lui faisaient peur. Elles possédaient une science de l’imaginaire qui lui échappait, et malgré leur petite taille, leur puissance était considérable.
Son plus grand rival en Falaï, le Dieu doré, souverain d’Oriatia, l’inquiétait plus que tout.
Arrihere se tourna vers le général de son service de renseignement. Des centaines d’espion étaient parvenu à infiltrer les cités querelleuses. Chaque jour ils perdaient contact avec certains d’entre eux et devaient en envoyer d’autres. Il y avait une guerre de l’ombre qui se déroulait là bas, une guerre de l’information.
Le général Sourh n’était pas aussi grand qu’Arrihere, guère plus d’un mètre soixante-dix, ni aussi large d’épaules. Son armure grise lui conférait cependant une stature respectable, et son visage où se teintait un dévouement total, laissait également apparaitre les rides de sa quarantaine. Ses yeux comme ses cheveux courts étaient d’un marron banal. Arrihere en comparaison, était bien plus beau.
L’empereur-Dragon avait les joues creuses, les pommettes saillantes et les sourcils effilés, le tout donnant à son visage un caractère indubitablement tranchant. Comme son regard, noir et puissant, qui se plantait dans celui de son interlocuteur sans jamais cligner des yeux. C’était la force qui se dégageait de lui qui le rendait attirant. Et ses cheveux, dont on pouvait difficilement décrire la couleur. Celle-ci semblait changer en fonction des rayons du soleil qui, traversant la fenêtre sans vitres derrière lui, les balayaient et lui donnaient tantôt des reflets dorés, tantôt curieusement roux. Dans l’ombre, ils paraissaient simplement bruns, seule tâche de couleur chez un homme noir de vêtements et d’âme.[/SPR]
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[SPR]__ Le comportement du Dieu doré a brusquement changé, disait Sourh. Guère plus de quelques jours après que nous avons étendus nos bases jusqu’à l’ultime frontière de Falaï, ses espions se sont soudains affolés, et des messagers ont courus en tous sens, beaucoup se dirigeant vers Irmine, quelques autres vers Noélyse. Nous en avons intercepté certains.
__ Eh bien, de quoi parlaient-ils ? fit l’empereur-Dragon d’une voix rauque.
__ Le Dieu doré faisait état de la venue d’un ambassadeur d’une contrée lointaine, un certain roi Minotaure, qui désirait unifier Falaï contre vous, mon seigneur. Le Dieu doré le soupçonne d’être un Seigneur des Labyrinthes, et donc de pouvoir agir à sa guise avec ces derniers.
__ Ces témoignages sont-ils fiables ? demanda Arrihere méfiant.
__ Ce sont là les propos les plus cohérents. Ils étaient accompagnés de milles et unes choses farfelues, comme le Dieu doré sait bien le faire, des fantaisies qui n’avaient pour but que de nous cacher la vérité. J’ai retenu cette version-ci car elle corrobore nos propres informations selon lesquelles un étranger avait posé des questions dans un petit village frontalier, sur l’avancée d’Indrianée et la situation de Falaï. Le terme de « royaume Rêveur » est revenu, tant dans ce témoignage, que dans les messages du Dieu doré, qui demande notamment au Syrménon d’Irmine de chercher si ce pays existe bel et bien.
__ Avez-vous vous-même effectué ces recherches ?
__ Oui, mon seigneur, mais nous n’en avons pas encore trouvé de trace. Le continent demeure mal cartographié.
__ Il y aurait donc un homme capable de soumettre les labyrinthes à sa volonté ? Cela me parait très gros. Le Dieu doré aurait parfaitement été capable d’envoyer un homme dans ce village juste avant notre arrivée pour propager de telles rumeurs. Comment peut-on commander aux labyrinthes, ces structures sans raison ? Moi-même n’aie jamais réussi.
__ Il pourrait y avoir un lien avec le titre de cet émissaire. Le minotaure est censé être le gardien des labyrinthes. Il en est l’âme. Des légendes racontent qu’il suffit d’apprivoiser le minotaure pour dominer le labyrinthe.
__ Des légendes ! Et qui écrit les légendes ? s’énerva Arrihere. Nous avons bien cru l’espace de quelques mois, la légende qui prétendait que Falaï était en réalité une créature immense échouée sur notre continent, et dont le volcan de Shive était le trou du cul. Des dizaines de livres en faisaient mention, des vingtaines de vieillards partout dans le pays nous ont conté cette histoire. Et pourquoi donc ? Pour qu’au final la supercherie soit éventée et qu’il apparaisse que le Dieu doré avait tout inventé et payé ses agents à propager cette fausse légende. Il est tout à fait possible que cet hurluberlu cherche encore à nous faire perdre notre temps.
Le Dévoreur cessa de se souvenir. Il n’y avait ensuite plus rien qui ne l’intéressât. Selon les humains, le minotaure était la clé du labyrinthe. Il lui suffisait donc de le trouver. Il ne doutait pas de la véracité de cette légende, puisqu’il en avait eu la preuve ; l’humain à tête de taureau maitrisait bel et bien les labyrinthes.
Il ramassa sa masse gluante, rampa telle une limace, avec une infime lenteur d’abord. Il redoutait les pièges du labyrinthe, mais ne pouvait rencontrer son gardien que s’il les affrontait. A terme, c’était la mort qui l’attendait – dans son esprit elle se matérialisait comme la plus atroce des faims. Le minotaure était un individu, il devait être capable de rêver, il représentait la seule source de nourriture probable de cet enfer quadridimensionnel. Il était donc prêt à souffrir un peu, quelques siècles de famine supplémentaires s’il le fallait, si le résultat était sa délivrance.[/SPR]
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[SPR]Il en aurait salivé, s’il l’avait pu. Rien ne lui avait jamais paru aussi alléchant, que ce fameux minotaure. L’envie le fit tressauter, et il accéléra. Une première douleur se fit sentir, lorsqu’il passa sur un piège lui infligeant dix années de famine de plus, mais il continua. Chaque pic de douleur l’aiguillonnait davantage, il puisait dans la souffrance une énergie nouvelle dont il n’aurait jamais pu concevoir l’existence. Il avala les distances et les couleurs comme une furie, il regroupait ce qui lui restait de sens pour renifler la présence des moindres brides d’imaginaires, et oui ! là, dans cette direction, après avoir passé plusieurs escaliers, sauté par delà une plateforme entourée de puits sans fond, comme un carillon, un tintement de cloches sublime, l’effluve formidable d’un être rêvant.
Le minotaure, imposant, ses cornes d’or touchant le plafond, ses épaules frôlant les murs, redoutable masse de muscles saillants, armé d’une épée plus longue que ses impressionnants bras, lui barrait le passage. Il leva son arme et gronda, il aurait terrifié n’importe quel être humain.
Le Dévoreur était au bord de la crise de joie. Les pièges qui s’étaient succédé sur son passage l’avaient affligé de mille ans de souffrance physique, le réduisant à une ombre informe. Le minotaure abattit son épée sur lui, le transperça de part en part sans le blesser. Le Dévoreur lui entoura le bras et se mit à le ronger. Le minotaure rugit de surprise et de sa main libre, tenta de s’en débarrasser ; en vain, il lui passait au travers, le Dévoreur étant trop réduit, trop immatériel, pour qu’il puisse s’en saisir.
Le minotaure était un produit du labyrinthe, il n’était pas humain, mais tissé d’imaginaire ; une véritable manne pour un vampirique qui en extirpa la substance onirique goulument. Le minotaure hurla, s’agita en tout sens, mais il était déjà perdu, trop tard ! dans un sursaut d’énergie, le Dévoreur l’avala complètement.
Sa masse informe se convulsa. Il assimilait rapidement cette énergie nouvelle et délicieuse. Des siècles de famine qui n’avaient certes durées que quelques années, sinon quelques heures en réalité. Mais que c’était bon de ressentir enfin de la force engourdir ses membres ! Il se tortilla d’aise.
Privé de son gardien, le labyrinthe vacillait. Il perdait la cohérence de sa structure, vibrait, s’écroulait vivement sur lui-même. Un ultime mécanisme de protection, celui du dernier espoir. Un suicide destructeur. Le labyrinthe allait se comprimer jusqu’à ne plus exister, broyant tout ce qui se trouverait à l’intérieur et qui était logiquement responsable de la mort du minotaure.
Le Dévoreur le sut en fouillant dans les souvenirs animaux et simplets de ce dernier. Il chercha la sortie avec une frénésie renouvelée. Les entrées qui débouchaient dans la Salle Dédalique du château Rêveur avaient été condamnées. Mais le labyrinthe avait besoin de porte, même la volonté du roi Minotaure n’y avait rien pu. Alors il en avait créé deux autres. Grâce aux conglomérats de mémoire restants de sa victime, le Dévoreur localisa la plus proche. Il demeurait vulnérable aux pièges mais il savait comment les éviter désormais.
Le labyrinthe grondait et se tordait dans tous les sens. Il semblait pris en pleine crise d’épilepsie labyrinthique. Les murs bougeaient d’une manière chaotique, disparaissaient mystérieusement ou bien se baladaient dans les couloirs changeants, glissant comme équipés de roues et mus d’une conscience propre. Les passages auparavant étroits s’élargissaient soudain pour prendre les dimensions de salles phénoménales, et les pièces rétrécissaient jusqu’à être aussi grande que des dés. Le temps aussi était atrocement torturé. Le passé et le présent se confondaient, faisant apparaitre des murs là où ils furent mais n’étaient plus actuellement, ou bien créant brusquement un vide indicible, témoin de ce qu’il ne resterait plus rien d’ici quelques minutes.
Guidé par l’instinct du minotaure, le Dévoreur parvint jusqu’à un rectangle de lumière. Il évita de justesse un escalier sorti tout juste du sol et qui spirallait en grésillant jusqu'au plafond. Des cubes s’élevaient par milliers alentour. Murs agglomérés, concassés, défiant les lois physiques de conservation de la masse, ils continuaient de se broyer mutuellement pour diminuer de taille, encore et encore, comme des répliques miniatures de ce qui était en train d’arriver au labyrinthe.
Bientôt, il ne resta plus qu’une salle unique. La distorsion du labyrinthe avait éloigné la porte, tel que le Dévoreur en avait gémi d’exaspération. Quelque part au plafond se trouvait la seconde porte. L’air était rempli de millions de dés gris suintants. Un étrange liquide en coulait, comme si les murs et la réalité écrasés en saignaient. La pièce tournait sur elle-même de plus en plus vite, tout en rétrécissant. C’était une vraie tornade de cubes que le Dévoreur peinait à éviter. Si les parois avaient été transparentes et qu’il y avait eu quelqu’un pour regarder, cela aurait sans doute ressemblé à une boule pleine de neige qu’un enfant aurait secoué.
Le labyrinthe fut alors si petit que le Dévoreur n’eut qu’à faire un pas pour traverser la porte. Et sa prison disparue.
Se remettre du choc de l’arrivée dans le monde réel ne fut pas facile. Il avait l’impression d’avoir été asphyxié pendant longtemps et de soudain pouvoir de nouveau respirer normalement. L’imaginaire embaumait l’air. Il s’en sentit presque grisé. Il aspira de grandes goulées. L’onirisme ploya légèrement à ce contact nauséeux.
Deux mondes se côtoyaient, imbriqués inextricablement l’un dans l’autre ; l’onirisme et le réel. Les humains étaient des créatures de ce dernier et pouvait agir dans l’onirisme par la puissance de leur esprit. Les vampiriques au contraire appartenaient au monde du rêve et ne pouvaient se maintenir dans le réel qu’en s’y ancrant d’une manière ou d’une autre ; en prenant l’être et l’apparence d’un humain, ils parvenaient à tromper l’univers qui les tolérait avec méfiance. Le plus gros de la substance des vampiriques se trouvait toujours coincé dans l’onirisme, mais comme un lien se créait qui les reliait au réel. Un canal nécessaire, vital s’ils voulaient se nourrir.
Le Dévoreur adopta donc l’apparence de sa dernière victime humaine – le minotaure ne l’étant pas – et sentit les prises du réel peu à peu se refermer sur lui, se stabiliser. Il n’était plus ce nuage nébuleux de ténèbres qui s’était extirpé du labyrinthe, mais un grand homme en armure noire et aux cheveux qui, sous les rayons du soleil, arboraient de curieux reflets roux.
Il ignorait où il se trouvait. Malgré ses yeux de pseudo-humain, il percevait globalement le monde qui l’entourait comme un vampirique ; il discernait distinctement les concentrations d’imaginaires et les vagues qui parcouraient l’onirisme consécutives d’une utilisation inventive. Lorsque les êtres pensants, comme les humains, utilisaient leur esprit pour façonner le réel à partir de l’imaginaire, ils créaient des ondes qu’eux-mêmes pouvaient parfois sentir.
C’était ainsi que le Dévoreur voyait le paysage ; des tâches de couleurs – substrats indescriptible de bleu et de violet – plus ou moins grosses selon qu’elles recelaient ou non d’imaginaire. Les êtres vivants vibraient comme des cœurs qui battent à ses yeux. Il devait en revanche s’aider de ses sens humains pour percevoir les choses inanimées, comme une roche ou un mur qui lui ferait face. S’ils contenaient des micro-organismes, ils ne rêvaient pas assez, ou pas du tout, pour qu’il le sentît.
La région était pauvre en rêve, mais riche en cauchemars. Cela le dérangeait car les cauchemars n’étaient pas très bons. Étant lui-même constitué de cauchemars, cela revenait un peu à du cannibalisme. Il allait devoir partir vers une terre plus propice à la restauration de qualité.
Il lui vint en tête le responsable de ses malheurs récents. Cet insupportable humain à tête de taureau. La haine qu’il lui inspira ne lui appartenait pas totalement. Il y avait également les souvenirs de ressentiment de sa dernière victime, l’empereur-Dragon, qui n’appréciait pas le roi Minotaure. Le Dévoreur comprenait pourquoi. Quel humain désagréable. Il lui avait fait vivre un vrai calvaire.
Il devait payer.
Ce devait être un temps propice aux souvenirs, il n’arrêtait pas de se remémorer des passages de sa vie ou de celles de ses victimes. Il lui revint en mémoire la facilité avec laquelle l’humain l’avait enfermé dans sa prison de tortures. S’il retournait auprès de lui, il risquait de subir ce sort une fois encore. Il réfléchit à ce problème. Il devait trouver un moyen de se protéger des pouvoirs de l’humain pour réussir à l’approcher et le dévorer.
Des pensées fugitives guidèrent son attention. Les images confuses d’une forteresse rongeant la mer, d’une armée d’innombrables humains prêts à mourir pour leur souverain, et d’un empire si puissant qu’il engloutissait un continent. Un empire que le Dévoreur lui-même avait privé de maitre.
Il ne tenait qu’à lui de réparer cette erreur. L’idée de légions d’humains à son service le séduisait. Tout comme la perspective de repas réguliers.
Il se mit en route dans la direction que son instinct lui soufflait.[/SPR][/SPR]
LE MAITRE D’INDRIANEE
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[SPR]…goba quelques oiseaux. Ils ne tombèrent pas comme des masses. Plutôt comme des feuilles mortes portées anarchiquement par le vent. Ils n’étaient guère plus que des tas de plumes et d’os fins, secs et flétris. On aurait dit qu’ils avaient pris en une seconde plusieurs siècles. Le Dévoreur en aurait presque compati, s’il s’en était soucié, car il savait ce que ça faisait. Mais il aimait se nourrir d’oiseaux. Ils étaient pour lui des amuses-bouches, de petits bonbons juteux dont il se sustentait non pour combler sa faim, simplement par pur plaisir égoïste. Ils portaient en eux le rêve du vol libre. Cet esprit de liberté sans limite, dans l’immensité du ciel, les caresses du vent et du soleil dans les plumes, c’était savoureux.
Le Dévoreur trainait derrière lui un paysage décharné. Il était tellement heureux d’être de retour dans un monde tangible et qui ne le menaçait pas continuellement de l’affamer, qu’il ne faisait même pas mine de contrôler son pouvoir d’absorption. Il engloutissait tout ce qui passait à sa portée, par caprice. Il prenait des forces. Il sentait qu’il en aurait besoin.
La campagne n’était pas à l’origine des plus chantantes. Son ciel se grisait des mauvais rêves de ses habitants, la terre était cendreuse, et les animaux chétifs. Les fruits semblaient pourrir sur leurs branches sans même se donner la peine d’en tomber pour nourrir le sol asséché. Les feuilles se craquelaient par manque de soleil.
Le Dévoreur n’aimait pas trop cet endroit. Il était pressé d’atteindre sa destination, qui semblait à son esprit une espèce d’eldorado, de paradis où tout irait mieux pour lui. Il avait bien essayé de monter un cheval pour y parvenir plus vite, mais son destrier s’était lentement décomposé sous lui. Sa peau avait noircie, ses muscles s’étaient nécrosés, il s’était mis à pleurer du sang, des gouttes de chair fondue suintaient de ses pores et finalement, sa colonne vertébrale avait craqué et s’était brisée. Dans un ultime hennissement baveux, le cheval était mort.
Les animaux ne semblaient pas être capables de soutenir sa présence. Il se rappelait dans les souvenirs de l’humain-dragon qu’il lui arrivait auparavant la même chose. Son esprit était trop embué de malfaisance pour que l’univers le tolère franchement, et les animaux le fuyaient, les humains se sentaient mal à l’aise en sa présence, les plus faibles vomissaient et les plus forts étaient pris d’un incomparable mal de tête. Cela avait passablement contrarié la vie de l’humain, contraint à manger une nourriture qui perdait tout goût dans sa bouche, et à se tenir éloigner de la grande partie de toute compagnie humaine, solitaire et morose. Il avait fait de son ressentiment une arme de volonté, et n’avait plus eu comme désir que la conquête qui seule comblait son âme torturée.
Arrihere avait signé un pacte avec un démon, en absorbant un vampirique pour s’accaparer son pouvoir. C’est en formant cette pensée, que le Dévoreur se rendit compte pour la première fois qu’en mangeant un humain qui avait mangé un vampirique, il avait indirectement mangé un membre de sa propre espèce. De telles choses pouvaient se produire. Celui que l’on avait nommé Grand Dévoreur ne faisait aucune différence entre vampiriques et humains quand il s’agissait de ses repas.
Devait-il à ce mélange étrange les sensations qu’il ressentait et l’effet qu’il produisait sur son environnement ?
Le Dévoreur s’interrogeait. Il réfléchissait. Il pensait à l’avenir. Autant de choses qui ne lui étaient jamais arrivées auparavant. Cette conscience de lui-même le perturbait. Jusqu’où cela le mènerait-il ?
__ Eh ! On te parle ![/SPR]
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[SPR]Ce ne fut pas tant le son qu’il perçu, que les perturbations imaginaires qui l’environnaient. Il savait depuis plusieurs kilomètres que des humains se cachaient dans les bois, sur son chemin. Leur présence n’était pas une surprise, mais qu’ils fassent attention à lui si. Leurs congénères l’évitaient, généralement. N’importe qui, même un humain, était capable de sentir le danger qu’il représentait. Il examina avec curiosité les schémas inventifs que ces humains s’étaient appliqués sur eux-mêmes. Ils s’étaient voulu plus forts, plus courageux, sans peur et sans pitié. Leur esprit courbait donc légèrement la réalité autour d’eux pour se conformer à ce schéma simplet. Il nécessitait beaucoup de concentration et de maitrise de soi. Ils étaient forcés d’agir vite, sous peine de s’écrouler, épuisés.
Et voila que le voyageur continuait son chemin sans faire mine de les remarquer.
Ils étaient six, des déserteurs, des criminels condamnés mais échappés, des hommes qui avaient tout perdu et vivaient au jour le jour. Ils étaient pauvres, miteux, revêtaient des loques et brandissaient des épées que n’aurait jamais portées un soldat digne de ce nom. La barbe noire ou brune, crasseuse, leur mangeait à tous les joues ; cela leur donnait un air plus effrayant, de même que leurs cheveux hirsutes graisseux. Ils souriaient, dévoilaient leurs dents jaunes et les espaces manquants entre. Ils arboraient fièrement leurs cicatrices qui les désignaient comme des survivants.
Tout cela, le Dévoreur n’en avait bien sûr cure. Ce qu’il voyait par-dessus tout, c’était la trace de leur esprit. Ils portaient tous la marque d’une profonde désillusion. Nombre de rêves déçus, les cauchemars qui hantaient leurs nuits. Toujours cette bride d’espoir que leur vie s’améliore, que quelque chose change et que tout devienne mieux. Ils rêvaient sans se l’avouer entre eux, d’une maison et d’une famille, d’une vie tranquille et d’un travail simple. Mais c’était un rêve si profondément enfui en eux qu’ils n’en avaient peut être eux-mêmes pas connaissance. Ils l’avaient rejeté comme impossible, honteux. Ils en étaient venus à haïr les gens qui menaient cette vie qui leur était refusée, et avaient déjà brûlé par jalousie plusieurs fermes isolées, violé les femmes même enfants, et égorgé les hommes en riant.
Même aux yeux du Dévoreur, ce n’étaient pas des individus fréquentables. Ils l’entouraient alors qu’il s’était arrêté, indécis.
__ Qu’est ce que t’es, avec ton armure ? grogna le grand qui lui faisait face. Un déserteur ?
Il avait la peau basanée et flétrie, recouverte de poils, les yeux noirs méfiants, portait un vestige de cotte de mailles et une lame rouillée. Sa jambe gauche était sommairement bandée d’un tissu sale déchiré, sur lequel s’étalait une tâche de sang séché, et qui avait l’air de lui faire mal. Il s’appuyait davantage sur sa droite.
__ Hum… répondit le Dévoreur.
Il se demandait quoi faire de ces humains. Il n’avait pas assez faim pour voir l’intérêt de les avaler. Et ils ne semblaient pas assez bons pour qu’il le fasse par pur plaisir. Il y avait assez d’humains dans la région pour qu’il n’ait pas à les embarquer avec lui comme réserve de nourriture.
Il repensa à l’humain à tête de taureau qui l’avait enfermé dans sa prison de torture. Il ne pouvait pas lutter directement contre lui. Il lui fallait l’aide d’autres humains. Qui sait s’il ne le rencontrerait pas en chemin ? Ces humains pourraient lui servir de gardes du corps.
Il se concentra pour retrouver l’usage d’une parole cohérente. Les bandits avaient hésité, parce qu’il portait une grande armure noire, qu’il avait un visage peu accommodant, et que l’air autour de lui se distordait bizarrement. Ça ne présageait rien de bon.
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[SPR]__ Servez-moi, dit-il de sa voix rauque. Ou mourrez.
__ Quoi ? Tu rêves connard… répliqua l’homme en face de lui.
L’univers vibra, se brisa comme du verre. Une trainée noire filtra du bras droit du Dévoreur, s’étira comme un serpent de ténèbres et transperça le bandit. La terre autour de lui bouillonnait. L’herbe et les plantes avaient noirci et s’étaient répandues en cendres. Les insectes grésillaient, carbonisés. Une brume verdâtre, nauséabonde, s’élevait. L’homme hurlait, dévoré de l’intérieur par la lance de cauchemar qui lui tiraillait les entrailles. Le sévisse sembla s’éterniser. Les autres hommes le contemplaient, tétanisés, livides. Ils n’osaient pas faire l’effort de comprendre ce qui se passait, de peur que la réalité soit pire encore que ce qu’ils imaginaient. Ils n’osaient rien imaginer en réalité. Cela aurait pu effectivement se produire.
La victime se desséchait. Le sang et la vie quittaient sa peau. Ses yeux devenaient vitreux. Son esprit était aspiré dans le néant de son bourreau. Le Dévoreur restait impassible. Il ne resta bien vite plus qu’un sac d’os et de peau, qui tomba, dans un bruit de tissu râpeux. Le vampirique se tourna vers les cinq autres.
__ Servez-moi ou mourrez, répéta t-il sur le même ton, comme si rien ne s’était passé.
Le plus jeune s’écroula par terre. C’était celui qui présentait physiquement la meilleure allure, avec ses cheveux bruns en bataille, une barbe qui avait du mal à pousser, des habits trop petits pour lui déchirés et un tantinet moins de crasse et de cicatrices que les autres.
__ Mais que voulez-vous qu’on fasse ? s’exclama t-il horrifié.
Il n’osait pas lui demander qui il était. Ou ce qu’il était. Les bandits ne bougeaient pas, de peur peut être de se faire trop remarquer ou d’agir de travers, de servir à nouveau d’exemple. Le Dévoreur réfléchit encore. Cela lui avait demandé beaucoup d’efforts de trouver dans les tréfonds de ses souvenirs le vocabulaire qui correspondait, juste pour articuler ces quatre mots. Il s’activa mentalement pour en formuler d’autres.
__ Suivez-moi. Et obéissez-moi.
Et puis il avança sans plus se soucier d’eux. Il écrasa négligemment le cadavre momifié et cela décida les bandits à s’exécuter. Ils tremblaient de trouille. Ils étaient de durs à cuire, qui avaient tout vécu, mais ça… ça dépassait l’entendement. Ils avaient vu pire, en termes de mort. L’atmosphère poisseuse imprégnait cependant encore leurs esprits. Une peur et une horreur animale qu’ils ne pouvaient réfréner.
Qu’allait faire cet… cette chose d’eux ? Pourquoi avait-il besoin d’eux ? Quelle était exactement leur liberté d’action ? Où allaient-ils ?
Ils se jetaient des regards, quémandaient du soutien les uns les autres, espéraient voir dans leurs yeux le début d’une réponse, d’une solution. Devant eux, la créature cliquetait en marchant dans son armure noire. Elle marmonnait pour elle-même des propos incohérents. Les bandits n’osèrent pas lui demander la permission de récupérer leurs vivres et équipement disparate laissés dans les bois. Leur nouveau maitre avait peut être un campement plus loin. Il ne portait pas de sac, rien d’autre que son imposante masse d’acier ténébreux cliquetant. [/SPR]
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[SPR]Mais ils quittèrent les bois, ils traversèrent la campagne sur des routes terreuses, une petite rivière et volèrent une barque pour franchir un fleuve plus large. Ils s’enfoncèrent dans une autre forêt sauvage et à la tombée de la nuit, ils ne s’étaient pas arrêtés une seule fois. La créature marchait obstinément tout droit, se contenant de contourner les obstacles, increvable. Les bandits en revanche, n’en pouvaient plus. Ils suaient, respiraient bruyamment, étaient perclus de douleurs musculaires, et ils avaient faim.
L’un d’eux fini par s’écrouler. Le plus jeune, le moins aguerrit. Les autres ralentirent, ne sachant pas comment réagir. Devaient-ils l’aider ou bien l’ignorer ? Que ferait la créature, que voulait-elle qu’ils fassent ? Voulait-elle cinq esclaves ou ne se souciait-elle pas de leur vie ? Elle n’avait fait mine de s’occuper d’eux qu’à un seul moment, quand un grand brun s’était discrètement éloigné pour tenter de s’enfuir. L’armure noire s’était stoppée net, et l’avait regardé. La vie autour d’elle avait commencé à dépérir. Le bandit avait glapit et était rentré dans le rang.
Le jeune garçon tenta bien de se relever, mais ses jambes ne le portaient plus. Le désespoir l’étreignait tellement qu’il ne trouvait plus aucune raison de lutter, de vivre. Il se préparait déjà à mourir abandonné, ou bien foudroyé par la créature.
Mais elle s’arrêta. Elle se retourna pour la seconde fois et contempla le jeune bandit.
__ Suivez-moi, ordonna t-elle.
Le garçon redressa la tête faiblement, la secoua, haletant, autant par la peur qui lui nouait les entrailles que par épuisement.
__ Je ne peux pas… parvint-il à exprimer dans un souffle.
__ Suivez-moi, s’obstina son maitre.
Prit d’un courage subit, un des bandits s’interposa.
__ Il est épuisé. Tout comme nous. Nous ne pouvons plus continuer comme cela sans manger ni se reposer. C’est la nuit, il faut dormir.
De toute façon, se disait-il, si on ne s’arrête pas on va mourir. Et la mort d’épuisement et de faim est bien plus lente et douloureuse que ce qu’il pourrait me faire subir.
Le Dévoreur fronça les sourcils. Ces concepts n’étaient pas nouveaux pour lui. Il n’avait certes pas besoin de dormir mais savait très bien ce qu’étaient la faim et l’épuisement. Il dut peser le pour et le contre. Avait-il vraiment besoin de ces humains ? Etait-il pressé au point de ne pas se permettre une petite pause ?
__ Hum… fit-il.
C’est ce moment que choisit un bandit pour, avec l’énergie du désespoir, foncer sur lui en brandissant son sabre de cavalerie volé. Le Dévoreur fut trop surpris pour réagir promptement et le laissa lui planter son arme dans le front. En trop mauvais état, elle ne fit que l’entailler sur plusieurs centimètres. De la vapeur noire s’échappa de la blessure. Deux autres bandits saisirent l’occasion de lui prêter main forte. Leurs armes ricochèrent sur l’épaisse armure. Le vampirique ne bougeait toujours pas. Le mécanisme de la pensée qu’imposait la réaction spontanée et efficace était bien trop complexe pour lui, alors même qu’il réfléchissait déjà à un autre problème. Il ne pouvait pas tout faire à la fois.
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[SPR]Les quatre bandits s’étaient ligués pour le tuer. Le Dévoreur sentit les brèches dans son enveloppe corporelle. Cela ne lui plut pas. Il comprit enfin ce qu’il devait faire.
La brume s’épaissit autour de lui. Elle se mit à ronger les visages de ses agresseurs. Ils lâchèrent leurs armes en hurlant et se griffant la figure. Leur peau se couvrait de cloques qui explosaient et suintaient d’un liquide jaunâtre. Leurs yeux fondirent et brulèrent l’intérieur du crâne. Ils s’effondrèrent en bavant de la mousse.
Le Dévoreur lutta pour reprendre contenance. Il était frustré d’avoir perdu ses gardes du corps humains, même s’ils ne lui avaient pas servis à grand-chose. Il aimait bien, finalement, l’idée d’avoir ses esclaves à lui. Ils le suivaient comme de petits chiens dociles, et ça lui avait fait plaisir. Et puis, lorsqu’il avait fallut traverser le fleuve, il n’avait pas eu à ramer, ils s’en étaient chargés. S’il avait été seul, il n’aurait pas su comment faire. Il se serait sans doute noyé.
Il demeurait un esprit, faible, mais tenace. Le jeune garçon faisait le mort. Il ne bougeait plus, retenait sa respiration, quand bien même des larmes coulaient muettement de ses yeux. Mais le Dévoreur voyait la fureur de ses rêves, son désir qu’il parte et le laisse tranquille, qu’il lui permette de vivre. Il fouilla dans sa mémoire à la recherche de nouveaux mots. Regarda autour de lui, avec ses yeux de vampirique. Il ramassa une lame ensanglantée, la tint maladroitement, et puis la lança dans la forêt.
En même temps, il tendit son esprit vers l’animal qu’il avait perçu et lui insuffla ses pensées de cauchemar. Le porc sauvage se tétanisa, trembla de tous ses membres, geignit, sans être capable de bouger. La lame le cueillit en pleine tête et il s’effondra. Le Dévoreur alla le ramasser et le trainer par les oreilles. Il le lâcha à quelques centimètres de la tête du jeune humain.
__ Mange, lui ordonna t-il.
Il réfléchit encore quelques instants, pendant que le garçon relevait la tête en hésitant.
__ Je ne te tuerais pas. Si tu m’obéis. Mange.
__ Je peux faire un feu ? finit par dire le garçon après un long moment.
__ Hum… dit le Dévoreur.
Le jeune homme prit cela pour un assentiment. Il s’éloigna ramasser du bois, mais pas trop pour que son bienfaiteur ne s’imagine pas qu’il tentait de fuir. Il posa le tout non loin du cadavre et voulut que le bois s’enflamme. Quelques étincelles allumèrent des braises. Son esprit n’était pas assez calme pour faire mieux. Il attisa et souffla dessus pour qu’elles grandissent. Il sorti prudemment son couteau de sa ceinture et entreprit de couper la peau du porc sauvage, de la retourner, d’enlever l’estomac, de faire son travail de boucher. Tout chasseur habitué à être livré à lui-même dans la forêt savait le faire.
Le Dévoreur s’était accroupi non loin et le regardait s’activer avec intérêt. Il cherchait à comprendre pourquoi l’humain prenait tout ce temps pour se nourrir alors qu’il mourait de faim, pourquoi il ne mordait tout simplement pas dans la carcasse pour la mâcher avec avidité. Mais non, il découpait des quartiers de viande et les suspendaient par un bâton au dessus du feu.
__ Avec des herbes aromatiques se serait meilleur, commenta le jeune homme dans l’espoir que parler le détendrait.
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[SPR]Le Dévoreur analysa ces paroles. Des herbes aromatiques n’avaient jamais rien changé au goût de sa nourriture. Ni même en enlever des bouts pour n’en consommer que certains et les faire cuir. C’était d’un compliqué…
__ Vous en voulez ? demanda l’humain en lui tendant une côte rosée.
La curiosité poussa le Dévoreur à se saisir de la côte et de mordre dedans. La figure de l’humain blêmit alors que les dents du Dévoreur croquaient même les os. Rapidement, tout fut consommé. Le Dévoreur n’apprécia pas. De la viande morte, sans rêve. Il avait eu autant de plaisir à la manger qu’un caillou.
__ Mange, lui dit-il d’un air dégouté.
Le jeune homme s’exécuta, soudain plongé dans un silence terrifié. Il n’osa pas dire qu’il avait soif. Cela faisait longtemps qu’ils avaient dépassé le dernier cours d’eau. Sa gorge le démangeait et ses lèvres étaient toutes craquelées. Il buvait le sang et le jus de la viande avidement.
__ Ais-je le droit de vous poser des questions ? demanda t-il quand il fut rassasié.
Il faisait complètement nuit désormais. La présence et la chaleur du feu était réconfortante, bien qu’elle projetât sur la créature en armure noire des ombres déconcertantes. Le Dévoreur chercha de nouveaux mots.
__ Avoir des réponses te permettra de mieux me servir ?
__ Euh… oui. Oui, bien sûr je vous servirais bien mieux avec des réponses, mais si vous ne voulez pas répondre, ce n’est pas grave, pas du tout.
__ Alors pose.
__ Euh… puis je connaitre votre nom ?
Le Dévoreur ne portait pas de nom. Il n’en avait pas besoin. Avant récemment, il n’avait même pas une réelle conscience de lui-même, n’était qu’une boule d’instincts et de cauchemars. Les vampiriques n’étant pas des êtres sociales, ils n’avaient pas non plus l’utilité de se donner des noms. Ils n’avaient de toute façon pas de langage. Il s’identifiait comme étant le Dévoreur parce que c’était ainsi que les humains l’avaient souvent appelé. Il portait le corps de l’un d’eux. Pour ce qu’il comptait faire, autant qu’il en porte également le nom.
__ Arrihere le Dévoreur, dit-il.
__ Oh… fit l’humain comme si ça lui disait quelque chose. Moi c’est Teiki. Puis-je savoir où nous allons ?
Il parlait, non par envie, mais davantage par nécessité. Il sentait que nouer un lien quelconque avec cette créature était important s’il voulait demeurer en vie. Il ne voyait pas de meilleur moyen à ce but que de parler et partager un repas.
__ Il y a quelqu’un, répondit lentement Arrihere le Dévoreur, que je dois revoir. Il est quelque part dans la région. Nous allons le voir.
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[SPR]__ Un ami ?
Le Dévoreur réfléchit à cette qualification. Il ne s’embêtait pas à classer les choses en terme d’amis ou d’ennemis. Seulement en ce qui se mangeait et ne se mangeait pas. Mais c’était ainsi que les humains raisonnaient, il allait devoir s’y habituer. Alors, l’humain qu’il voulait voir était il un ami ? Pas à lui. Mais à un ami au corps qu’il occupait, à Arrihere l’empereur-Dragon.
__ Oui.
__ Oh. Une bonne chose. Et que devrais-je faire pour vous servir ?
__ M’obéir.
__ Très bien…
Il ne put retenir un bâillement. Le Dévoreur ne semblait pas le moins du monde fatigué. Il donnait davantage l’impression de s’être assis sur un coup de tête et d’avoir oublié de se relever.
__ Puis-je dormir ? demanda Teiki.
__ Pourquoi ?
__ Pour être en pleine forme demain et pouvoir vous servir correctement.
__ Cela me convient, dit le Dévoreur soudain conciliant.
__ Merci.
Teiki se coucha par terre, près du feu et ferma les yeux. Mais il n’était pas sûr de parvenir à dormir. Pas avec quatre cadavres horriblement mutilés à quelque mètres et leur meurtrier non loin, impassible. Pas avec la douleur qui engourdissait ses muscles, ces crampes qui le démangeaient.
Le Dévoreur lui, révisait son vocabulaire. Il lui semblait important d’être capable de communiquer avec les humains. Son humain domestique finit par s’endormir et se mit même à rêver, à un moment de la nuit. Le Dévoreur se rapprocha, fasciné. C’étaient des rêves plutôt tourmentés, mais ne flanquaient pas non plus au cauchemar. Il se coucha près de l’humain, lapa avec précaution les vapeurs de rêves que ses sens de vampirique captaient. C’était un doux breuvage, que les rêves humains pris à leur source. Cela l’enivra un peu. Il resta aux cotés de l’humain, à aspirer ses rêves et crut même s’endormir à son tour.
Mais les rêves s’éteignirent. Teiki s’éveilla et se retrouva nez à nez avec un homme au visage sec et anguleux, aux yeux noirs un peu ailleurs et aux cheveux bruns qui, sous les premiers rayons du soleil, se teintaient de lueurs blondes. L’homme le regardait dans les yeux. Ils étaient à quelques centimètres l’un de l’autre, aussi proches que des amants. Le garçon n’osait pas bouger parce que, passée la première surprise, il se rappela qui était cet individu et de quoi il était capable en cas de faux pas.
__ Tu as cessé de rêver, fit remarquer le Dévoreur sur un ton de reproche.
__ Désolé, s’excusa Teiki sans trop savoir pourquoi.
__ Es tu suffisamment reposé pour repartir ?
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[SPR]__ Oui, fit le garçon quand bien même il avait faim et soif et aucune envie de passer encore une journée à marcher.
Le Dévoreur semblait lire dans ses pensées.
__ Mon ami s’est rapproché pendant la nuit. Nous ne sommes plus très loin, dit-il après qu’ils se fussent relevés.
Ils abandonnèrent les cadavres aux charognes et aux insectes, qui n’avaient pas osé s’approcher avec la présence du Dévoreur et demeureraient peut être encore réticents pendant quelques temps tant son aura méphitique imprégnait les lieux. Et malgré la faim, la soif et ses crampes persistantes aux mollets, Teiki le suivit. Ils trouvèrent quelques kilomètres plus loin un ruisseau auquel il put s’abreuver avec un soulagement immense. Le Dévoreur lui, regardait l’eau avec méfiance, comme s’il redoutait qu’elle ne lui saute dessus.
Mais son comportement était rarement cohérent.
Teiki avait finit par se persuader que s’il ne faisait rien qui déplut au Dévoreur, c'est-à-dire l’attaquer, tenter de s’enfuir, ne pas obéir à ses ordres directs, alors il avait de grandes chances de rester en vie. Il savait qu’il était censé servir son maitre, l’aider à quelque chose, mais celui-ci ne lui demandait jamais rien. Sinon de le suivre. Teiki espérait seulement que ce ne fut pas pour le tuer plus loin d’une manière horrible, mais il s’était préparé mentalement à mourir et partait l’esprit tranquille.
Le Dévoreur l’aida encore une fois à chasser et se faire à manger, midi venu. Il dévora pour sa part plusieurs papillons. Il compara leur goût à de délicieux biscuits, mais ni le Dévoreur ni Teiki n’en avaient jamais mangé, si bien qu’ils durent chacun se contenter de penser que c’étaient des mets fameux. Comme Teiki lui avait proposé de la viande, le Dévoreur consenti presque à regret à se séparer d’un de ses papillons au profit de l’humain, afin qu’il se fasse lui-même une idée sur le goût. Le garçon refusa poliment.
La région était plus riante que la précédente. Le ciel était bleu, seulement teinté ci et là de nuages gris comateux. Les animaux étaient en bonne santé, tant physique que mentale, et la civilisation humaine laissait des traces plus vivantes. Des routes de boue un tantinet mieux entretenues, des fermes à l’apparence plus prospères, des champs cultivés en jachère.
S’ils croisèrent des humains, ceux-ci les évitèrent, voir les fuirent. Un homme imposant en armure noire à l’allure sinistre, accompagné d’un jeune sauvage à l’air mauvais, ça n’inspirait rien de bon pour personne. Une troupe de fermiers armés de bâtons et d’ustensiles agricoles s’était bien formée pour les faire partir ou les tuer, mais ils s’étaient arrêtés à une trentaine de mètre des deux acolytes, avaient discuté entre eux, et puis tourné les talons précipitamment.
Probablement qu’une nuée de corneilles tombant du ciel dans un nuage de plumes cendreuses au passage du Dévoreur les avait dissuadé de lui chercher querelle. Un homme qui pourrissait l’univers local par sa seule présence méritait un peu de tranquillité.
Il s’avéra qu’ils étaient en réalité partis quérir main forte. En fin d’après-midi, alors qu’un chemin considérable avait été parcouru depuis leur rencontre avec les paysans, ils aperçurent un barrage de soldats droit devant eux. Ils portaient tous des tenues noires, certains des plaques d’armure, et brandissaient des bannières bleu foncé frappé d’un cercle d’or, de même que des piques, des épées et des arbalètes. Ils étaient une vingtaine.
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[SPR]__ Nous devrions faire demi-tour, partir pendant qu’il en est encore temps, suggéra Teiki à leur vue.
__ Non, fit le Dévoreur, mon ami est parmi eux.
__ Oh, dit Teiki.
Il regarda l’armure noire de son maitre. Il commença à penser qu’il devait être un officier de l’armée d’Indrianée qui s’était perdu, peut être, et qui rentrait au bercail. Cela ne présageait rien de bon pour lui. Les bandits étaient impitoyablement abattus. L’empereur-Dragon n’était pas connu pour sa tolérance de la criminalité. Même si on disait Arrihere mort…
Teiki blêmi. Ses jambes manquèrent de se dérober sous lui.
Arrihere le Dévoreur lui jeta un regard.
__ Suis-moi, lui ordonna t-il, et Teiki ne put qu’obéir.
__ Ne faites pas un pas de plus, les prévint un soldat quand ils furent à cinq mètres du barrage. Déclinez votre identité et la raison de votre présence ici.
__ Je suis venu voir Wilwarin, déclara le vampirique. Je suis Arrihere le Dévoreur.
Les soldats hésitèrent, se regardèrent, dévisagèrent l’inconnu et son acolyte, se retournèrent pour appeler quelqu’un. Ça se bouscula et finalement, un homme d’une quarantaine d’année apparut. La mâchoire carrée, les cheveux rasés courts, l’air austère, il était fringant dans sa moitié d’armure noire le désignant comme un officier. Il afficha d’abord un air méprisant, puis méfiant, et enfin ébahis.
Il franchi le cordon de soldats et se rapprocha du Dévoreur qui demeurait impassible. Il le regarda bien, le sonda même avec son esprit. Ce n’était pas un homme ordinaire, il en était certain. Personne ne pouvait déformer le monde comme il le faisait, torturer ainsi atrocement la réalité sans le vouloir, juste en étant simplement là… sauf Arrihere, l’empereur-Dragon, mort deux ans plus tôt lors de la campagne du nord avec son armée face au roi Minotaure.
Ça ne pouvait pas être lui. Un traquenard, un sosie envoyé par ce fourbe de Dieu doré. N’avait-il pas fait lâcher sur la capitale, Indrianée, une nuée de dragons en papier le mois dernier ? Il aimait se jouer de ses adversaires, se moquer d’eux comme un gamin.
Pourtant… Wilwarin avait envie de croire que cette apparition était bien son maitre. Il devait en être sûr.
__ Comment connaissez vous mon nom ?
__ Je le connais car c’est moi qui t’ai formé, dit le Dévoreur qui avait préparé cette rencontre toute la journée en fouillant dans les souvenirs du vrai Arrihere. Même le soleil ne saurait cacher la nuit.
Wilwarin vacilla. Il avait prononcé ce code secret qui signifiait qu’il désirait avoir une entrevue en privé avec lui et qu’il fallait vérifier qu’aucun espion ne les écoutait.
Wilwarin était né dans les faubourgs d’Indrianée, ces quartiers qui s’étaient développés avec l’agrandissement de l’empire et l’afflux de population ; marchands, ouvriers, soldats, intellectuels, artistes, jeunes en recherche de travail, etc. Il se souvenait de ces files ininterrompues de caravanes qui nuit et jour desservaient la capitale pour lui apporter les vivres et marchandises nécessaires à sa survie. Les rues étaient larges, assez pour supporter ce flux constant de mouvement.
On bâtissait partout. C’était impressionnant, pour un enfant, de voir son monde changer chaque jour, être autant bouleversé. On démolissait les vieilles maisons de bric et de broc et les remplaçaient par de grands immeubles en brique rouge. Les rives de la côte étaient taillées pour agrandir le port qui accueillait sans cesse davantage de navires venus des quatre coins du monde. On élargissait les rues et flanquaient les carrefours de portes, de tourelles et de corps de garde pour les plus importants. Les soldats étaient omniprésents, ils défilaient plus qu’ils ne patrouillaient. Ils représentaient la fierté de l’empire. Tous les jeunes garçons désiraient s’engager.
L’empire ne manquait pas d’ennemis. Il était vaste, la moitié d’un continent. Il fallait des hommes solides et loyaux pour tenir ses frontières et ses cités fraichement conquises. Comme bien d’autres, Wilwarin s’était engagé à seize ans et avait tout donné pour faire ses preuves. Tant qu’à vingt-trois ans il avait déjà été remarqué par ses officiers instructeurs.
Il avait été muté dans la Flèche Enflammée, l’armée personnelle de l’empereur-Dragon. Ses troupes d’élite. Il avait mené quatre campagnes à ses cotés. Il avait maté la rébellion des Kernels et conquis les Exangus d’orient. Il s’était taillé une place parmi les proches et fidèles conseillers de l’empereur.
Il était posté à Cymentras avec le reste de la Flèche Enflammée quand l’empereur-Dragon et la sixième division du nord s’étaient rendus dans le Royaume Rêveur pour le soumettre. Une nation déchirée par des luttes intestines qu’ils avaient eux-mêmes orchestrées, et qui n’aurait pas dû leur opposer la moindre résistance.
Son souverain n’en était jamais revenu. La sixième division avait été inexplicablement massacrée, et l’empereur-Dragon avait disparu. Le roi Minotaure avait annoncé sa mort, mais sans jamais montrer son corps. Il l’avait brûlé, disait-il. Fut-il possible qu’il ait menti, et qu’Arrihere ait seulement été emprisonné, qu’il se soit échappé après deux ans de chaos ?
__ Vous devriez être mort, souffla l’officier Indrianéen.
__ Indrianée a besoin d’un maitre. Et je suis de retour.
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UN VIEIL AMI
LE SECRET D'ARRIHERE
BIENVENUE EN EULEUTHERIA
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