[Récit] Les Seigneurs des Labyrinthes

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DeletedUser

Guest
C'est la suite du roi minotaure, que je vous conseille de lire afin de comprendre quelque chose.

Si vous n'avez pas envie de le lire, ou que vous ne vous souvenez plus de tout ce qui s'y passe, voici un résumé de l'épisode précédent :

[SPR]Dans un monde où l'on peut influencer la réalité grâce à son esprit, via la maitrise de l'onirisme, un roi est fait prisonnier d'un labyrinthe lors d'un coup d'état. Pour le sauver, la reine se sacrifie et transporte son esprit dans le corps du dernier soldat loyal au roi, le capitaine Elthalion. Deux esprits dans un corps, ne s'entendant pas toujours très bien, se rendent donc dans le labyrinthe pour y délivrer le roi. Ce dernier parvient à transférer son propre esprit dans le corps du gardien du labyrinthe, le Minotaure, acquérant l'habilité de contrôler les labyrinthes.

Lorsqu'ils quittent enfin le labyrinthe, ils se rendent compte qu'ils ont été transportés 40 ans dans le passé et bien loin de leur royaume. A cette époque, le sinistre empereur Dragon Arrihere règne sur Indrianée et prévoit d'envahir les cités de Falaï. Désirant lutter contre cette menace qui pourrait un jour atteindre son royaume, le roi Minotaure se rend auprès des cités querelleuses dans le but de les unir et de repousser l'invasion. Mais il découvre une menace tout aussi grande : le Dieu Doré, un seigneur à la puissance imaginaire colossale, fourbit ses propres plans. Entrainé dans un noeud complexe d'intrigues, le roi Minotaure s'allie à la cité de Vestiaire et du Lumineux, afin de couper court aux plans du Dieu Doré.

Au cours de la bataille d'Oriatia, la coalition menée par le roi Minotaure repousse l'empereur Dragon, mais se fait vaincre par le Dieu Doré. Le roi Minotaure entend alors utiliser la science des labyrinthes et leur pouvoir temporel pour retourner dans son pays et empêcher le coup d'état. 40 ans plus tard, il comprend que celui ci a été orchestré par l'empereur Dragon, et le combat une nouvelle fois. Arrihere est cependant tué par le Dévoreur, une créature de cauchemar que le roi Minotaure avait combattu dans une des cités querelleuses. Le roi l'enferme alors dans un labyrinthe, espérant l'avoir bannie à jamais du réel.

Les Seigneurs des Labyrinthes commencent à ce chapitre du roi minotaure. Drume, un homme ayant voué sa vie à traquer le Dévoreur et ayant sauvé la vie du roi Minotaure, s'apprête alors à combattre son ennemi, pendant que le roi s'enfuit de la cité volante de Shive.
[/SPR]

LIBÉRÉ DU LABYRINTHE

[SPR]
L'idée de Moody est pas mal, j'ai divisé le chapitre en pages pour faciliter la lecture.
P1
[SPR]… les regarda partir. Le vent qu’expulsait par blocs compacts le volcan – ou le venlcan devrait-il dire - faisait tanguer leur embarcation, ce petit dirigeable qui semblait bien frustre et désemparé face à la puissance du souffle venlcanique. Il vérifia qu’ils étaient sortis sains et saufs du rayon d’action du venlcan. Leur course erratique jusqu’alors se revêtit d’une confortable douceur, l’aéronef se laissant enfin porté par des vents calmes permettant une manœuvre moins chaotique. Ils n’étaient pas des professionnels du pilotage mais il dut reconnaitre qu’ils se débrouillaient bien.

Drüme se détourna de l’embarcation volante qui emportait le roi Minotaure et le capitaine Elthalion – la reine dans sa tête. Il y avait dans la ville suspendue dans les airs de Shive, toute une petite armée d’assassins et d’espions qui ne demandaient qu’à filer les poursuivre. Il était nécessaire de leur donner le temps de s’enfuir et pour ça, une diversion s’imposait.

La plus élémentaire des précautions fut de vérifier que sa propre nacelle de secours était prête. Un petit dirigeable avec ailerons et ballon uniplace, semblable à celui qu’il avait donné au roi. Il le cacha derrière des caisses et une bâche et lâcha un petit rire satisfait. Il se saisit ensuite des diverses boites qu’il avait laissées par terre et les accrocha dans son dos. Il partit dans un trot tranquille et silencieux remplir sa mission.

Les alentours étaient déserts. Son combat avec le Dévoreur n’avait pourtant pas été des plus discrets. Ses comparses assassins étaient-ils déjà tous partis ? Il était peu probable qu’ils aient remarqué la fuite de leur cible ; le roi Minotaure. Sans doute s’entretuaient-ils dans quelque coin d’ombre, pour passer le temps.

Shive était une cité de toile et de ballons plein de gaz, suspendue au-dessus d’un volcan qui, foin de lave, expulsait en permanence du vent. De grosses bourrasques qui maintenaient l’assemblage gracieux d’osier de la ville en l’air. Le feu prenait mal, parmi ces rues constamment en courant d’air. Au lieu de s’attiser, les flammes étaient soufflées dès les premiers instants. Mais Drüme avait dans ses boites une espère particulière de feu, du feu imaginaire qu’il avait lui-même inventé en arrivant, et il ne comptait pas faire bruler la première maison de papier venue.

Non, il déposa les explosifs dans un entrepôt à gaz, après en avoir estourbi les gardes. Comme les flammes étaient de lui, elles ne répondaient qu’à sa volonté. Il attendit de s’être éloigné de l’entrepôt pour leur ordonner mentalement de se libérer de leur prison de bois et de ravager les containeurs qui les environnaient.

L’explosion, à son goût, fut magnifique. Un cyclone de couleurs vives qui pulvérisa l’entrepôt et plusieurs bâtiments alentours, creusant une brèche immense dans le plancher d’osier par laquelle le vent du venlcan s’engouffra en hurlant de plaisir. Les flammes imaginaires, étourdies par le gaz qui les portait, grimpèrent dans le ciel en une tornade furibonde, véritable colonne de feu désordonné grillant tout ce qu’elle rencontrait.

Plusieurs ballons rattachés à la ville qui maintenaient son assiette disparurent dans de nouvelles fleurs voraces, projetant alentour des flammes qui s’impatientèrent bien vite à l’idée de ronger le reste de cette ville malheureuse de toile.

La panique submergea les habitants, avec leurs ridicules petits chapeaux ronds et leurs robes que le vent rendait bouffantes. La plupart plongèrent dans le souffle du venlcan afin de s’échapper de leur ville condamnée, profitant de leur maitrise de l’air pour voler tels des oiseaux apeurés. D’autres à l’instinct plus responsable se précipitèrent vers les valves qui contrôlaient le flux venteux qui parcourait la ville afin de le rediriger vers les flammes, dans l’espoir qu’un vent brutal les éteindrait. [/SPR]

P2
[SPR]Plusieurs dirigeables quittèrent leurs aérogares sous les cris et les suppliques de ceux qu’ils laissaient en plan. Passant presque inaperçu parmi ce chaos vite répandu, Drüme retourna à son canot de sauvetage. Il espérait causer une simple diversion, mais le feu et les explosions des ballons plein de gaz avaient dépassé ses prévisions, et c’était une ville toute entière qu’il était en train de détruire. Mieux valait rapidement mettre les voiles.

Une sensation désagréable l’étreignit alors qu’il revenait à l’endroit où il avait quitté le roi Minotaure. Le vent soufflait en crisant par l’ouverture qui avait avalée le Dévoreur. Ce trou béant expulsait bien plus que de l’air. Il crachait des vapeurs malsaines, des effluves fétides qui rendaient l’onirisme nauséabond.

La toile se tendit, quelques lattes de bois craquèrent. Une main noircie et encore fumante planta ses doigts squelettiques dans le tissu qui commença à se déchirer, et une autre chercha à tâtons une prise plus correcte.

__ Ah ! Hum… fit une voix en provenance du trou.

Le sang de Drüme se glaça, son visage devint livide. La surprise mêlée à l’horreur l’empêcha de réagir, et bientôt un homme au corps ravagé par un explosif s’extirpa maladroitement de l’ouverture pour ramper pitoyablement sur le plancher. Il se releva en vacillant, ses vêtements brûlés et ses muscles calcinés, encore saignant.

Drüme avait cru pouvoir se débarrasser du Dévoreur en faisant exploser le plancher sous lui, le laissant tomber dans le vide, mais la créature avait dû, d’une manière ou d’une autre, réussir à se faire porter par le vent violent jusqu’à son point de chute.

Une brume noirâtre enveloppait le monstre à l’apparence humaine. C’était un vampire immortel et quasiment increvable, mais d’une espèce bien particulière puisqu’il ne suçait pas le sang de ses victimes, préférant aspirer l’imaginaire qu’elles dégageaient. Les armes tant physiques qu’inventives n’avaient que peu de prises sur lui. Rares étaient ceux qui avaient déjà réussi à vaincre un vampirique – un vampire onirique – et Drüme comptait bien être parmi ceux là. Mais cela faisait plus de dix ans qu’il traquait ce Dévoreur, depuis son continent natal d’outre-mer, et malgré tous leurs affrontements dont il n’avait réchappé qu’avec justesse, il n’était jamais parvenu à infliger de sérieux dommages au monstre. Tout au plus avait il réussi à l’enfermer et à l’affamer quelques jours, quelques semaines. Et pour quel résultat ! Plus le Dévoreur avait faim, plus il était dangereux. La faim lui faisait perdre sa cohérence humaine, cette enveloppe qu’il se donnait pour tromper ses victimes, et lui rendait sa véritable apparence : un nuage de cauchemar condensé, centrifugé. Le Dévoreur, c’était l’anti-rêve par excellence, le prédateur ultime de la race humaine.

Il était de son devoir de triompher, de le vaincre.

Quand bien même il savait qu’il allait perdre.

Ce n’était pas une question de confiance en soi ou de pessimisme. C’était un fait établi, un avenir tracé. Il mourrait aujourd’hui, des crocs nébuleux du Dévoreur. Sa longue quête s’arrêtait là. Il n’y pouvait rien. Un vieil ami lui avait montré qu’on ne pouvait pas lutter contre le destin. Mais il se consolait en se disant que d’une certaine façon, dans l’avenir, il aurait encore un rôle à jouer.

Pour l’heure, il s’agissait de combattre une dernière fois, par honneur. Il sorti la lame qu’il avait réservé pour ce jour. Forgée dans les turbultes de la novaonirique qui rongeait le cœur de son pays natal, c’était une dague telle qu’il n’y en avait pas d’autre au monde. Son métal était un alliage de particules de cauchemar et de rêve, cimenté par les flammes imaginaires en provenance du centre même du monde. Cette arme était l’accomplissement même d’une vie de traqueur, il en était fier. Si on devait pouvoir blesser un vampirique, alors ce ne pouvait être qu’avec une lame créée à partir du cadavre du plus illustre des leurs, le seul dont on puisse attester la mort. [/SPR]

P3
[SPR]De la brume noire s’échappait des blessures de l’enveloppe du Dévoreur. Il était resté là, à contempler son adversaire d’un air stupidement béat, les bras ballants. Il marmonnait pour lui-même des propos incompréhensibles, fronçait les sourcils et ouvrait soudainement la bouche, comme surpris par quelque chose de spontané, alors que rien ne s’était produit. C’était cette inconsistance qui rendait le Dévoreur si dangereux : son imprévisibilité. Les êtres humains pouvaient se trahir de milles façons, un geste infime qui démontrait qu’ils allaient bientôt attaquer. Mais le Dévoreur baillait, le regard vide, n’esquissait jamais le moindre mouvement, ou alors sans conséquences, se contentant de se gratter le menton d’un air distrait.

Pour beaucoup, les vampiriques n’étaient doués d’aucune intelligence, n’agissant que par pur instinct, le simple besoin primaire de se nourrir d’imaginaire. S’ils adressaient le moindre propos, c’était presque par réflexe de leur enveloppe charnelle, une subsistance musculaire de leur hôte humain. Et s’ils semblaient complètement déphasés par rapport à leur environnement, c’est qu’ils n’étaient pas naturellement ancrés dans le réel. Êtres de cauchemar, ils appartenaient au monde de l’onirisme dont ils étaient inexplicablement sortis. Pour demeurer dans le réel, ils étaient contraints de s’emparer d’un corps humain, dont ils rongeaient lentement la matière, jusqu’à ce qu’inutile, ils doivent en prendre un autre.

L’enveloppe du Dévoreur arrivait manifestement en fin de vie. Un de ses doigts tomba en cendres, sans qu’il n’y prête attention. Derrière lui, Shive continuait de bruler.

Drüme attendait. Il se trouvait à cinq mètres du Dévoreur, une distance de sécurité suffisante pour s’écarter en cas d’attaque de ce dernier, mais trop importante pour lui porter rapidement un coup au corps à corps. C’était au Dévoreur de frapper le premier.

__ Oh… fit il comme s’il avait compris les pensées de l’assassin.

Et il attaqua. Son corps convulsa, des bulles noires gonflant sa peau décharnée, et le nuage de cauchemar qui composait son être fondamental suinta de tous ses pores. Il se regroupa jusqu’à former comme neuf tentacules, ou bien neuf crocs qui l’entouraient à la manière d’une plante carnivore ouverte prête à se renfermer sur sa proie.

L’air autour de lui vibrait. C’était la conséquence première d’un choc imaginaire. Lorsque le monde onirique prenait pied dans le réel et tentait de le modifier, l’univers réagissait en tressautant localement, comme pour protester, phénomène qui se traduisait pour l’œil humain en une vibration déconcertante.

Drüme s’élança contre le Dévoreur au moment même où ses crocs se refermaient sur lui. Il fut, l’espace d’un instant, plus proche de son ennemi juré qu’il ne l’avait jamais été. Il lui faisait face, le visage à quelques centimètres du sien, il voyait ses yeux vides écarquillés en une parodie de terreur, et sa bouche entrouverte dans un simulacre de surprise. Il lui enfonça profondément la lame dans le corps, là où il désirait que se trouvât son cœur.

Le Dévoreur implosa.

Shive explosa.[/SPR]

P4
[SPR]Les plus gros ballons qui portaient la ville venaient d’être consumés par les flammes. Les trois-quarts de la cité suspendue se réduisirent en confettis. Seules quelques plateformes qui s’étaient détachées et éloignées à temps furent sauvées. Le Dévoreur ne se trouvait pas sur l’une d’entre elles.

Son enveloppe humaine s’était désagrégée, le ramenant à l’état de nuage de cauchemar qu’il était à l’origine. Puis le souffle de la déflagration le balaya.

Les vampiriques, tout immatériels qu’ils fussent, ressentaient la douleur.

Le Dévoreur hurla. Une plainte inhumaine, inconcevable, inimaginable. Nul son audible par les oreilles humaines ne pouvait s’en rapprocher.

Le souvenir de cette douleur s’imposa à lui, inexplicablement. Il s’écroula contre un des murs noirs et se pris la tête entre les mains. Il gémit doucement, comme un enfant terrorisé. Il grogna quelques cris lugubres, batailla pour se relever.

Il se trouvait dans un couloir étroit, de deux mètres de large pour trois de haut, aux murs uniformément d’un noir brûlé, suintant. C’était sa prison, le labyrinthe, où le roi Minotaure l’avait enfermé, quarante ans après les évènements de Shive. La chose l’avait bien trop surpris, avait été trop spontanée pour lui, tel qu’il n’avait su comment réagir et avait regardé avec étonnement les murs se dessiner autour de lui et l’avaler dans une prison imaginaire.

S’il avait su ce qu’il en était en réalité, il aurait fait preuve d’un peu plus d’esprit combatif.

Car ce n’était pas qu’une prison, c’était une véritable torture permanente. Les couloirs du labyrinthe n’étaient qu’un alignement sans fin de pièges temporels. Tous les quatre mètres qu’il faisait, le labyrinthe l’envoyait dix ans dans le futur. Ou plutôt, il lui donnait sa forme physique du futur, prenait dix ans d’une faim intolérable en une seconde. Il était bien incapable de dire combien de temps il s’était réellement écoulé depuis son arrivée dans le labyrinthe, mais ses errements désespérés pour trouver une source de nourriture l’avaient conduit à se prendre une vingtaine de pièges avant qu’il ne comprenne qu’il était une mauvaise idée de bouger, cumulant ainsi plus de deux siècles de faim.

C’était intenable. Le Dévoreur ne vivait que pour se nourrir, et le labyrinthe était un lieu désert, vide de tout habitant. Il avait accumulé de considérables réserves en dévorant Arrihere l’empereur-Dragon, de quoi tenir plusieurs siècles sans manger.

Deux siècles environ, visiblement. Il n’en pouvait désormais plus. Il ne parvenait plus à maintenir la cohésion de son enveloppe physique. Celle-ci éclata soudain, répandant dans le couloir la masse gélatineuse de sa substance de cauchemar.

Encore une chose bien inédite, pour le Dévoreur. Libéré de son pseudo corps humain il prenait normalement une apparence immatérielle. Ce pouvait-il que deux siècles de faim emmagasinés aient pu le transformer – comme une maladie ? Il n’était pas sain de rester plus longtemps dans cet environnement funeste, mais il redoutait les pièges qui constellaient les couloirs, redoutait qu’un faux pas terrible lui inflige dix années de faim supplémentaires. Il avait bien tenté de détruire les murs, mais ils étaient demeurés imperméables à ses assauts. Ils avaient beau être tissés d’imaginaire, il ne parvenait pas à s’en sustenter. Et cela faisait longtemps qu’il avait goulument respiré tout l’air que contenait cette partie du labyrinthe, où il s’était effondré, terrassé.

La fin pour le Dévoreur semblait proche, mais il lui était impossible de concevoir une idée telle que la mort – du moins se rapportant à lui. La conscience qu’il avait de lui-même se limitait aux sensations de base qu’étaient la faim et la douleur. Aucune autre ne venait troubler le chaos de ses pensées.
[/SPR]

P4
[SPR]A part les souvenirs diffus des personnes qu’il avait consommées. Dans un effort de réflexion qui ne lui ressemblait pas, et uniquement motivé par le désespoir que suscitait sa faim, il fouilla dans les lambeaux de souvenirs qui lui restaient. Il ne restait à vrai dire, que les derniers instants de Drüme, cet humain qui l’avait harcelé et tourmenté pendant des années, et une partie considérable de la vie d’Arrihere, cet humain tout aussi ignoble qui avait tué un vampirique. Aucun d’eux n’avait affronté un labyrinthe ni ne savait comment se déjouer de ses pièges.

Il réussit tout de même à isoler une pensée.

La forteresse d’Indrianée. Simple château bâti au fait des falaises surplombant la mer, qu’il avait fait agrandir jusqu’à lui donner les dimensions d’une ville fortifiée, mieux à même de faire face aux menaces et de représenter la grandeur de son empire. Dans ses cours et ses salles profondes s’entrainait l’élite de son armée, les quarante mille jeunes soldats qui formeraient sa garde rapprochée et lui permettrait de soumettre Falaï.

Falaï. Ce pays incongru qui avait prospéré sur le fondement des querelles permanentes des sept cités qui le composaient : Oriatia, Noélyse, Irmine, Shive, Téhina, Selvition et Vaitiaire. Personne jusqu’à présent n’était parvenu à lui résister. Même pas l’Union des Kernels qu’il avait considéré un temps comme son plus redoutable adversaire.

Mais il avait balayé l’Union et ses cités étaient désormais siennes. Falaï en revanche, malgré tous ses efforts, continuait de l’affronter effrontément. Il hésitait à l’admettre, mais ces cités lui faisaient peur. Elles possédaient une science de l’imaginaire qui lui échappait, et malgré leur petite taille, leur puissance était considérable.

Son plus grand rival en Falaï, le Dieu doré, souverain d’Oriatia, l’inquiétait plus que tout.

Arrihere se tourna vers le général de son service de renseignement. Des centaines d’espion étaient parvenu à infiltrer les cités querelleuses. Chaque jour ils perdaient contact avec certains d’entre eux et devaient en envoyer d’autres. Il y avait une guerre de l’ombre qui se déroulait là bas, une guerre de l’information.

Le général Sourh n’était pas aussi grand qu’Arrihere, guère plus d’un mètre soixante-dix, ni aussi large d’épaules. Son armure grise lui conférait cependant une stature respectable, et son visage où se teintait un dévouement total, laissait également apparaitre les rides de sa quarantaine. Ses yeux comme ses cheveux courts étaient d’un marron banal. Arrihere en comparaison, était bien plus beau.

L’empereur-Dragon avait les joues creuses, les pommettes saillantes et les sourcils effilés, le tout donnant à son visage un caractère indubitablement tranchant. Comme son regard, noir et puissant, qui se plantait dans celui de son interlocuteur sans jamais cligner des yeux. C’était la force qui se dégageait de lui qui le rendait attirant. Et ses cheveux, dont on pouvait difficilement décrire la couleur. Celle-ci semblait changer en fonction des rayons du soleil qui, traversant la fenêtre sans vitres derrière lui, les balayaient et lui donnaient tantôt des reflets dorés, tantôt curieusement roux. Dans l’ombre, ils paraissaient simplement bruns, seule tâche de couleur chez un homme noir de vêtements et d’âme.[/SPR]

P5
[SPR]__ Le comportement du Dieu doré a brusquement changé, disait Sourh. Guère plus de quelques jours après que nous avons étendus nos bases jusqu’à l’ultime frontière de Falaï, ses espions se sont soudains affolés, et des messagers ont courus en tous sens, beaucoup se dirigeant vers Irmine, quelques autres vers Noélyse. Nous en avons intercepté certains.

__ Eh bien, de quoi parlaient-ils ? fit l’empereur-Dragon d’une voix rauque.

__ Le Dieu doré faisait état de la venue d’un ambassadeur d’une contrée lointaine, un certain roi Minotaure, qui désirait unifier Falaï contre vous, mon seigneur. Le Dieu doré le soupçonne d’être un Seigneur des Labyrinthes, et donc de pouvoir agir à sa guise avec ces derniers.

__ Ces témoignages sont-ils fiables ? demanda Arrihere méfiant.

__ Ce sont là les propos les plus cohérents. Ils étaient accompagnés de milles et unes choses farfelues, comme le Dieu doré sait bien le faire, des fantaisies qui n’avaient pour but que de nous cacher la vérité. J’ai retenu cette version-ci car elle corrobore nos propres informations selon lesquelles un étranger avait posé des questions dans un petit village frontalier, sur l’avancée d’Indrianée et la situation de Falaï. Le terme de « royaume Rêveur » est revenu, tant dans ce témoignage, que dans les messages du Dieu doré, qui demande notamment au Syrménon d’Irmine de chercher si ce pays existe bel et bien.

__ Avez-vous vous-même effectué ces recherches ?

__ Oui, mon seigneur, mais nous n’en avons pas encore trouvé de trace. Le continent demeure mal cartographié.

__ Il y aurait donc un homme capable de soumettre les labyrinthes à sa volonté ? Cela me parait très gros. Le Dieu doré aurait parfaitement été capable d’envoyer un homme dans ce village juste avant notre arrivée pour propager de telles rumeurs. Comment peut-on commander aux labyrinthes, ces structures sans raison ? Moi-même n’aie jamais réussi.

__ Il pourrait y avoir un lien avec le titre de cet émissaire. Le minotaure est censé être le gardien des labyrinthes. Il en est l’âme. Des légendes racontent qu’il suffit d’apprivoiser le minotaure pour dominer le labyrinthe.

__ Des légendes ! Et qui écrit les légendes ? s’énerva Arrihere. Nous avons bien cru l’espace de quelques mois, la légende qui prétendait que Falaï était en réalité une créature immense échouée sur notre continent, et dont le volcan de Shive était le trou du cul. Des dizaines de livres en faisaient mention, des vingtaines de vieillards partout dans le pays nous ont conté cette histoire. Et pourquoi donc ? Pour qu’au final la supercherie soit éventée et qu’il apparaisse que le Dieu doré avait tout inventé et payé ses agents à propager cette fausse légende. Il est tout à fait possible que cet hurluberlu cherche encore à nous faire perdre notre temps.

Le Dévoreur cessa de se souvenir. Il n’y avait ensuite plus rien qui ne l’intéressât. Selon les humains, le minotaure était la clé du labyrinthe. Il lui suffisait donc de le trouver. Il ne doutait pas de la véracité de cette légende, puisqu’il en avait eu la preuve ; l’humain à tête de taureau maitrisait bel et bien les labyrinthes.

Il ramassa sa masse gluante, rampa telle une limace, avec une infime lenteur d’abord. Il redoutait les pièges du labyrinthe, mais ne pouvait rencontrer son gardien que s’il les affrontait. A terme, c’était la mort qui l’attendait – dans son esprit elle se matérialisait comme la plus atroce des faims. Le minotaure était un individu, il devait être capable de rêver, il représentait la seule source de nourriture probable de cet enfer quadridimensionnel. Il était donc prêt à souffrir un peu, quelques siècles de famine supplémentaires s’il le fallait, si le résultat était sa délivrance.[/SPR]

P6
[SPR]Il en aurait salivé, s’il l’avait pu. Rien ne lui avait jamais paru aussi alléchant, que ce fameux minotaure. L’envie le fit tressauter, et il accéléra. Une première douleur se fit sentir, lorsqu’il passa sur un piège lui infligeant dix années de famine de plus, mais il continua. Chaque pic de douleur l’aiguillonnait davantage, il puisait dans la souffrance une énergie nouvelle dont il n’aurait jamais pu concevoir l’existence. Il avala les distances et les couleurs comme une furie, il regroupait ce qui lui restait de sens pour renifler la présence des moindres brides d’imaginaires, et oui ! là, dans cette direction, après avoir passé plusieurs escaliers, sauté par delà une plateforme entourée de puits sans fond, comme un carillon, un tintement de cloches sublime, l’effluve formidable d’un être rêvant.

Le minotaure, imposant, ses cornes d’or touchant le plafond, ses épaules frôlant les murs, redoutable masse de muscles saillants, armé d’une épée plus longue que ses impressionnants bras, lui barrait le passage. Il leva son arme et gronda, il aurait terrifié n’importe quel être humain.

Le Dévoreur était au bord de la crise de joie. Les pièges qui s’étaient succédé sur son passage l’avaient affligé de mille ans de souffrance physique, le réduisant à une ombre informe. Le minotaure abattit son épée sur lui, le transperça de part en part sans le blesser. Le Dévoreur lui entoura le bras et se mit à le ronger. Le minotaure rugit de surprise et de sa main libre, tenta de s’en débarrasser ; en vain, il lui passait au travers, le Dévoreur étant trop réduit, trop immatériel, pour qu’il puisse s’en saisir.

Le minotaure était un produit du labyrinthe, il n’était pas humain, mais tissé d’imaginaire ; une véritable manne pour un vampirique qui en extirpa la substance onirique goulument. Le minotaure hurla, s’agita en tout sens, mais il était déjà perdu, trop tard ! dans un sursaut d’énergie, le Dévoreur l’avala complètement.

Sa masse informe se convulsa. Il assimilait rapidement cette énergie nouvelle et délicieuse. Des siècles de famine qui n’avaient certes durées que quelques années, sinon quelques heures en réalité. Mais que c’était bon de ressentir enfin de la force engourdir ses membres ! Il se tortilla d’aise.

Privé de son gardien, le labyrinthe vacillait. Il perdait la cohérence de sa structure, vibrait, s’écroulait vivement sur lui-même. Un ultime mécanisme de protection, celui du dernier espoir. Un suicide destructeur. Le labyrinthe allait se comprimer jusqu’à ne plus exister, broyant tout ce qui se trouverait à l’intérieur et qui était logiquement responsable de la mort du minotaure.

Le Dévoreur le sut en fouillant dans les souvenirs animaux et simplets de ce dernier. Il chercha la sortie avec une frénésie renouvelée. Les entrées qui débouchaient dans la Salle Dédalique du château Rêveur avaient été condamnées. Mais le labyrinthe avait besoin de porte, même la volonté du roi Minotaure n’y avait rien pu. Alors il en avait créé deux autres. Grâce aux conglomérats de mémoire restants de sa victime, le Dévoreur localisa la plus proche. Il demeurait vulnérable aux pièges mais il savait comment les éviter désormais.

Le labyrinthe grondait et se tordait dans tous les sens. Il semblait pris en pleine crise d’épilepsie labyrinthique. Les murs bougeaient d’une manière chaotique, disparaissaient mystérieusement ou bien se baladaient dans les couloirs changeants, glissant comme équipés de roues et mus d’une conscience propre. Les passages auparavant étroits s’élargissaient soudain pour prendre les dimensions de salles phénoménales, et les pièces rétrécissaient jusqu’à être aussi grande que des dés. Le temps aussi était atrocement torturé. Le passé et le présent se confondaient, faisant apparaitre des murs là où ils furent mais n’étaient plus actuellement, ou bien créant brusquement un vide indicible, témoin de ce qu’il ne resterait plus rien d’ici quelques minutes.

Guidé par l’instinct du minotaure, le Dévoreur parvint jusqu’à un rectangle de lumière. Il évita de justesse un escalier sorti tout juste du sol et qui spirallait en grésillant jusqu'au plafond. Des cubes s’élevaient par milliers alentour. Murs agglomérés, concassés, défiant les lois physiques de conservation de la masse, ils continuaient de se broyer mutuellement pour diminuer de taille, encore et encore, comme des répliques miniatures de ce qui était en train d’arriver au labyrinthe.

Bientôt, il ne resta plus qu’une salle unique. La distorsion du labyrinthe avait éloigné la porte, tel que le Dévoreur en avait gémi d’exaspération. Quelque part au plafond se trouvait la seconde porte. L’air était rempli de millions de dés gris suintants. Un étrange liquide en coulait, comme si les murs et la réalité écrasés en saignaient. La pièce tournait sur elle-même de plus en plus vite, tout en rétrécissant. C’était une vraie tornade de cubes que le Dévoreur peinait à éviter. Si les parois avaient été transparentes et qu’il y avait eu quelqu’un pour regarder, cela aurait sans doute ressemblé à une boule pleine de neige qu’un enfant aurait secoué.

Le labyrinthe fut alors si petit que le Dévoreur n’eut qu’à faire un pas pour traverser la porte. Et sa prison disparue.

Se remettre du choc de l’arrivée dans le monde réel ne fut pas facile. Il avait l’impression d’avoir été asphyxié pendant longtemps et de soudain pouvoir de nouveau respirer normalement. L’imaginaire embaumait l’air. Il s’en sentit presque grisé. Il aspira de grandes goulées. L’onirisme ploya légèrement à ce contact nauséeux.

Deux mondes se côtoyaient, imbriqués inextricablement l’un dans l’autre ; l’onirisme et le réel. Les humains étaient des créatures de ce dernier et pouvait agir dans l’onirisme par la puissance de leur esprit. Les vampiriques au contraire appartenaient au monde du rêve et ne pouvaient se maintenir dans le réel qu’en s’y ancrant d’une manière ou d’une autre ; en prenant l’être et l’apparence d’un humain, ils parvenaient à tromper l’univers qui les tolérait avec méfiance. Le plus gros de la substance des vampiriques se trouvait toujours coincé dans l’onirisme, mais comme un lien se créait qui les reliait au réel. Un canal nécessaire, vital s’ils voulaient se nourrir.

Le Dévoreur adopta donc l’apparence de sa dernière victime humaine – le minotaure ne l’étant pas – et sentit les prises du réel peu à peu se refermer sur lui, se stabiliser. Il n’était plus ce nuage nébuleux de ténèbres qui s’était extirpé du labyrinthe, mais un grand homme en armure noire et aux cheveux qui, sous les rayons du soleil, arboraient de curieux reflets roux.

Il ignorait où il se trouvait. Malgré ses yeux de pseudo-humain, il percevait globalement le monde qui l’entourait comme un vampirique ; il discernait distinctement les concentrations d’imaginaires et les vagues qui parcouraient l’onirisme consécutives d’une utilisation inventive. Lorsque les êtres pensants, comme les humains, utilisaient leur esprit pour façonner le réel à partir de l’imaginaire, ils créaient des ondes qu’eux-mêmes pouvaient parfois sentir.

C’était ainsi que le Dévoreur voyait le paysage ; des tâches de couleurs – substrats indescriptible de bleu et de violet – plus ou moins grosses selon qu’elles recelaient ou non d’imaginaire. Les êtres vivants vibraient comme des cœurs qui battent à ses yeux. Il devait en revanche s’aider de ses sens humains pour percevoir les choses inanimées, comme une roche ou un mur qui lui ferait face. S’ils contenaient des micro-organismes, ils ne rêvaient pas assez, ou pas du tout, pour qu’il le sentît.

La région était pauvre en rêve, mais riche en cauchemars. Cela le dérangeait car les cauchemars n’étaient pas très bons. Étant lui-même constitué de cauchemars, cela revenait un peu à du cannibalisme. Il allait devoir partir vers une terre plus propice à la restauration de qualité.

Il lui vint en tête le responsable de ses malheurs récents. Cet insupportable humain à tête de taureau. La haine qu’il lui inspira ne lui appartenait pas totalement. Il y avait également les souvenirs de ressentiment de sa dernière victime, l’empereur-Dragon, qui n’appréciait pas le roi Minotaure. Le Dévoreur comprenait pourquoi. Quel humain désagréable. Il lui avait fait vivre un vrai calvaire.

Il devait payer.

Ce devait être un temps propice aux souvenirs, il n’arrêtait pas de se remémorer des passages de sa vie ou de celles de ses victimes. Il lui revint en mémoire la facilité avec laquelle l’humain l’avait enfermé dans sa prison de tortures. S’il retournait auprès de lui, il risquait de subir ce sort une fois encore. Il réfléchit à ce problème. Il devait trouver un moyen de se protéger des pouvoirs de l’humain pour réussir à l’approcher et le dévorer.

Des pensées fugitives guidèrent son attention. Les images confuses d’une forteresse rongeant la mer, d’une armée d’innombrables humains prêts à mourir pour leur souverain, et d’un empire si puissant qu’il engloutissait un continent. Un empire que le Dévoreur lui-même avait privé de maitre.

Il ne tenait qu’à lui de réparer cette erreur. L’idée de légions d’humains à son service le séduisait. Tout comme la perspective de repas réguliers.

Il se mit en route dans la direction que son instinct lui soufflait.[/SPR][/SPR]

LE MAITRE D’INDRIANEE

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[SPR]…goba quelques oiseaux. Ils ne tombèrent pas comme des masses. Plutôt comme des feuilles mortes portées anarchiquement par le vent. Ils n’étaient guère plus que des tas de plumes et d’os fins, secs et flétris. On aurait dit qu’ils avaient pris en une seconde plusieurs siècles. Le Dévoreur en aurait presque compati, s’il s’en était soucié, car il savait ce que ça faisait. Mais il aimait se nourrir d’oiseaux. Ils étaient pour lui des amuses-bouches, de petits bonbons juteux dont il se sustentait non pour combler sa faim, simplement par pur plaisir égoïste. Ils portaient en eux le rêve du vol libre. Cet esprit de liberté sans limite, dans l’immensité du ciel, les caresses du vent et du soleil dans les plumes, c’était savoureux.

Le Dévoreur trainait derrière lui un paysage décharné. Il était tellement heureux d’être de retour dans un monde tangible et qui ne le menaçait pas continuellement de l’affamer, qu’il ne faisait même pas mine de contrôler son pouvoir d’absorption. Il engloutissait tout ce qui passait à sa portée, par caprice. Il prenait des forces. Il sentait qu’il en aurait besoin.

La campagne n’était pas à l’origine des plus chantantes. Son ciel se grisait des mauvais rêves de ses habitants, la terre était cendreuse, et les animaux chétifs. Les fruits semblaient pourrir sur leurs branches sans même se donner la peine d’en tomber pour nourrir le sol asséché. Les feuilles se craquelaient par manque de soleil.

Le Dévoreur n’aimait pas trop cet endroit. Il était pressé d’atteindre sa destination, qui semblait à son esprit une espèce d’eldorado, de paradis où tout irait mieux pour lui. Il avait bien essayé de monter un cheval pour y parvenir plus vite, mais son destrier s’était lentement décomposé sous lui. Sa peau avait noircie, ses muscles s’étaient nécrosés, il s’était mis à pleurer du sang, des gouttes de chair fondue suintaient de ses pores et finalement, sa colonne vertébrale avait craqué et s’était brisée. Dans un ultime hennissement baveux, le cheval était mort.

Les animaux ne semblaient pas être capables de soutenir sa présence. Il se rappelait dans les souvenirs de l’humain-dragon qu’il lui arrivait auparavant la même chose. Son esprit était trop embué de malfaisance pour que l’univers le tolère franchement, et les animaux le fuyaient, les humains se sentaient mal à l’aise en sa présence, les plus faibles vomissaient et les plus forts étaient pris d’un incomparable mal de tête. Cela avait passablement contrarié la vie de l’humain, contraint à manger une nourriture qui perdait tout goût dans sa bouche, et à se tenir éloigner de la grande partie de toute compagnie humaine, solitaire et morose. Il avait fait de son ressentiment une arme de volonté, et n’avait plus eu comme désir que la conquête qui seule comblait son âme torturée.

Arrihere avait signé un pacte avec un démon, en absorbant un vampirique pour s’accaparer son pouvoir. C’est en formant cette pensée, que le Dévoreur se rendit compte pour la première fois qu’en mangeant un humain qui avait mangé un vampirique, il avait indirectement mangé un membre de sa propre espèce. De telles choses pouvaient se produire. Celui que l’on avait nommé Grand Dévoreur ne faisait aucune différence entre vampiriques et humains quand il s’agissait de ses repas.

Devait-il à ce mélange étrange les sensations qu’il ressentait et l’effet qu’il produisait sur son environnement ?

Le Dévoreur s’interrogeait. Il réfléchissait. Il pensait à l’avenir. Autant de choses qui ne lui étaient jamais arrivées auparavant. Cette conscience de lui-même le perturbait. Jusqu’où cela le mènerait-il ?

__ Eh ! On te parle ![/SPR]

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[SPR]Ce ne fut pas tant le son qu’il perçu, que les perturbations imaginaires qui l’environnaient. Il savait depuis plusieurs kilomètres que des humains se cachaient dans les bois, sur son chemin. Leur présence n’était pas une surprise, mais qu’ils fassent attention à lui si. Leurs congénères l’évitaient, généralement. N’importe qui, même un humain, était capable de sentir le danger qu’il représentait. Il examina avec curiosité les schémas inventifs que ces humains s’étaient appliqués sur eux-mêmes. Ils s’étaient voulu plus forts, plus courageux, sans peur et sans pitié. Leur esprit courbait donc légèrement la réalité autour d’eux pour se conformer à ce schéma simplet. Il nécessitait beaucoup de concentration et de maitrise de soi. Ils étaient forcés d’agir vite, sous peine de s’écrouler, épuisés.

Et voila que le voyageur continuait son chemin sans faire mine de les remarquer.

Ils étaient six, des déserteurs, des criminels condamnés mais échappés, des hommes qui avaient tout perdu et vivaient au jour le jour. Ils étaient pauvres, miteux, revêtaient des loques et brandissaient des épées que n’aurait jamais portées un soldat digne de ce nom. La barbe noire ou brune, crasseuse, leur mangeait à tous les joues ; cela leur donnait un air plus effrayant, de même que leurs cheveux hirsutes graisseux. Ils souriaient, dévoilaient leurs dents jaunes et les espaces manquants entre. Ils arboraient fièrement leurs cicatrices qui les désignaient comme des survivants.

Tout cela, le Dévoreur n’en avait bien sûr cure. Ce qu’il voyait par-dessus tout, c’était la trace de leur esprit. Ils portaient tous la marque d’une profonde désillusion. Nombre de rêves déçus, les cauchemars qui hantaient leurs nuits. Toujours cette bride d’espoir que leur vie s’améliore, que quelque chose change et que tout devienne mieux. Ils rêvaient sans se l’avouer entre eux, d’une maison et d’une famille, d’une vie tranquille et d’un travail simple. Mais c’était un rêve si profondément enfui en eux qu’ils n’en avaient peut être eux-mêmes pas connaissance. Ils l’avaient rejeté comme impossible, honteux. Ils en étaient venus à haïr les gens qui menaient cette vie qui leur était refusée, et avaient déjà brûlé par jalousie plusieurs fermes isolées, violé les femmes même enfants, et égorgé les hommes en riant.

Même aux yeux du Dévoreur, ce n’étaient pas des individus fréquentables. Ils l’entouraient alors qu’il s’était arrêté, indécis.

__ Qu’est ce que t’es, avec ton armure ? grogna le grand qui lui faisait face. Un déserteur ?

Il avait la peau basanée et flétrie, recouverte de poils, les yeux noirs méfiants, portait un vestige de cotte de mailles et une lame rouillée. Sa jambe gauche était sommairement bandée d’un tissu sale déchiré, sur lequel s’étalait une tâche de sang séché, et qui avait l’air de lui faire mal. Il s’appuyait davantage sur sa droite.

__ Hum… répondit le Dévoreur.

Il se demandait quoi faire de ces humains. Il n’avait pas assez faim pour voir l’intérêt de les avaler. Et ils ne semblaient pas assez bons pour qu’il le fasse par pur plaisir. Il y avait assez d’humains dans la région pour qu’il n’ait pas à les embarquer avec lui comme réserve de nourriture.

Il repensa à l’humain à tête de taureau qui l’avait enfermé dans sa prison de torture. Il ne pouvait pas lutter directement contre lui. Il lui fallait l’aide d’autres humains. Qui sait s’il ne le rencontrerait pas en chemin ? Ces humains pourraient lui servir de gardes du corps.

Il se concentra pour retrouver l’usage d’une parole cohérente. Les bandits avaient hésité, parce qu’il portait une grande armure noire, qu’il avait un visage peu accommodant, et que l’air autour de lui se distordait bizarrement. Ça ne présageait rien de bon.
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[SPR]__ Servez-moi, dit-il de sa voix rauque. Ou mourrez.

__ Quoi ? Tu rêves connard… répliqua l’homme en face de lui.

L’univers vibra, se brisa comme du verre. Une trainée noire filtra du bras droit du Dévoreur, s’étira comme un serpent de ténèbres et transperça le bandit. La terre autour de lui bouillonnait. L’herbe et les plantes avaient noirci et s’étaient répandues en cendres. Les insectes grésillaient, carbonisés. Une brume verdâtre, nauséabonde, s’élevait. L’homme hurlait, dévoré de l’intérieur par la lance de cauchemar qui lui tiraillait les entrailles. Le sévisse sembla s’éterniser. Les autres hommes le contemplaient, tétanisés, livides. Ils n’osaient pas faire l’effort de comprendre ce qui se passait, de peur que la réalité soit pire encore que ce qu’ils imaginaient. Ils n’osaient rien imaginer en réalité. Cela aurait pu effectivement se produire.

La victime se desséchait. Le sang et la vie quittaient sa peau. Ses yeux devenaient vitreux. Son esprit était aspiré dans le néant de son bourreau. Le Dévoreur restait impassible. Il ne resta bien vite plus qu’un sac d’os et de peau, qui tomba, dans un bruit de tissu râpeux. Le vampirique se tourna vers les cinq autres.

__ Servez-moi ou mourrez, répéta t-il sur le même ton, comme si rien ne s’était passé.

Le plus jeune s’écroula par terre. C’était celui qui présentait physiquement la meilleure allure, avec ses cheveux bruns en bataille, une barbe qui avait du mal à pousser, des habits trop petits pour lui déchirés et un tantinet moins de crasse et de cicatrices que les autres.

__ Mais que voulez-vous qu’on fasse ? s’exclama t-il horrifié.

Il n’osait pas lui demander qui il était. Ou ce qu’il était. Les bandits ne bougeaient pas, de peur peut être de se faire trop remarquer ou d’agir de travers, de servir à nouveau d’exemple. Le Dévoreur réfléchit encore. Cela lui avait demandé beaucoup d’efforts de trouver dans les tréfonds de ses souvenirs le vocabulaire qui correspondait, juste pour articuler ces quatre mots. Il s’activa mentalement pour en formuler d’autres.

__ Suivez-moi. Et obéissez-moi.

Et puis il avança sans plus se soucier d’eux. Il écrasa négligemment le cadavre momifié et cela décida les bandits à s’exécuter. Ils tremblaient de trouille. Ils étaient de durs à cuire, qui avaient tout vécu, mais ça… ça dépassait l’entendement. Ils avaient vu pire, en termes de mort. L’atmosphère poisseuse imprégnait cependant encore leurs esprits. Une peur et une horreur animale qu’ils ne pouvaient réfréner.

Qu’allait faire cet… cette chose d’eux ? Pourquoi avait-il besoin d’eux ? Quelle était exactement leur liberté d’action ? Où allaient-ils ?

Ils se jetaient des regards, quémandaient du soutien les uns les autres, espéraient voir dans leurs yeux le début d’une réponse, d’une solution. Devant eux, la créature cliquetait en marchant dans son armure noire. Elle marmonnait pour elle-même des propos incohérents. Les bandits n’osèrent pas lui demander la permission de récupérer leurs vivres et équipement disparate laissés dans les bois. Leur nouveau maitre avait peut être un campement plus loin. Il ne portait pas de sac, rien d’autre que son imposante masse d’acier ténébreux cliquetant. [/SPR]

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[SPR]Mais ils quittèrent les bois, ils traversèrent la campagne sur des routes terreuses, une petite rivière et volèrent une barque pour franchir un fleuve plus large. Ils s’enfoncèrent dans une autre forêt sauvage et à la tombée de la nuit, ils ne s’étaient pas arrêtés une seule fois. La créature marchait obstinément tout droit, se contenant de contourner les obstacles, increvable. Les bandits en revanche, n’en pouvaient plus. Ils suaient, respiraient bruyamment, étaient perclus de douleurs musculaires, et ils avaient faim.

L’un d’eux fini par s’écrouler. Le plus jeune, le moins aguerrit. Les autres ralentirent, ne sachant pas comment réagir. Devaient-ils l’aider ou bien l’ignorer ? Que ferait la créature, que voulait-elle qu’ils fassent ? Voulait-elle cinq esclaves ou ne se souciait-elle pas de leur vie ? Elle n’avait fait mine de s’occuper d’eux qu’à un seul moment, quand un grand brun s’était discrètement éloigné pour tenter de s’enfuir. L’armure noire s’était stoppée net, et l’avait regardé. La vie autour d’elle avait commencé à dépérir. Le bandit avait glapit et était rentré dans le rang.

Le jeune garçon tenta bien de se relever, mais ses jambes ne le portaient plus. Le désespoir l’étreignait tellement qu’il ne trouvait plus aucune raison de lutter, de vivre. Il se préparait déjà à mourir abandonné, ou bien foudroyé par la créature.

Mais elle s’arrêta. Elle se retourna pour la seconde fois et contempla le jeune bandit.

__ Suivez-moi, ordonna t-elle.

Le garçon redressa la tête faiblement, la secoua, haletant, autant par la peur qui lui nouait les entrailles que par épuisement.

__ Je ne peux pas… parvint-il à exprimer dans un souffle.

__ Suivez-moi, s’obstina son maitre.

Prit d’un courage subit, un des bandits s’interposa.

__ Il est épuisé. Tout comme nous. Nous ne pouvons plus continuer comme cela sans manger ni se reposer. C’est la nuit, il faut dormir.

De toute façon, se disait-il, si on ne s’arrête pas on va mourir. Et la mort d’épuisement et de faim est bien plus lente et douloureuse que ce qu’il pourrait me faire subir.

Le Dévoreur fronça les sourcils. Ces concepts n’étaient pas nouveaux pour lui. Il n’avait certes pas besoin de dormir mais savait très bien ce qu’étaient la faim et l’épuisement. Il dut peser le pour et le contre. Avait-il vraiment besoin de ces humains ? Etait-il pressé au point de ne pas se permettre une petite pause ?

__ Hum… fit-il.

C’est ce moment que choisit un bandit pour, avec l’énergie du désespoir, foncer sur lui en brandissant son sabre de cavalerie volé. Le Dévoreur fut trop surpris pour réagir promptement et le laissa lui planter son arme dans le front. En trop mauvais état, elle ne fit que l’entailler sur plusieurs centimètres. De la vapeur noire s’échappa de la blessure. Deux autres bandits saisirent l’occasion de lui prêter main forte. Leurs armes ricochèrent sur l’épaisse armure. Le vampirique ne bougeait toujours pas. Le mécanisme de la pensée qu’imposait la réaction spontanée et efficace était bien trop complexe pour lui, alors même qu’il réfléchissait déjà à un autre problème. Il ne pouvait pas tout faire à la fois.
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[SPR]Les quatre bandits s’étaient ligués pour le tuer. Le Dévoreur sentit les brèches dans son enveloppe corporelle. Cela ne lui plut pas. Il comprit enfin ce qu’il devait faire.

La brume s’épaissit autour de lui. Elle se mit à ronger les visages de ses agresseurs. Ils lâchèrent leurs armes en hurlant et se griffant la figure. Leur peau se couvrait de cloques qui explosaient et suintaient d’un liquide jaunâtre. Leurs yeux fondirent et brulèrent l’intérieur du crâne. Ils s’effondrèrent en bavant de la mousse.

Le Dévoreur lutta pour reprendre contenance. Il était frustré d’avoir perdu ses gardes du corps humains, même s’ils ne lui avaient pas servis à grand-chose. Il aimait bien, finalement, l’idée d’avoir ses esclaves à lui. Ils le suivaient comme de petits chiens dociles, et ça lui avait fait plaisir. Et puis, lorsqu’il avait fallut traverser le fleuve, il n’avait pas eu à ramer, ils s’en étaient chargés. S’il avait été seul, il n’aurait pas su comment faire. Il se serait sans doute noyé.

Il demeurait un esprit, faible, mais tenace. Le jeune garçon faisait le mort. Il ne bougeait plus, retenait sa respiration, quand bien même des larmes coulaient muettement de ses yeux. Mais le Dévoreur voyait la fureur de ses rêves, son désir qu’il parte et le laisse tranquille, qu’il lui permette de vivre. Il fouilla dans sa mémoire à la recherche de nouveaux mots. Regarda autour de lui, avec ses yeux de vampirique. Il ramassa une lame ensanglantée, la tint maladroitement, et puis la lança dans la forêt.

En même temps, il tendit son esprit vers l’animal qu’il avait perçu et lui insuffla ses pensées de cauchemar. Le porc sauvage se tétanisa, trembla de tous ses membres, geignit, sans être capable de bouger. La lame le cueillit en pleine tête et il s’effondra. Le Dévoreur alla le ramasser et le trainer par les oreilles. Il le lâcha à quelques centimètres de la tête du jeune humain.

__ Mange, lui ordonna t-il.

Il réfléchit encore quelques instants, pendant que le garçon relevait la tête en hésitant.

__ Je ne te tuerais pas. Si tu m’obéis. Mange.

__ Je peux faire un feu ? finit par dire le garçon après un long moment.

__ Hum… dit le Dévoreur.

Le jeune homme prit cela pour un assentiment. Il s’éloigna ramasser du bois, mais pas trop pour que son bienfaiteur ne s’imagine pas qu’il tentait de fuir. Il posa le tout non loin du cadavre et voulut que le bois s’enflamme. Quelques étincelles allumèrent des braises. Son esprit n’était pas assez calme pour faire mieux. Il attisa et souffla dessus pour qu’elles grandissent. Il sorti prudemment son couteau de sa ceinture et entreprit de couper la peau du porc sauvage, de la retourner, d’enlever l’estomac, de faire son travail de boucher. Tout chasseur habitué à être livré à lui-même dans la forêt savait le faire.

Le Dévoreur s’était accroupi non loin et le regardait s’activer avec intérêt. Il cherchait à comprendre pourquoi l’humain prenait tout ce temps pour se nourrir alors qu’il mourait de faim, pourquoi il ne mordait tout simplement pas dans la carcasse pour la mâcher avec avidité. Mais non, il découpait des quartiers de viande et les suspendaient par un bâton au dessus du feu.

__ Avec des herbes aromatiques se serait meilleur, commenta le jeune homme dans l’espoir que parler le détendrait.
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[SPR]Le Dévoreur analysa ces paroles. Des herbes aromatiques n’avaient jamais rien changé au goût de sa nourriture. Ni même en enlever des bouts pour n’en consommer que certains et les faire cuir. C’était d’un compliqué…

__ Vous en voulez ? demanda l’humain en lui tendant une côte rosée.

La curiosité poussa le Dévoreur à se saisir de la côte et de mordre dedans. La figure de l’humain blêmit alors que les dents du Dévoreur croquaient même les os. Rapidement, tout fut consommé. Le Dévoreur n’apprécia pas. De la viande morte, sans rêve. Il avait eu autant de plaisir à la manger qu’un caillou.

__ Mange, lui dit-il d’un air dégouté.

Le jeune homme s’exécuta, soudain plongé dans un silence terrifié. Il n’osa pas dire qu’il avait soif. Cela faisait longtemps qu’ils avaient dépassé le dernier cours d’eau. Sa gorge le démangeait et ses lèvres étaient toutes craquelées. Il buvait le sang et le jus de la viande avidement.

__ Ais-je le droit de vous poser des questions ? demanda t-il quand il fut rassasié.

Il faisait complètement nuit désormais. La présence et la chaleur du feu était réconfortante, bien qu’elle projetât sur la créature en armure noire des ombres déconcertantes. Le Dévoreur chercha de nouveaux mots.

__ Avoir des réponses te permettra de mieux me servir ?

__ Euh… oui. Oui, bien sûr je vous servirais bien mieux avec des réponses, mais si vous ne voulez pas répondre, ce n’est pas grave, pas du tout.

__ Alors pose.

__ Euh… puis je connaitre votre nom ?

Le Dévoreur ne portait pas de nom. Il n’en avait pas besoin. Avant récemment, il n’avait même pas une réelle conscience de lui-même, n’était qu’une boule d’instincts et de cauchemars. Les vampiriques n’étant pas des êtres sociales, ils n’avaient pas non plus l’utilité de se donner des noms. Ils n’avaient de toute façon pas de langage. Il s’identifiait comme étant le Dévoreur parce que c’était ainsi que les humains l’avaient souvent appelé. Il portait le corps de l’un d’eux. Pour ce qu’il comptait faire, autant qu’il en porte également le nom.

__ Arrihere le Dévoreur, dit-il.

__ Oh… fit l’humain comme si ça lui disait quelque chose. Moi c’est Teiki. Puis-je savoir où nous allons ?

Il parlait, non par envie, mais davantage par nécessité. Il sentait que nouer un lien quelconque avec cette créature était important s’il voulait demeurer en vie. Il ne voyait pas de meilleur moyen à ce but que de parler et partager un repas.

__ Il y a quelqu’un, répondit lentement Arrihere le Dévoreur, que je dois revoir. Il est quelque part dans la région. Nous allons le voir.
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[SPR]__ Un ami ?

Le Dévoreur réfléchit à cette qualification. Il ne s’embêtait pas à classer les choses en terme d’amis ou d’ennemis. Seulement en ce qui se mangeait et ne se mangeait pas. Mais c’était ainsi que les humains raisonnaient, il allait devoir s’y habituer. Alors, l’humain qu’il voulait voir était il un ami ? Pas à lui. Mais à un ami au corps qu’il occupait, à Arrihere l’empereur-Dragon.

__ Oui.

__ Oh. Une bonne chose. Et que devrais-je faire pour vous servir ?

__ M’obéir.

__ Très bien…

Il ne put retenir un bâillement. Le Dévoreur ne semblait pas le moins du monde fatigué. Il donnait davantage l’impression de s’être assis sur un coup de tête et d’avoir oublié de se relever.

__ Puis-je dormir ? demanda Teiki.

__ Pourquoi ?

__ Pour être en pleine forme demain et pouvoir vous servir correctement.

__ Cela me convient, dit le Dévoreur soudain conciliant.

__ Merci.

Teiki se coucha par terre, près du feu et ferma les yeux. Mais il n’était pas sûr de parvenir à dormir. Pas avec quatre cadavres horriblement mutilés à quelque mètres et leur meurtrier non loin, impassible. Pas avec la douleur qui engourdissait ses muscles, ces crampes qui le démangeaient.

Le Dévoreur lui, révisait son vocabulaire. Il lui semblait important d’être capable de communiquer avec les humains. Son humain domestique finit par s’endormir et se mit même à rêver, à un moment de la nuit. Le Dévoreur se rapprocha, fasciné. C’étaient des rêves plutôt tourmentés, mais ne flanquaient pas non plus au cauchemar. Il se coucha près de l’humain, lapa avec précaution les vapeurs de rêves que ses sens de vampirique captaient. C’était un doux breuvage, que les rêves humains pris à leur source. Cela l’enivra un peu. Il resta aux cotés de l’humain, à aspirer ses rêves et crut même s’endormir à son tour.

Mais les rêves s’éteignirent. Teiki s’éveilla et se retrouva nez à nez avec un homme au visage sec et anguleux, aux yeux noirs un peu ailleurs et aux cheveux bruns qui, sous les premiers rayons du soleil, se teintaient de lueurs blondes. L’homme le regardait dans les yeux. Ils étaient à quelques centimètres l’un de l’autre, aussi proches que des amants. Le garçon n’osait pas bouger parce que, passée la première surprise, il se rappela qui était cet individu et de quoi il était capable en cas de faux pas.

__ Tu as cessé de rêver, fit remarquer le Dévoreur sur un ton de reproche.

__ Désolé, s’excusa Teiki sans trop savoir pourquoi.

__ Es tu suffisamment reposé pour repartir ?
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[SPR]__ Oui, fit le garçon quand bien même il avait faim et soif et aucune envie de passer encore une journée à marcher.

Le Dévoreur semblait lire dans ses pensées.

__ Mon ami s’est rapproché pendant la nuit. Nous ne sommes plus très loin, dit-il après qu’ils se fussent relevés.

Ils abandonnèrent les cadavres aux charognes et aux insectes, qui n’avaient pas osé s’approcher avec la présence du Dévoreur et demeureraient peut être encore réticents pendant quelques temps tant son aura méphitique imprégnait les lieux. Et malgré la faim, la soif et ses crampes persistantes aux mollets, Teiki le suivit. Ils trouvèrent quelques kilomètres plus loin un ruisseau auquel il put s’abreuver avec un soulagement immense. Le Dévoreur lui, regardait l’eau avec méfiance, comme s’il redoutait qu’elle ne lui saute dessus.

Mais son comportement était rarement cohérent.

Teiki avait finit par se persuader que s’il ne faisait rien qui déplut au Dévoreur, c'est-à-dire l’attaquer, tenter de s’enfuir, ne pas obéir à ses ordres directs, alors il avait de grandes chances de rester en vie. Il savait qu’il était censé servir son maitre, l’aider à quelque chose, mais celui-ci ne lui demandait jamais rien. Sinon de le suivre. Teiki espérait seulement que ce ne fut pas pour le tuer plus loin d’une manière horrible, mais il s’était préparé mentalement à mourir et partait l’esprit tranquille.

Le Dévoreur l’aida encore une fois à chasser et se faire à manger, midi venu. Il dévora pour sa part plusieurs papillons. Il compara leur goût à de délicieux biscuits, mais ni le Dévoreur ni Teiki n’en avaient jamais mangé, si bien qu’ils durent chacun se contenter de penser que c’étaient des mets fameux. Comme Teiki lui avait proposé de la viande, le Dévoreur consenti presque à regret à se séparer d’un de ses papillons au profit de l’humain, afin qu’il se fasse lui-même une idée sur le goût. Le garçon refusa poliment.

La région était plus riante que la précédente. Le ciel était bleu, seulement teinté ci et là de nuages gris comateux. Les animaux étaient en bonne santé, tant physique que mentale, et la civilisation humaine laissait des traces plus vivantes. Des routes de boue un tantinet mieux entretenues, des fermes à l’apparence plus prospères, des champs cultivés en jachère.

S’ils croisèrent des humains, ceux-ci les évitèrent, voir les fuirent. Un homme imposant en armure noire à l’allure sinistre, accompagné d’un jeune sauvage à l’air mauvais, ça n’inspirait rien de bon pour personne. Une troupe de fermiers armés de bâtons et d’ustensiles agricoles s’était bien formée pour les faire partir ou les tuer, mais ils s’étaient arrêtés à une trentaine de mètre des deux acolytes, avaient discuté entre eux, et puis tourné les talons précipitamment.

Probablement qu’une nuée de corneilles tombant du ciel dans un nuage de plumes cendreuses au passage du Dévoreur les avait dissuadé de lui chercher querelle. Un homme qui pourrissait l’univers local par sa seule présence méritait un peu de tranquillité.

Il s’avéra qu’ils étaient en réalité partis quérir main forte. En fin d’après-midi, alors qu’un chemin considérable avait été parcouru depuis leur rencontre avec les paysans, ils aperçurent un barrage de soldats droit devant eux. Ils portaient tous des tenues noires, certains des plaques d’armure, et brandissaient des bannières bleu foncé frappé d’un cercle d’or, de même que des piques, des épées et des arbalètes. Ils étaient une vingtaine.
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[SPR]__ Nous devrions faire demi-tour, partir pendant qu’il en est encore temps, suggéra Teiki à leur vue.

__ Non, fit le Dévoreur, mon ami est parmi eux.

__ Oh, dit Teiki.

Il regarda l’armure noire de son maitre. Il commença à penser qu’il devait être un officier de l’armée d’Indrianée qui s’était perdu, peut être, et qui rentrait au bercail. Cela ne présageait rien de bon pour lui. Les bandits étaient impitoyablement abattus. L’empereur-Dragon n’était pas connu pour sa tolérance de la criminalité. Même si on disait Arrihere mort…

Teiki blêmi. Ses jambes manquèrent de se dérober sous lui.

Arrihere le Dévoreur lui jeta un regard.

__ Suis-moi, lui ordonna t-il, et Teiki ne put qu’obéir.

__ Ne faites pas un pas de plus, les prévint un soldat quand ils furent à cinq mètres du barrage. Déclinez votre identité et la raison de votre présence ici.

__ Je suis venu voir Wilwarin, déclara le vampirique. Je suis Arrihere le Dévoreur.

Les soldats hésitèrent, se regardèrent, dévisagèrent l’inconnu et son acolyte, se retournèrent pour appeler quelqu’un. Ça se bouscula et finalement, un homme d’une quarantaine d’année apparut. La mâchoire carrée, les cheveux rasés courts, l’air austère, il était fringant dans sa moitié d’armure noire le désignant comme un officier. Il afficha d’abord un air méprisant, puis méfiant, et enfin ébahis.

Il franchi le cordon de soldats et se rapprocha du Dévoreur qui demeurait impassible. Il le regarda bien, le sonda même avec son esprit. Ce n’était pas un homme ordinaire, il en était certain. Personne ne pouvait déformer le monde comme il le faisait, torturer ainsi atrocement la réalité sans le vouloir, juste en étant simplement là… sauf Arrihere, l’empereur-Dragon, mort deux ans plus tôt lors de la campagne du nord avec son armée face au roi Minotaure.

Ça ne pouvait pas être lui. Un traquenard, un sosie envoyé par ce fourbe de Dieu doré. N’avait-il pas fait lâcher sur la capitale, Indrianée, une nuée de dragons en papier le mois dernier ? Il aimait se jouer de ses adversaires, se moquer d’eux comme un gamin.

Pourtant… Wilwarin avait envie de croire que cette apparition était bien son maitre. Il devait en être sûr.

__ Comment connaissez vous mon nom ?

__ Je le connais car c’est moi qui t’ai formé, dit le Dévoreur qui avait préparé cette rencontre toute la journée en fouillant dans les souvenirs du vrai Arrihere. Même le soleil ne saurait cacher la nuit.

Wilwarin vacilla. Il avait prononcé ce code secret qui signifiait qu’il désirait avoir une entrevue en privé avec lui et qu’il fallait vérifier qu’aucun espion ne les écoutait.

Wilwarin était né dans les faubourgs d’Indrianée, ces quartiers qui s’étaient développés avec l’agrandissement de l’empire et l’afflux de population ; marchands, ouvriers, soldats, intellectuels, artistes, jeunes en recherche de travail, etc. Il se souvenait de ces files ininterrompues de caravanes qui nuit et jour desservaient la capitale pour lui apporter les vivres et marchandises nécessaires à sa survie. Les rues étaient larges, assez pour supporter ce flux constant de mouvement.

On bâtissait partout. C’était impressionnant, pour un enfant, de voir son monde changer chaque jour, être autant bouleversé. On démolissait les vieilles maisons de bric et de broc et les remplaçaient par de grands immeubles en brique rouge. Les rives de la côte étaient taillées pour agrandir le port qui accueillait sans cesse davantage de navires venus des quatre coins du monde. On élargissait les rues et flanquaient les carrefours de portes, de tourelles et de corps de garde pour les plus importants. Les soldats étaient omniprésents, ils défilaient plus qu’ils ne patrouillaient. Ils représentaient la fierté de l’empire. Tous les jeunes garçons désiraient s’engager.

L’empire ne manquait pas d’ennemis. Il était vaste, la moitié d’un continent. Il fallait des hommes solides et loyaux pour tenir ses frontières et ses cités fraichement conquises. Comme bien d’autres, Wilwarin s’était engagé à seize ans et avait tout donné pour faire ses preuves. Tant qu’à vingt-trois ans il avait déjà été remarqué par ses officiers instructeurs.

Il avait été muté dans la Flèche Enflammée, l’armée personnelle de l’empereur-Dragon. Ses troupes d’élite. Il avait mené quatre campagnes à ses cotés. Il avait maté la rébellion des Kernels et conquis les Exangus d’orient. Il s’était taillé une place parmi les proches et fidèles conseillers de l’empereur.

Il était posté à Cymentras avec le reste de la Flèche Enflammée quand l’empereur-Dragon et la sixième division du nord s’étaient rendus dans le Royaume Rêveur pour le soumettre. Une nation déchirée par des luttes intestines qu’ils avaient eux-mêmes orchestrées, et qui n’aurait pas dû leur opposer la moindre résistance.

Son souverain n’en était jamais revenu. La sixième division avait été inexplicablement massacrée, et l’empereur-Dragon avait disparu. Le roi Minotaure avait annoncé sa mort, mais sans jamais montrer son corps. Il l’avait brûlé, disait-il. Fut-il possible qu’il ait menti, et qu’Arrihere ait seulement été emprisonné, qu’il se soit échappé après deux ans de chaos ?

__ Vous devriez être mort, souffla l’officier Indrianéen.

__ Indrianée a besoin d’un maitre. Et je suis de retour.
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UN VIEIL AMI

LE SECRET D'ARRIHERE

BIENVENUE EN EULEUTHERIA
 
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Commentaire LIBÉRÉ DU LABYRINTHE

Bonjour,

Encore un récit où on se laisse emporter, l'idée de découper en page n'est pas forcement mauvaise, attention à se que ça n'alourdisse pas la mise en page.

Relancer le récit par l'émergence d'un nouvel ennemi, mineur au départ mais qui d'un retournement de situation va semble-t-il devenir le principal, j'aime bien (quoique je me doute que d'autres personnages perdus de vue feront leur réapparition aussi). J'avoue avoir eu un peu de mal avec le mot "vampirique" accolé au "Dévoreur" du départ. je trouve que la perception du personnage en devient différente. Lorsque je lisait "Dévoreur", j'avais à l'idée un truc de ce style :
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40146.jpg
[/SPR]
Le terme "vampirique" fait cependant appel à un être ayant une certaine classe, ou en tout cas loin du style de la photo ci-dessus ^^.

Le roi minotaure étant le créateur du labyrinthe, ne peut-il savoir ce qu'il s'y passe ? Téhina, la cité labyrinthyque, possède-t-elle son propre minotaure ? s'il s'agit du roi minotaure, comment a-t-elle survécu à son départ de 40 ans ?

Très heureux d'avoir pu plongé à nouveau dans ton monde, et j'espère que la suite sera publiée bientôt.
 
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Vampirique est le nom de sa "race" : un vampire onirique, une créature qui aspire les rêves des gens, ce qui, dans un monde où le rêve a une consistance importante et fait partie intégrante des gens, s'avère mortel. Dévoreur est juste son surnom, puisqu'il écume le monde en dévorant les gens. Mais il n'a pas forme humaine ou même animale à la base, c'est juste une sorte de nuage noire, une brume mouvante, inconsistante, qui doit s'emparer d'une enveloppe corporelle humaine pour pouvoir se déplacer dans la réalité. Toutefois, sa consistance même de "cauchemar" a tendance à ronger l'enveloppe qu'il occupe, le transformant lentement en monstre.

"Le roi minotaure étant le créateur du labyrinthe, ne peut-il savoir ce qu'il s'y passe ?"

Les labyrinthes ont une vie propre mais oui, le roi peut le sentir, comme on le verra au chapitre suivant.

"Téhina, la cité labyrinthyque, possède-t-elle son propre minotaure ? s'il s'agit du roi minotaure, comment a-t-elle survécu à son départ de 40 ans ?"

Tous les labyrinthes n'ont pas de minotaure en réalité. Celui qui a été créé au début du Roi Minotaure est très basique, juste une succession de couloirs, salles, escaliers, englobés dans un tissu spatio temporel mouvant. C'est avant tout une prison, et le minotaure est son gardien. Le roi a fait le même genre de labyrinthe pour y enfermer le Dévoreur.

Téhina est une cité labyrinthyque, autrement dit, un labyrinthe beaucoup plus évolué dont le but n'est pas d'être une prison. Tu pourras voir à l'occasion de cette histoire là, que les véritables Seigneurs des Labyrinthes, sont capables d'en créer de bien plus évolués. Tout comme d'ailleurs dans le 1er, quand le roi mino crée de simples couloirs pour transporter rapidement les soldats ou regarder le champ de bataille sur de longues distances. C'étaient de petits labyrinthes mais sans mino dedans.

Content que tu ais lu le premier chapitre, pas le plus facile à comprendre, voici la suite dans ce cas.
 

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Commentaire LE MAÎTRE D'INDRIANEE

Bonjour,

- Alors pour commencer en page 3 : "sévisse" !? Alors il aurait été écrit comme ceci : sévisse qu'il m'aurait autant arraché les yeux ^^ (*). Alors non, je regrette, mais non :mad:!
- Ensuite, pourquoi Teiki ne fait-il pas le lien entre Arrihere le dragon (qui a pourtant marqué toute la région) et Arrihere le dévoreur ?
- Enfin, concernant le passé de Wilwarin, je l'aurais placé dans un début de chapitre, plutôt qu'au milieu d'une scène de retrouvaille. Le lecteur étant mené crescendo à cette rencontre, la scène monte jusqu'à ce que Wilwarin réalise qui il a en face de lui et se termine sur la réplique finale du Dévoreur. Or je trouve que placer six paragraphes entre cette compréhension et la réplique d'Arrihere fait retomber la puissance de la scène.

Pour le reste, c'est un plaisant chapitre que voilà, qui se passe sur les routes. C'est le genre de chapitre "pause", où il ne se passe pas forcément des choses extraordinaires mais qui a quand même son importance puisqu'il apporte des précisions et surtout pose des éléments qui prendront leur importance dans le temps (comme le retour du Dieu doré, qui en soit était assez prévisible :) ). Après un chapitre précédent assez complexe, ça fait du bien et je suis prêt à replonger de plus belle dans l'action !
 

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Guest
Quel est le problème avec sévisse ? :d

Teiki est un bandit, il sait bien comment le chef du pays dans lequel il vit s'appelle pour autant il a rarement l'occasion de penser à lui, surtout qu'il est présumé mort depuis un certain temps. Ajouté à cela le fait qu'il est terrorisé, il ne fait donc pas immédiatement le lien entre les deux (et puis on peut penser qu'Arrihere reste un prénom et que plusieurs personnes s'appellent ainsi, il réagit qu'une fois confronté l'Arrihere en armure noire avec les soldats de l'empire).

Oui je comprends que le passé de Wilwarin gêne mais j'avais envie d'approfondir son personnage sur le coup. J'aurais pu le faire dans un prochain chapitre c'est vrai. Mais je voulais montrer immédiatement que c'était pas n'importe quel plouc, c'est un proche de l'ancien empereur et c'est important de le savoir dès maintenant.

Je poste donc le suivant, avec le flamboyant retour du roi minotaure :eek:

UN VIEIL AMI

[SPR]
Page 1
[SPR]… c’était vrai. Le Dévoreur s’était évadé. Il n’avait jamais vu de labyrinthe s’autodétruire. Il avait été le seul à percevoir l’onde imaginaire qui s’en était échappée. Après tout, c’est lui qui l’avait conçu. Tout le monde dans la cité Rêveuse avait toutefois senti comme un tremblement de terre. Ça avait été très bref, une petite vibration tectonique qui avait fait bouger les bibelots sur les murs et aboyer les chiens, et puis plus rien.

Le roi Minotaure s’était précipité dans la salle Dédalique, là où se concentraient tous les labyrinthes du royaume. C’était une pièce immense, le château entier semblait pouvoir tenir dedans. Elle était criblée de trous rectangulaires, comme l’intérieur d’un gruyère. Ces ouvertures menaient vers des couloirs exigües qui se perdaient dans des détours tortueux, menant parfois jusqu’à de nouveaux couloirs bien particuliers. On pouvait pénétrer dans un labyrinthe sans même s’en rendre compte. Les changements d’atmosphère étaient généralement suffisants pour s’en apercevoir. On passait de la pierre ocre qui tapissait les murs à du marbre, de l’or, du basalte.

Les labyrinthes avaient chacun leurs décors propres, issus de l’environnement dans lequel ils avaient été forgés. Un labyrinthe bâti à partir d’un désert serait murs de roc et parterre de sable.

Les labyrinthes ne s’ouvraient pas à n’importe qui. Il fallait des clés pour en ouvrir certains. On pouvait en chercher d’autres pendant des années sans jamais les trouver. Il y en avait bien quelques uns qui restaient perpétuellement ouverts, comme des prédateurs attendant patiemment une proie assez stupide pour pénétrer d’elle-même dans leur gueule.

Ils n’avaient pas de conscience. Ils n’étaient qu’un vaste schéma onirique préprogrammé. Un artéfact imaginaire complexe que peu d’humains au monde pouvaient se vanter d’avoir compris et percé ses mystères.

Le roi Minotaure figurait parmi ceux là. Il était un Seigneur des Labyrinthes, un homme capable de construire des labyrinthes selon son bon plaisir et d’en contrôler les effets. Il avait enfermé une créature nommé Dévoreur dans l’un d’eux, deux ans auparavant.

Et contemplait avec dépit ce qui ressemblait à un trou noir.

Il avait fait murer les portes du labyrinthe afin que le Dévoreur ne s’échappe jamais. Il savait que le labyrinthe se créerait de lui-même de nouvelles portes, mais il pouvait toujours espérer qu’elles débouchent en plein volcan ou au fin fond de la mer.

La plaie béante dans la réalité se gondola. Elle émit quelques gargouillis puis vomit un véritable raz de marée. Le roi Minotaure s’en écarta précipitamment. Il courut. Un flot continu de matière se déroulait derrière lui à sa suite, engloutissant les couloirs en grondant.

Il ne s’arrêta qu’une fois retourné dans la salle Dédalique. La rivière fit de même. Ce n’était pas de l’eau s’aperçut-il. Il se pencha et ramassa ce qui ressemblait à un dé. Un petit cube de pierre concassée de deux centimètres de large. Le labyrinthe en avait vomi des millions.

Mais nulle trace du Dévoreur. S’il s’était trouvé quelque part enfoui sous ces décombres, le roi l’aurait senti.

Le roi retira son casque de taureau aux cornes d’or, dévoilant le visage d’un jeune garçon de dix-huit ans aux yeux bleus. Il portait une tunique blanche, bleue et or serrée autour de ses imposants muscles, ainsi qu’un pagne lui descendant jusqu’aux genoux, et des sandales de cuir. Il se dégageait de lui une force considérable. Un homme de trente à quarante ans vint le rejoindre.

Le capitaine Elthalion regarda fixement le torrent figé de petits cubes. Il ne faisait qu’un mètre soixante-quinze quand le roi dépassait le mètre quatre-vingt-dix. Ses cheveux bruns foncés coupés courts grisonnaient sur les bords. Il avait les traits anguleux et les yeux noirs, les lèvres fines et faiblement rosées. Il était impeccablement rasé. Il portait une plaque d’armure au dessus d’une chemise bleue et une épée à la ceinture.

Capitaine de la garde royale, Elthalion se sentait bien souvent inutile. Son roi n’avait que rarement eu besoin de son aide, étant bien assez puissant pour se débrouiller lui-même. Quant à la garde royale, massacrée lors d’une fronde deux ans plus tôt, il la reformait lentement et devrait attendre encore de nombreuses années avant qu’elle ne soit digne de ce nom.

La principale force du royaume, c’était l’Ordre Labyrinthique, qui vénérait le roi Minotaure comme un dieu. La population se soumettait de plus en plus à ses doctes et les jeunes hommes ne rêvaient que d’une chose : en faire partie. L’armée royale en elle-même semblait misérable, désuète, méprisée. Elle se composait essentiellement de tous ceux qui n’avaient pas été pris dans l’Ordre. Le peuple gardait en souvenir son échec face aux rebelles et la facilité avec laquelle certaines divisions avaient changé de camp pour se retourner contre le roi.
[/SPR]
Page 2
[SPR]L’Ordre au contraire lui était resté fidèle et avait soutenu, aidé et protégé le peuple conformément à ses engagements. C’était l’Ordre qui gardait les frontières du royaume, l’Ordre qui menait les campagnes de conquête, l’Ordre qui patrouillait dans la capitale et garnissait les murs du château… Le capitaine Elthalion n’ayant aucune autorité sur lui, il se trouvait relayé à l’épouvantail d’apparat. Sa principale utilité était donc tout autre.

Il était une monture. Un destrier qu’enfourchait la reine. Il ne servait plus que de réceptacle à l’esprit de la reine défunte qui s’était réfugiée dans son corps après d’être suicidée pendant la guerre. Il avait de la valeur parce que tant qu’il vivait, la reine vivait aussi. Il suivait le roi partout, non parce que le roi avait besoin de ses conseils, mais qu’il désirait ceux de son épouse.

Deux années de recherche n’avaient pas permis de trouver un moyen d’extirper la reine de son corps pour lui en trouver un nouveau. Personne ne comprenait à vrai dire, comment la reine avait fait pour y rentrer. Aucun livre ne faisait mention d’une telle prouesse, toutes les expériences pour la réitérer avait échouée – entrainant la mort de ceux qui le testaient – et la reine elle-même ne semblait pas être sûre du procédé. Elle l’avait voulu très fort, voila tout.

Elle voulait très fort quitter ce corps masculin qui l’empêchait de remplir certains devoirs conjugaux auprès de son époux, mais elle n’y parvenait pas. Cela la mettait en rage. Et quand elle criait, elle le faisait forcément dans la tête d’Elthalion, qui le supportait comme un simple mal de crâne.

__ Non, ma reine, je ne mettrais pas de rouge à lèvres, lui dit-il d’un ton las.

__ Vous pourriez au moins faire un effort pour vous rendre présentable, répliqua t-elle agacée.

__ Je me suis rasé comme vous l’avez demandé.

__ Et ces rides ! Vous n’avez jamais entendu parler de l’imaginaire cosmétique ?

__ Je n’ai pas envie de ressembler à un jeunot de vingt ans, ma Dame.

La reine voyait d’un mauvais œil l’apparente jeunesse de son époux, dont le corps volé à un minotaure vieillissait très lentement et semblait bloqué à l’adolescence. Elle ne supportait pas l’idée de vieillir et de dépérir quand lui franchissait les âges avec allégresse. Elle oubliait simplement que ce n’était pas elle qui vieillissait, mais Elthalion, et que lui s’en fichait éperdument.

C’était un comportement étrange de sa part qui datait de quelques mois. Elle s’était soudain mise à tempêter et vociférer sur son apparence et sa prétendue négligence. Deux ans dans le corps d’un autre pouvaient finir par vous user les nerfs. Elthalion le comprenait très bien. Ses nerfs aussi étaient à bouts. Mais il s’étonnait tout de même de cette soudaine coquetterie. Du temps où elle était femme, elle demeurait plutôt prude, peu encline à passer des heures devant la glace à se pomponner.

C’était une histoire d’hormones, avait fini par comprendre le capitaine. La reine voyait son chéri d’enfant, le prince héritier, aller sur ses seize ans, grandissait, serait bientôt un adulte et s’éloignerait d’elle sans qu’elle ait pu s’en occuper durant ces dernières années comme une véritable mère. Le prince avait beau s’y être habitué, avoir soudain deux hommes comme parents était plutôt déconcertant, surtout quand son père semblait aussi jeune que lui, et que sa mère se laissait de temps en temps pousser la barbe.

La reine voulait donc un nouvel enfant dont elle pourrait convenablement s’occuper. S’en suivait un mécanisme biologique vieux comme le monde. Elle voulait plaire à l’être aimé afin de le séduire et… on connait la suite. Le roi n’y aurait pas vu d’inconvénient.

Le problème, c’est qu’entre eux deux se trouvait Elthalion. Et qu’il n’était pas d’accord du tout.

__ Deux hommes ne peuvent pas avoir un enfant, disait-il à la reine.

__ Je ne suis pas un homme, rétorquait-elle d’un ton acide.

__ Oui mais c’est mon corps, et il est bien incapable de procréer !

Cela allait-il arrêter la reine ? Fort non ! Puisque toutes les tentatives pour s’extraire de son corps et en trouver un autre, féminin, avaient échoué, elle avait lentement entrepris de prendre Elthalion à la lettre, et de rendre son corps capable de procréer. En le féminisant. Ce qui, pour un homme avec des idées bien arrêtées sur la virilité, était intolérable.

__ Ma Dame, fit-il en se regardant dans un miroir, je constate une diminution importante de mon système pileux.

Ses jambes étaient aussi glabres que celles d’un adolescent.

__ Y êtes-vous pour quelque chose ?

Il connaissait la réponse mais la question visait uniquement à voir si elle allait lui mentir.

__ Tss, répondit-elle. Les poils sont tellement animaux. A quoi servent-ils, vraiment ? A tenir chaud ? Non, c’est une horreur primitive qu’il convenait de supprimer. Vous êtes bien plus seyant ainsi.

__ J’aimais ces poils, ma reine, répliqua lentement Elthalion. Ne vous avisez pas de toucher à ceux de mon visage.[/SPR]

Page 3
[SPR]__ Pourquoi donc ? Vous vous embêtez à les raser tous les matins. Quel gain de temps ce serait si vous n’en aviez pas !

__ Ne touchez plus à mon corps, gronda le capitaine et la reine fit semblant de battre en retraite.

En réalité il savait qu’elle fourbissait ses plans dans les sombres recoins de son cerveau. Il banda son imaginaire afin de protéger les parties les plus vitales de son organisme, ne désirant pas se réveiller un beau matin avec un vagin à la place du pénis et entendre la reine triomphante « ah ! vous voyez, maintenant vous pouvez procréer ! ».

L’esprit inventif de la reine était bien plus puissant que le sien. Mais cela demeurait son corps, et il fallait une sacrée dépense d’énergie pour le modifier contre sa volonté. La reine avait dû mobiliser son esprit pendant plusieurs jours pour lui tondre les poils des jambes, en profitant qu’il ne s’y attendait pas. Maintenant qu’il se tenait prêt, ce ne serait plus aussi facile.

Le roi regardait ces petites querelles intérieures avec un sourire bienveillant. Le capitaine de sa garde avait beau se croire inutile, le roi voyait en lui un ami précieux dont il ne se séparerait jamais. Il intervenait régulièrement pour mettre le holà dans ces disputes, demandant à sa bien-aimée de laisser le capitaine tranquille. Il cherchait lui aussi avec insistance un moyen de donner à sa reine un nouveau corps, autant pour elle que pour Elthalion, et pour le prince et lui bien sûr. Ils avaient tous besoin qu’elle retrouve une enveloppe propre.

Il avait songé à l’enfermer dans un labyrinthe et à la laisser s’emparer de celui du minotaure qui en serait le gardien. C’est ce que lui-même avait fait. Sauf que son corps et son esprit étaient restés pendant quatre-vingt ans dans ce labyrinthe avant qu’il n’y parvienne. Le temps ne s’écoulait pas pareillement dans le labyrinthe. Elthalion et la reine avaient rejoint le roi en quelques heures, mais pour lui c’était presque un siècle qu’il les avait attendus.

Pendant ce temps, il s’était préparé à s’emparer du corps du minotaure qui le gardait. Mais son propre corps s’était lentement décrépi, momifié, réduit à l’état de squelette desséché. Il était hors de question de faire subir cela à la reine dont le corps était celui d’Elthalion. Cela aurait été sauver l’un pour tuer l’autre.

Alors il devait se contenter de rapides baisers avec la reine, quand Elthalion était d’assez bonne humeur pour le permettre, et rien de plus que des étreintes langoureuses.

Pour l’instant, ils regardaient tous deux – trois – les petits cubes de pierre.

__ Il est peut être mort, dit Elthalion.

__ Le labyrinthe aurait recraché son cadavre, dénia le roi. Il a dû ressortir par l’une des deux portes qui se sont matérialisées quand on a muré celles du dédale. Il peut donc être n’importe où, et n’importe quand.

Elthalion frissonna.

__ Est-il possible qu’il soit parti comme nous dans le passé et que ce soit pour cette raison qu’il nous a attaqués à Shive ? Il nous poursuivait pour se venger ? Et la boucle est bouclée ?

Le roi y réfléchit.

__ C’est une éventualité. L’assassin que j’avais engagé nous a dit qu’il le poursuivait lui-même depuis son continent natal d’outre mer. Le Dévoreur aurait atterrit en Euleuthéria il y a au moins quarante ans ?

__ Dans ce cas nous n’avons aucun souci à nous faire. Nous savons déjà comment tout cela va se finir.

__ Si c’est la vérité, intervint la reine par la bouche d’Elthalion. Mais une infinité de possibilités sont également envisageables. En attendant, nous devons être sur nos gardes. Cette créature poursuivait aussi Arrihere et on sait comment ce dernier a fini. Malgré toute sa puissance il n’a rien pu contre elle.

__ Si elle approche de trop près je la renverrais dans son labyrinthe, promit le roi d’un ton confiant. En attendant, nous avons des problèmes bien réels et présents.

Ils remontèrent au château, la salle Dédalique se trouvant dans des souterrains. L’air frais leur fit du bien. Les labyrinthes avaient quelque chose d’oppressant. Quatre soldats en tenue blanche et or de l’Ordre leur emboitèrent le pas. Elthalion grimaça.
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Page 4
[SPR]L’Eschyle Labyrintheux, le maitre de l’Ordre après le roi, connaissait très bien le malaise que ressentait Elthalion à ne pas contrôler la majorité des soldats qui parsemaient le château. Plusieurs fois, le grand homme osseux lui avait proposé de rejoindre l’Ordre où, après un long enseignement, il pourrait prétendre à des grades d’officiers lui permettant de diriger quelques guerriers de la foi.

Le capitaine avait longuement observé ces derniers se perdre en journée de méditation et en entrainements épuisants. Ils s’entrainaient depuis leur plus jeune âge, leur corps était souple, musclé, habitué à des exercices qu’Elthalion se savait très bien incapable de pratiquer. Il était un soldat de la vieille époque, formé sur le tas, et que seules sa grande fidélité et une certaine habilité à l’épée lui avaient permis de s’élever jusqu’à sa position.

Pas des nuits assis dans des jardins de pierre à réfléchir au sens profond de la vie, ni des après-midis à écouter sagement de vieux professeurs déblatérer sur des prétendues saintes écritures que le roi Minotaure avait écrites pour passer le temps quarante ans plus tôt.

A vrai dire, il était passablement jaloux. Jaloux de tous ces jeunes hommes bien faits tellement plus forts que lui. Ils lui rappelaient les guerriers d’Oriatia. A raison. Le roi s’en était inspiré pour écrire son guide à l’attention de l’Ordre. Il voulait des soldats aussi forts et dévoués que ceux du Dieu doré. Il disposait désormais d’une armée de cent milles de ces machines à tuer.

Mais cela ne suffisait pas.

Dans la salle du conseil se tenaient les principales têtes du pays, parmi elles le vieux seigneur Krishnen et l’Eschyle Labyrintheux. Ces deux hommes ne s’appréciaient pas beaucoup. Aucun ne se faisait confiance. Krishnen disposait de la troisième force armée du royaume, après l’Ordre et le roi. Il voyait forcément d’un mauvais œil la puissance dont disposait l’Eschyle, qui lui-même le considérait comme une menace. Tous deux étaient fidèles jusqu’à la mort au roi, l’un par simple loyauté, l’autre par pure dévotion religieuse. Mais si jamais ils ne trahiraient le roi, rien ne les empêchait d’avoir très fort envie de s’étriper entre eux.

Elthalion bien évidemment soutenait Krishnen. Il était l’officier le plus haut de l’armée royale, de fait à eux deux ils égalaient la puissance de l’Ordre. Certains soirs, au coin du feu et un verre à la main, ils rigolaient aux batailles qu’ils pourraient bien se livrer. Ce n’était jamais sérieux.

Ils avaient des ennemis bien assez puissants à combattre.

__ Le Dieu doré, disait Krishnen d’une voix forte malgré son âge, agit bizarrement.

__ S’est-il déjà comporté d’une manière compréhensible à l’entendement humain ? répliqua l’Eschyle goguenard.

__ Davantage que d’habitude, continua Krishnen en lui lançant un regard noir. Ce qui est un signe systématique qu’il prépare un mauvais coup. Il aurait vendu d’importantes cargaisons d’armes aux cités rebelles d’Indrianée. La situation là-bas semble étrange. Nous avons du mal à comprendre qui combat qui et pourquoi. Les généraux rebelles ne cessent de s’allier puis de se planter des couteaux dans le dos. De temps en temps, ils font front contre le Dieu doré, ou contre nous. Actuellement, ils se sont réunis contre une menace qui semble venir d’Indrianée.

__ Des cendres de l’empire ? grogna le roi assit en bout de table. Les Dragonneaux ne disposent pas de la force nécessaire pour représenter une menace. Et que vient faire le Dieu doré là dedans ? Qu’il soutienne certains rebelles parait bien normal, il adore semer la zizanie.

Krishnen secoua la tête.

__ Je n’en ai aucune idée, Votre Majesté. Nous pouvons difficilement nous fier aux informations qui nous viennent de Falaï. Téhina est tombée aux mains du Dieu doré, de même que Noélyse. La coalition du Lumineux tient tant bien que mal.

__ Impossible de leur venir en aide, cette saleté dorée nous détecterait aussitôt, bougonna le roi.

Ils avaient tenté un an plus tôt d’établir un pont labyrinthique entre Selvition et le royaume Rêveur, afin de faciliter les échanges de ressources, d’informations et d’hommes. Le Dieu doré avait perçu la subtile déformation de l’onirisme qu’avait créé le labyrinthe.

Personne n’avait toujours compris ce qui s’était passé exactement. Le Dieu doré avait réussi, d’une manière ou d’une autre, à corrompre le labyrinthe. C’était inexplicable. Il semblait être parvenu à imposer son propre schéma onirique sur le labyrinthe du roi Minotaure, et changer subtilement certaines de ses caractéristiques. L’atmosphère à l’intérieur s’était mise à ronger les hommes qui se trouvaient dedans. Le roi avait dû fermer précipitamment le labyrinthe avant que d’autres en souffrent.

Le Dieu doré ne parvenait pas encore à créer ses propres labyrinthes, mais il était capable de modifier légèrement ceux du roi Minotaure, quelle que soit la manière dont il s’y prenait. Le roi devait donc se montrer extrêmement prudent lorsqu’il les utilisait hors du royaume. Il craignait que le Dieu doré étudie ses labyrinthes et finisse par en percer les mystères.

Krishnen tassa les documents amassés devant lui. Il en prit un comme si c’était une quantité négligeable.

__ Des rumeurs prétendent qu’un dragon aurait attaqué les cités rebelles, les informa t-il d’un ton détaché. Cela s’est passé il y a quelques jours. On dit qu’Arrihere est de retour, mais ces informations sont bien trop peu fiables pour y prêter une attention sérieuse. Je les soupçonne d’être un coup du Dieu doré. Il y a sept mois il nous avait bien fait croire qu’Arrihere avait un fils héritier réfugié dans les cités du Voile et qu’il allait monter sur le trône. Cette histoire de dragon est probablement tout aussi fausse. Donner du poids à sa rumeur pourrait être la raison de l’agitation du Dieu doré, afin de lui donner plus de crédit. On sait ce qu’il en est avec lui…
[/SPR]

Page 5
[SPR]Il brassa ses documents et saisit une autre feuille d’un air détendu. Il n’avait pas remarqué la mine figée du roi, mais il sentit tout de même le poids de son regard insistant. Il releva les yeux.

__ Oui, Votre Majesté ? demanda t-il poliment.

__ Un dragon, répéta le roi en détachant chaque mot. Un dragon se prétendant être Arrihere dirige Indrianée ?

__ Ce n’est qu’une rumeur, fit Krishnen prudemment.

__ Le Dévoreur vient de s’échapper, lui rappela le roi.

__ Certes, sire, mais cela vient de se produire. Ce dragon dirigerait Indrianée depuis deux semaines si on prêtait crédit à ces histoires. Il est impossible que… oh.

Il venait de se rappeler que le roi était sorti du labyrinthe quarante ans plus tôt qu’il n’y était entré.

__ Le Dévoreur est sorti dans le passé, confirma le roi d’un ton sombre. Un mois peut être. Il peut prendre l’apparence de ses dernières victimes et il a avalé Arrihere. Il s’en est donc servi pour s’emparer d’Indrianée.

__ Le Dieu doré suffisait comme adversaire de taille, dit Elthalion tout aussi déprimé. Nous n’avions pas besoin d’un nouvel empereur-Dragon à la tête d’un empire aussi grand que le continent.

__ Il sera difficile de l’enfermer à nouveau dans un labyrinthe, intervint l’Eschyle. Il est désormais entouré des armées d’Indrianée, et de l’élite, la Flèche Enflammée. Il faudra les vaincre pour parvenir jusqu’à lui. Et dans notre état actuel, nous ne sommes pas de taille.

Krishnen hocha la tête en assentiment. Il n’était pas souvent d’accord avec le grand osseux mais ça arrivait parfois.

__ Il était prévu de s’emparer des provinces rebelles et des royaumes indépendants avant de s’attaquer à Indrianée. Même le Dieu doré ne s’engage pas encore franchement sur ce front. Ce qui explique finalement qu’il arme les cités rebelles. Nous devrions leur apporter notre aide également.

__ A quoi bon ? répliqua le roi de mauvaise humeur. Il faut voir plus loin. Vaincre Indrianée nous prendra des années, si jamais nous y arrivons un jour. Et alors ? Arrihere ne fut pas capable de détruire le Dévoreur, pas plus que Drüme l’assassin qui le connaissait si bien…

Il s’arrêta là dans son raisonnement. Ils étaient incapables de tuer le Dévoreur, mais quelqu’un connaissait ses points faibles… Un vieil ami.

Il se leva, sa décision prise.

__ Je reviens, dit-il et personne ne lui demanda où il partait.

Il disparu dans un labyrinthe.

Un vent puissant lui balaya la face. Il mit son casque qu’il avait jusqu’alors porté sous le bras. Il se sentait déjà mieux. Il regarda autour de lui.

Il se trouvait dans une maison de papier. C’était un carré en armature de bois léger sur laquelle on avait tendu des larges pans de papier ou de tissus. Le plancher de même que le plafond étaient en osier. Bizarrement il ne tomba pas à travers. C’était plus résistant que ça n’en avait l’air.

Il entendit des voix. Plus précisément, un cri.

__ Ecartez-vous !

Il y eu un claquement, un sifflement aigu, puis un pshiit étrange. Le roi sentit une déformation dans l’imaginaire s’approcher à toute vitesse. Un grand homme maigre en robe brune et chapeau rond pénétra dans la pièce. Il émanait de lui quelque chose de profondément désagréable. L’air vibrait autour de lui, tandis que l’onirisme semblait se perdre dans le néant d’un trou noir immatériel.

Le Dévoreur. Le roi pouvait le neutraliser, ici et maintenant. Jamais il ne tuerait Drüme. Jamais il ne prendrait le contrôle d’Indrianée. Toute l’histoire pourrait s’arrêter sur la face surprise et stupide du Dévoreur à cet instant présent. Mais jamais non plus le vampirique ne se débarrasserait d’Arrihere. L’empereur-Dragon, bien trop puissant, vaincrait le roi Minotaure en duel au château Rêveur et son empire ne s’effondrerait pas.

Il y avait une limite à ce qu’on pouvait changer de la trame de l’histoire.
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[SPR]Le Dévoreur se retourna au moment même où, transperçant le mur de papier, des flèches allaient l’atteindre. Il bondit sur le roi qui ouvrit un labyrinthe dans le cœur du venlcan et établit la sortie à la gauche du Dévoreur. Un tunnel de vent surgit soudain et emporta le vampirique qui passa à travers le mur. Le roi ferma le labyrinthe.

__ C’est bien étrange, fit une voix derrière lui. Seriez-vous à deux endroits en même temps ?

Le roi se retourna. Drüme l’assassin se tenait légèrement courbé, les mains pleines d’armes diverses. Il affichait une curiosité tempérée par le souci du danger. Le roi comprit bien qu’ils n’avaient pas le temps de discuter pour l’instant.

__ C’est moi qui vous ai engagé. J’ai encore besoin de vous. N’en dites rien aux deux hommes. Nous en reparlerons quand vous aurez vaincu le Dévoreur.

Drüme lui adressa un sourire coquin, comme s’ils partageaient une bonne blague. Il lança de nouveaux projectiles à travers le trou qu’avait creusé le Dévoreur, sortit de sa sacoche une boule de fer, la tourna jusqu’à ce que retentisse un léger déclic, puis la jeta à son tour vers son adversaire.

Ils entendirent l’explosion. Après un dernier regard vers le roi Minotaure, l’assassin sortit.

Le roi attendit qu’ils aient fini de parler. Il regarda son alter ego du passé s’en aller dans son ballon. Drüme revint.

__ Expliquez-moi.

__ Je viens du futur. Quarante ans plus tard, lui annonça le roi avant d’hésiter sur ce qu’il devait lui dire exactement. Je suis désolé de vous l’apprendre mais… dans le futur vous êtes mort.

__ Bah tient ! Dans un demi siècle c’est pas étonnant, ça aurait été fameux que je vive aussi vieux, mais eh ! je vire vers mes trente-six ans déjà, hein. Et comment suis-je mort ?

__ Vaincu par le Dévoreur.

Le visage de Drüme s’assombrit.

__ Dans le futur, le Dévoreur est à la tête d’un empire et d’une armée de milliers d’hommes. Nous ne savons comment le vaincre, vous devez nous aider.

Les yeux de l’assassin s’étaient grands ouverts de surprise.

__ C’est impossible ! Il n’est pas assez intelligent pour ça ! se mêler aux humains, se livrer aux tâches fastidieuses de la gestion d’un pays, ma parole ! il a déjà bien assez de mal à se rappeler comment marcher.

__ En quarante ans il est devenu plus intelligent, supposa le roi.

__ Non, non, c’est très mauvais, ce que vous me dites, grommela l’assassin. Un empire tout entier à sa botte ? Il va pouvoir se nourrir à foison d’autant d’humains qu’il le souhaite. Il risque de virer novaonirique, si vous voyez ce que je veux dire.

__ Non, je ne vois pas, avoua le roi.

__ Ah ! Mince, il faut aussi que je mette le feu à cette ville pour empêcher les autres gus de poursuivre… votre frère jumeau, ah non j’ai compris, c’est vous dans le passé, enfin le présent, enfin quelle que soit l’époque. Ma parole, vous arrivez à vous y retrouver vous, dans cet imbroglio temporel ?

__ J’ai du mal parfois, reconnu le roi. Je vais vous amener à mon époque, dans le futur. Puis, une fois que vous nous aurez aidés, je vous renverrais deux secondes à peine après notre départ. Vous n’aurez ainsi rien manqué.

__ Impressionnant, lâcha Drüme sincère.

Il suivit l’homme à tête de taureau dans l’ouverture qui s’était profilée. Il parcourut quelques mètres un tunnel obscure et puis déboucha dans une pièce en pierre plutôt froide à son goût, face à quelques hommes interrogatifs. Il reconnut l’un des deux hommes qu’il avait dû protéger, bien qu’un peu vieillit. Pas beaucoup, eu égard aux quarante ans qu’il était censé avoir franchi. Il préféra ne pas trop creuser la question, il pressentait le mal de tête.

Le roi fit les présentations. Puis, parce qu’il n’était pas très patient, passa aux choses sérieuses.

__ Comment peut on vaincre un vampirique ?

__ Hum… Eh bien, plusieurs moyens sont envisageables. On peut le balancer au fond d’un trou très, très profond et espérer qu’il mourra de faim avant de réussir à creuser jusqu’à la surface. Si on réussit à le faire monter sur un bateau on peut le larguer au milieu de l’océan et espérer que la pression sous-marine le broie et l’empêche de remonter. Possible de l’enfermer dans une cage ou une prison mais faut qu’elle soit vraiment épaisse, ou espérer qu’il soit trop bête pour penser à la ronger avec son énergie maléfique.
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Page 7
[SPR]__ Tous ces plans reposent grandement sur l’espoir, remarqua la reine.

__ Oui hein ? fit Drüme avec un grand sourire. C’est qu’aucun n’a jamais vraiment fonctionné, beaucoup ont essayé ces diverses techniques mais le vampirique parvient toujours à s’en sortir, généralement plutôt furieux. De mémoire de traqueur, il n’y a qu’un seul vampirique dont on puisse attester avec certitude la mort ; le Grand Dévoreur. C’est le dernier des Seigneurs des Labyrinthes, le Maitre du Réel, qui parvint, j’ignore comment, à le tuer.

__ Je suis moi-même un Seigneur des Labyrinthes, dit le roi Minotaure. Le Maitre du Réel est-il encore en vie ?

__ Possible, possible, répondit Drüme en lui adressant un regard curieux. Ça fait un petit siècle je pense que le Grand Dévoreur est mort, mais les Seigneurs des Labyrinthes sont plutôt des durs à cuire, enfin vous le savez. Du genre à vivre longtemps, personne ne sait comment.

__ Vous avez une idée de sa location ?

__ Eh bien, hum, d’après ce que j’en sais, les Seigneurs dans son genre ont tendance à finir par se retirer dans leurs labyrinthes. Il ne supportait plus ce qu’il était advenu de son pays rongé par la folie et de son continent ravagé par le Dévoreur, alors il s’est barré dans un monde douillet sans monstre. C’est ce qu’on dit.

__ Le Labyrinthe du Réel, souffla l’Eschyle.

Il avait passé une grande partie de sa vie à étudier les labyrinthes, conformément aux préceptes de l’Ordre. Il connaissait tous les labyrinthes célèbres et leurs créateurs. Le roi Minotaure lui-même s’était peu penché sur la question. Les vieux labyrinthes ne l’intéressaient pas.

__ Nous avons une porte vers ce labyrinthe ? demanda le roi.

__ Oui, la salle Dédalique comprend des portes vers tous les labyrinthes qui n’ont pas été murés, expliqua l’Eschyle.

__ Bien, allons-y, trancha le roi en se levant.

Toute sa clique l’accompagna. L’Eschyle et Krishnen étaient toujours aussi excités à l’idée de descendre dans la salle Dédalique. Ils en gardaient tout deux un souvenir l’assimilant à quelque chose d’extraordinaire, de divin. Elthalion lui, était bien plus réticent. Ça restait une grosse salle pleine de trous plutôt dangereux. Drüme ne savait pas de quoi ils parlaient, donc il se contenta de les suivre en restant sur ses gardes.

__ Eschyle, l’apostropha le roi, vous savez où se trouve l’entrée de ce labyrinthe ? Drüme, vous savez à quoi il ressemble ?

Les deux hommes secouèrent la tête. Le roi poussa un grognement exaspéré. Il jeta un regard vers le tas de cailloux carrés qui bloquait un des couloirs.

__ J’espère qu’il n’était pas par là.

Fouiller le dédale quand on ne savait pas ce qu’on cherchait était pire qu’une perte de temps, cela pouvait s’avérer dangereux. On risquait à tout moment de prendre le mauvais couloir et de se faire avaler par un labyrinthe qui attendait tapit dans l’ombre sa prochaine victime. Certains labyrinthes servaient de prisons, d’autres de coffre-fort, d’autres de passerelles vers des pays lointains, certains enfin n’étaient rien d’autre que des pièges vicieux qu’un quelconque malade avait disséminé un jour au gré du dédale, à moins qu’ils ne soient apparus par eux-mêmes.

__ Eschyle, s’énerva le roi. Souvenez vous à quoi ressemble ce fichu labyrinthe. Si j’ai écrit un bouquin qui vous obligeait à les connaitre par cœur, il y avait bien une raison.

Le vieil homme sembla soudain paniqué à l’idée de déplaire à son souverain et dieu vivant pour l’heure plutôt bougon. Il ferma les yeux et se concentra pour extirper ces informations des méandres de sa mémoire. Le temps parut long. Mais il finit par s’éclairer de joie.

__ Je me souviens ! s’écria t-il tout heureux.

__ Fort bien, répliqua le roi sans pitié. Alors ?

L’Eschyle les conduisit à travers les détours des couloirs jusqu’à l’entrée d’un labyrinthe. On voyait la différence nette d’environnement, car le sol se couvrait soudain d’un parquet de chêne verni et les murs d’un étrange papier-peint.

__ C’est celui-ci, confirma l’Eschyle.

__ Vous êtes sûr ?

__ J’y mettrais ma vie, mon seigneur.

Le roi contempla l’entrée les bras croisés, d’un air dubitatif. La décoration intérieure semblait assez minable pour un Seigneur des labyrinthes. Lui au moins quand il avait été enfermé, sa prison était de marbre somptueux. Après un instant de réflexion, il tendit prudemment la main vers le labyrinthe.

Tout le monde retint son souffle.

Sa main buta sur une paroi invisible. Il fronça les sourcils, appuya. C’était comme un mur en verre.

__ Je vois, lâcha t-il même s’il n’y comprenait rien.

__ Le labyrinthe est scellé, expliqua l’Eschyle pour se rendre utile.

Drüme sembla soudain se réveiller.

__ Oh ! Oui, je m’en souviens maintenant ! de l’histoire de ce Maitre du Réel. Pour être tranquille dans sa jolie retraite il verrouilla le labyrinthe derrière lui et dispersa les clés sur le continent.

Le roi le foudroya du regard.

__ Vous vous souvenez également d’où se trouvent ces clés ou bien devons-nous passer la journée le temps que cela vous revienne ?

Drüme éclata de rire, nullement intimidé.

__ Elles ont été conservées dans les derniers foyers humains d’Euleuthéria. Il y en a quatre, leur apprit l’assassin avant de réfléchir un instant. Vous êtes sûr de vouloir rencontrer le Maitre du Réel ? Parce que trouver ces clés ne sera pas une partie de plaisir, enfin…
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[SPR]__ Il est apparemment le seul à savoir comment vaincre un vampirique, dit le roi. Nous irons donc en Euleuthéria. Vous m’accompagnerez, Drüme, puisque vous êtes le seul à connaitre ce continent et ses cités. Ma reine, vous resterez ici.

__ Hors de question ! s’exclama Elthalion. Sire, je dois venir avec vous pour vous protéger avec la garde.

__ J’emmènerais avec moi un contingent de guerriers de l’Ordre, ce sera suffisant. N’oubliez pas que vous avez la reine dans votre tête, capitaine. Je ne peux pas vous faire de nouveau courir de trop importants risques. De plus, le prince a besoin de sa mère auprès de lui.

Comment Elthalion aurait-il pu oublier ? En allant à la salle du conseil, il s’était croisé fugitivement dans un miroir. La reine lui avait épilé les sourcils. Il ne savait même pas quand elle s’y était prise, ce matin encore il était parfaitement normal. Et personne n’avait fait de commentaire. Tout juste Krishnen avait-il affiché un petit sourire complaisant.

Rester seul avec elle allait être un enfer. Seul le roi parvenait à la dompter.

__ Il n’est pas prudent que vous vous engagiez dans un continent inconnu, Votre Altesse, protesta Krishnen. Pas avec le Dévoreur et le Dieu doré sur le pied de guerre, ce dernier ne manquera d’ailleurs surement pas de remarquer votre absence.

__ Je ne partirais pas longtemps, contredit le roi. Un labyrinthe pour nous amener de l’autre coté de l’océan, et une fois les clés en notre possession, un autre nous ramènera deux secondes après notre départ. Vous ne vous rendrez compte de rien. Elthalion, vous restez ici.

Le capitaine bouillonnait. La reine non plus n’était pas contente. Elle ne voulait pas voir son époux s’éloigner encore d’elle, quand bien même cela ne durerait que deux secondes. Qui sait ce qu’il vivrait sur ce continent inconnu ?

Ils rassemblèrent vingt des meilleurs soldats de l’Ordre, de jeunes hommes vigoureux en armure portant chacun un gros sac plein d’équipement et de vivres. Drüme demanda quelques armes afin de remplir ses sacoches et le roi ne prit que son casque et son épée.

Il embrassa tendrement la reine.

__ Nous serons de retour dans deux secondes, mon amour, lui promit-il d’une voix douce.

Il mit son horrible casque de taureau aux cornes d’or sur sa tête, invoqua un labyrinthe, et disparut avec le reste de sa troupe.

Deux secondes passèrent.

Les minutes s’engrenèrent. Elthalion commença à paniquer.

__ Que se passe t-il, pourquoi ne sont-ils pas là ?

__ Peut être une erreur d’horaire, supposa Krishnen. Vous savez, le décalage…

Un mois s’écoula.
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DeletedUser

Guest
Commentaire UN VIEIL AMI

Bonjour,

Très heureux de retrouver notre fine équipe, et surtout l'infortuné capitaine pour lequel je compatis fortement (ainsi que la reine qu'on claquerait bien pour ses fourberies capricieuses si elle avait encore un corps)

J'aime bien l'explication des enjeux politiques au sein du royaume rêveur.

Je suis par contre dubitatif pour le coup des clés dispersées partout (ce qui sert plus ou moins de prétexte à une aventure numéro 2). Enfin je ne sais pas, mais je ne m'attendais pas à un truc aussi... classique. Ce coté "la solution est derrière" "mince c'est fermé" "mais maintenant je me souviens : les clés sont dispersées partout, ce qui veux dire que pour avoir la solution, nous allons devoir à nouveau parcourir des contrées sauvages, nouvelles et pleines d'aventures qui pourront nourrir ce récit"... Certes la plupart des récits sont ainsi, mais je trouve qu'ici l'introduction de cette quête était trop brusque ou trop simple.

Par contre j'ai adoré le fait de voyager dans le temps avec les labyrinthes, avec la remarque de Drüme au roi sur la perte de repère que cela entraine. Cependant lorsqu'il arrache Drüme à son sort, il n'a aucune garantie qu'il puisse le ramener en vie, aussi comment peut-il rentrer dans la même salle de conseil et continuer une réunion ? A ce moment, n'ayant pas encore réaliser son projet, ses pressentiments peuvent très bien s'être réalisés, et se retrouver dans les ruines laissées par un Arrihere non-stoppé par le Drüme-Dévoreur. Ou faut-il y voir la certitude que Drüme reviendra bien à sa place se faire tuer comme prévu dans le récit ? Et celui-ci connaissant son sort, ne voudra-t-il pas interférer avec celui-ci, changeant l'avenir de tous ?

Bref bref, j'ai hâte de lire la suite pour savoir si le capitaine saura se défaire de sa manipulatrice de reine, si Drüme s'en sortira ou si le royaume rêveur finira enfin par avoir la paix.

Oh et une dernière chose :
[SPR]Je me suis arrêté sur un passage en particulier, c'est la description de la salle Dédalique. Déjà parce que je ne voyais pas forcément l'utilité d'une description aussi complète (ou alors il aurait été utile de rappeler ce qu'était téhina par exemple). Mais surtout parce que le paragraphe en question reprend presque tout du même paragraphe dans Le Roi Minotaure et dans le même ordre:

Immensité > le château dedans > portes > couloirs > changement d'atmosphère > changement de couleur

Le Roi Minotaure a dit:
La salle Dédalique était immense. Le château lui-même semblait pouvoir y rentrer tout entier. Il y faisait aussi froid qu’en plein hiver. Et ses murs étaient percés de centaines d’ouvertures, que se soit au niveau du sol ou à trente mètres de haut. Elles menaient vers des couloirs, qui eux-mêmes conduisaient à d’autres couloirs et d’autres ouvertures. Un véritable dédale qui menait partout et nulle part à la fois.
Et ce n’était pourtant pas un labyrinthe à proprement parlé. Les entrées des labyrinthes se croisaient par hasard, au cœur du dédale. Elles se repéraient au changement brutal d’atmosphère, d’environnement. La pierre couleur ocre de la salle Dédalique laissait place à du gris, du noir, du blanc, des couleurs. Un seul coup d’œil permettait de distinguer le dédale du labyrinthe.

Les Seigneurs des Labyrinthes a dit:
C’était une pièce immense, le château entier semblait pouvoir tenir dedans. Elle était criblée de trous rectangulaires, comme l’intérieur d’un gruyère. Ces ouvertures menaient vers des couloirs exigües qui se perdaient dans des détours tortueux, menant parfois jusqu’à de nouveaux couloirs bien particuliers. On pouvait pénétrer dans un labyrinthe sans même s’en rendre compte. Les changements d’atmosphère étaient généralement suffisants pour s’en apercevoir. On passait de la pierre ocre qui tapissait les murs à du marbre, de l’or, du basalte.
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DeletedUser

Guest
Oui tu as tout à fait raison, les clés ne sont qu'un prétexte à une aventure, mais tu verras quand dans l'histoire j'arrive tout à fait à justifier leur existence.

Il est vrai que je n'avais pas pensé au fait que Drüme puisse mourir au cours de l'aventure et ainsi altérer le cours de l'histoire. Je suppose que si le roi ne l'a pas pris en compte (oui c'est la faute aux personnages :p ) c'est qu'il est extrêmement arrogant et sûr de lui, et n'envisage donc pas d'échouer au point que Drüme mourrait.

"Et celui-ci connaissant son sort, ne voudra-t-il pas interférer avec celui-ci, changeant l'avenir de tous ?"
Il faudra lire toute l'histoire jusqu'au dernier chapitre pour le savoir :p


Ouuuh la description du labyrinthe ! Tu marques un sacré point Wervel. Je ne l'avais pas du tout remarqué. Mais oui effectivement si on décrit deux fois une chose identique, on risque de tomber sur la répétition. Je visais à rappeler à quoi ressemblait le Dédale au cas où les lecteurs ne s'en souviendraient pas du premier, mais tu as carrément meilleure mémoire que moi, je ne me souvenais pas d'avoir écrit quasiment mot pour mot la même chose ^^ Toutes mes excuses, tu as décidément l'oeil bien fin.

Je posterai la suite ce soir, merci de ta fidélité de lecteur acharné :eek:

LE SECRET D'ARRIHERE
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Page 1
[SPR]…joyau d’imaginaire se rapprochait. Plus les cités humaines étaient grandes, plus elles resplendissaient pour la vue du Dévoreur. Un concentré de rêves, d’espoir et de cauchemars aussi. C’était comme un soleil, mais du point de vue d’une plante qui se nourrissait de ses rayons, pas d’un humain qui se brulait les yeux en tentant de le contempler.

La capitale de l’empire se rapprochait.

Il avait dû faire de grands efforts pour réfréner son pouvoir et ne pas tuer les cheveux qui portaient la voiture dans laquelle il se trouvait. Mais ils avaient tout de même dû régulièrement en changer, à chaque relais de course, car ils tombaient invariablement malades tous les dix kilomètres.

Même les humains étaient mal à l’aise en sa présence. Seuls Teiki et Wilwarin pouvaient s’asseoir à ses cotés parce qu’ils étaient habitués, le garçon à l’aura du Dévoreur, l’officier à celle d’Arrihere. Une escorte de dix cavaliers les entourait au départ. Des coursiers avaient dû les précéder, car la route était toujours dégagée sur leur chemin et les chevaux frais préparés.

Des cordons de soldats écartaient les autres voyageurs, quitte à les pousser dans les fossés qui bordaient le chemin. Ils traversèrent des avant-postes, des villages et des villes, et à chaque fois leur entourage grossit. Ils durent ralentir la cadence car leur troupe n’était plus constituée uniquement d’unités montées, mais en majorité de fantassins à pieds.

Cinq cent hommes formaient la procession qui pénétra dans les terres cultivées de la région d’Indrianée. Il n’y avait à des kilomètres à la ronde pas une seule parcelle laissée à l’état sauvage. Des champs rectilignes s’étendaient jusqu’à l’horizon, et les bosquets d’arbres étaient trop bien placés pour être là par hasard ; au carrefour des chemins et le long des champs, ils procuraient de l’ombre aux voyageurs et aux bovins qui s’y écroulaient avec soulagement.

Les chemins irréguliers de terre et de boue avaient laissé place à des routes de pierrailles qui faisaient trembler la voiture, puis à un vrai tracé de dalles plates menant à la capitale, large et bien entretenu.

Les paysages moroses s’étaient enrichis de milles couleurs riantes. C’était comme si tout brillait davantage. Jusqu’aux feuilles qui étaient d’un vert étincelant. Les rivières, les cours d’eau et les canaux d’irrigation miroitaient au soleil comme des diamants. Les nuages étaient d’un blanc pur et tout en courbes et élégance.

Pour montrer toute la grandeur de l’empire, les Indrianéens étaient allé jusqu’à remodeler cette partie du monde et en renvoyer l’image de quelque chose de magnifique et stupéfiant. Ils passèrent en pleine campagne sous d’imposants monuments flanqués de statues d’or à la gloire de l’empereur et de ses soldats, commémorant quelque bataille studieuse qui avait dû s’y dérouler.

Le voyage avait duré deux jours et n’avait pas été des plus confortables. Particulièrement pour Teiki. Ses conditions de vie étaient certes meilleures que tout ce qu’il avait connu – les lits de camp qui étaient présentés comme sommaires valaient les meilleurs couches de foin du monde, et la nourriture était un délice à son goût – mais c’était l’atmosphère qui lui posait problème. Wilwarin le regardait bizarrement. Personne n’osait s’approcher d’eux ou leur parler, à part lui. Les soldats restaient à l’écart, respectueux, méfiants et craintifs.

Teiki s’était refusé à quitter d’un pouce le Dévoreur. Son maitre n’avait toujours pas annulé son ordre de le suivre, et il n’était pas certain de ses chances de continuer à vivre s’il s’en écartait trop. Son apparence le classait comme un bandit, et tous les soldats le voyaient. D’où l’attitude de Wilwarin.

__ Puis-je savoir qui est le… jeune homme qui vous accompagne, Sire ? demanda t-il le premier soir au Dévoreur alors que Teiki était juste à coté.

__ Mon humain domestique, répondit le Dévoreur après avoir louché quelques secondes sur le garçon comme s’il venait tout juste de se rappeler son existence.

La réponse n’avait pas manqué de déconcerter l’officier. Il prit cela pour un trait d’esprit. Pour l’avoir côtoyé, Wilwarin savait qu’Arrihere avait un humour noir particulièrement difficile à appréhender. Quant à Teiki, il s’était efforcé de se conformer à cette version. Il se montrait aussi diligent que possible, allait chercher à manger et à boire, préparait les repas et les couches, faisait tout ce qu’il s’imaginait que fassent les domestiques. Hélas, le Dévoreur n’était pas très conciliant de ce point de vue. Il ne mangeait pas, ne buvait pas et ne dormait pas. Il ne se rasait pas – sa barbe ne poussait pas – ne se lavait pas et ne se délassait jamais de son armure.

Teiki fit tout cela à sa place. Il se lava, se rasa, se coupa les cheveux, demanda au nom d’Arrihere une tenue de soldat à sa taille et mangeait largement à sa faim. Il avait non seulement conscience que sa vie était en jeu, sur la balance de son utilité, mais davantage que s’il parvenait à se faire accepter durablement sa condition pourrait passablement s’améliorer. Finies les nuits dans les campagnes, les vols et les meurtres, la misère et la déliquescence. Il allait dormir dans un château en tant que larbin d’un empereur qui ne lui demandait rien d’autre que de le suivre et de vivre. Ça lui convenait très bien !
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Page 2
[SPR]A partir du moment où il se fut rendu plus présentable, l’attitude de Wilwarin à son égard changea légèrement. Il se fit un tantinet moins méprisant. Il respectait l’opinion et les choix de son empereur, si ce dernier tolérait ce jeune paysan, alors il en ferait de même.

C’était Arrihere lui-même qui troublait l’officier désormais. Il semblait perpétuellement ailleurs, parlait peu, ne faisait pas montre de la même énergie, de la force qui émanait de lui auparavant. Il hésita longtemps avant de poser une question qui lui apparaissait comme impertinente. Mais il devait savoir.

__ Seigneur, pouvez-vous me dire où vous étiez passé durant ces deux années ? Qu’est-il arrivé exactement face au roi Minotaure ?

Il blêmit et recula instinctivement en voyant la balafre de haine qui transfigura Arrihere. L’air devint visqueux, vicieux. Teiki s’éloigna prudemment.

__ Cet humain-taureau, grogna le Dévoreur. Il m’a enfermé dans une prison de douleur dont j’ai peiné à m’échapper. Je suis revenu pour qu’il paie. Qu’il meurt. Qu’il souffre autant que j’ai souffert. Mais pour cela, j’ai besoin de l’empire.

Wilwarin hésita à lui faire part de mauvaises nouvelles. Il n’était probablement pas au courant de tous les derniers évènements. De l’état de l’empire. Il ne voulut pas approfondir la question, savoir comment Arrihere s’était échappé et avait atterri là où ils s’étaient rencontrés, à trois cent kilomètres à l’ouest d’Indrianée, et deux milles du Royaume Rêveur. La façon dont le réel ployait lentement sous la pression de la haine d’Arrihere le dissuadait d’approfondir le sujet. La terre commençait déjà se craqueler et les insectes tombaient à un rayon de deux mètres autour d’eux, morts.

__ Seigneur… votre retour, c’est dont avait besoin l’empire pour se relever et vaincre nos ennemis, se contenta t-il de dire.

D’autres pourraient lui annoncer clairement les mauvaises nouvelles.

Et c’était ainsi qu’ils se trouvaient désormais face à Indrianée, joyau d’imaginaire dont la vue ravissait le Dévoreur. Tant de rêves dont il pourrait se délecter !

La cité d’Indrianée se présentait comme une grande forteresse accrochée à une falaise léchée par les vagues, autour de laquelle s’étendait un complexe de baraquements, de tours et d’enceintes formant le quartier militaire où s’entrainaient les soldats destinés à l’élite. Rien que cette partie faisait trois kilomètres de diamètre. C’était en somme une immense citadelle ténébreuse qui dominait la ville et la région.

Dans un souci de lui conférer un aspect moins terrifiant et plus pompeux, luxueux, impérial, on avait repeint les bordures des fenêtres en or, en avait agrandit la plupart pour en faire de grandes baies vitrées. On avait tuilé les tours et les chemins de ronde, en céramique multicolore bleu, rouge et verte. Les drapeaux de l’empire battaient au vent marin. Des oriflammes bleu foncé flanqué d’un soleil d’or. Certains arboraient un dragon.

Un autre quartier jouxtait la forteresse. Un amoncelât de bâtiments aux allures de palais, pleins de dorures et de couleurs, sans une once d’aspect militaire. Là s’administrait l’empire, parmi ces forums et ces jardins. A coté, la forteresse semblait barbare, déplacée, vieille et rustre.

Et puis se succédaient les quartiers aisés et les pauvres, les grandes avenues bondées et les larges places marchandes. Malgré l’agrandissement de la ville par l’étalement de ses faubourgs, on n’avait pas renoncé à la doter de fortifications. D’autant plus depuis qu’on avait annoncé la mort de l’empereur et que l’empire connaissait des défaites successives. Il convenait de se préparer et de protéger la capitale. D’imposants bastions flanquaient donc les principales portes, régulant les passages et contrôlant les caravanes.

De la porte la plus proche sortaient des hommes. Une file ininterrompue. Il en venait des autres aussi. Deux fortins à l’extérieur de la ville en crachaient également. Ils étaient entourés.

Trente milles hommes formèrent un U où leur petit groupe de cinq cent se trouvait à l’intérieur. Ils portaient des bannières impériales mais aussi des fanions rouges. Tout avait été orchestré avec beaucoup de rapidité. On leur avait en quelques minutes bloqué complètement l’accès à la ville, et la disposition des troupes les empêchait de faire marche arrière. On aurait presque dit qu’ils l’avaient répété plusieurs fois.

Teiki ne manqua pas de remarquer que les environs avaient été dégagés bien avant leur arrivée. Aucun autre voyageur ou caravane n’avaient été pris avec eux dans ce coup de filet.

__ Qu’est ce ? lâcha le Dévoreur qui n’appréciait pas qu’on se mette sur son chemin.

__ C’est la Flèche Enflammée, elle a été placée à Indrianée pour protéger la capitale contre les incursions du roi Minotaure et du Dieu doré. Quant à pourquoi ils nous entourent, je l’ignore, mon seigneur, expliqua Wilwarin tout aussi fâché.

Il savait comment fonctionnait l’empire depuis deux ans. A la disparition de l’empereur, les chefs d’état major avaient pris le contrôle d’Indrianée. Avec l’armée à leur botte, ils pouvaient maintenir la cohésion du pays et neutraliser toute contestation de leur autorité.

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[SPR]Mais pour protéger le pays, ils étaient contraints d’aller au front avec leur armée. Combattre les insurrections, repousser les assauts de leurs adversaires. Et quand ils ne se trouvaient plus dans la capitale, ils ne pouvaient plus avoir leur mot à dire. Les quelques généraux qui s’étaient arrogés la protection de la capitale s’étaient arrangés pour faire tomber les autres. On les avait nommés ironiquement « les Dragonneaux ». Assassinats, luttes intestines, batailles rangées dans la plaine même en face de la ville, le gouvernement n’avait pas été aisé et avait laissé l’empire ravagé par la guerre civile.

Comprenant qu’ils ne pouvaient rejoindre la capitale, les généraux qui refusaient le joug des Dragonneaux décidèrent de fonder leurs propres royaumes. S’installant en province avec leurs troupes, ils firent sécession, se couronnèrent pour certains, s’allièrent entre eux ou avec des étrangers. Les Dragonneaux envoyèrent leurs armées mâter la sédition.

L’empire s’affaiblit. Leurs adversaires, en particulier le roi Minotaure et le Dieu doré en profitèrent pour s’emparer des régions frontalières. Les campagnes mises à sac et les routes coupées ne permirent plus d’approvisionner les grandes villes. Des émeutes de famine se déclenchèrent. Le gouvernement « légitime » ne sut les affronter autrement qu’en les réprimant violemment.

Après plus d’un an de ce chaos, la situation se stabilisa. Un cessez-le-feu fut conclut entre les différents sires-généraux qui dirigeaient les miettes de l’empire, et les Dragonneaux admirent en leur sein des administrateurs pour gérer plus efficacement leur domaine.

Les assassinats et les conflits continuèrent, mais moins nombreux, dans l’ombre. L’empire entre temps, avait perdu les trois-quarts de son territoire. Mais il représentait toujours une force conséquente, source de richesse et d’un pouvoir immense pour ceux qui le dirigeaient.

Wilwarin comprenait donc parfaitement que les Dragonneaux ne souhaitent pas de bon cœur remettre leur place à leur chef légitime. S’ils le désiraient, ils pourraient très bien ordonner qu’on les massacre, puis prétendre qu’Arrihere n’était qu’un faux, un leurre, et Wilwarin un traitre doublé d’un espion.

Demeurait une épine dans leur pied : la Flèche Enflammée. Dirigée par le commandant Pomare, elle s’était autoproclamée protectrice de la cité d’Indrianée, et neutre quant aux dirigeants de l’empire. Elle se contentait d’assurer que l’ordre règne en ville, et que personne ne la menace. Elle ne répondait donc pas aux ordres des Dragonneaux, et c’était elle qui les encerclait.

Wilwarin en avait fait partie. Il connaissait Pomare. C’était un homme dur, qu’un contact prolongé avec Arrihere avait transformé, comme noircit, mais il n’était pas stupide, ni avide de pouvoir. Il verrait par lui-même que son empereur était de retour et l’aiderait à reprendre son trône.

Une petite troupe justement, partait à leur rencontre, le commandant Pomare en tête. Il semblait immense dans son armure noire et devait monter un impressionnant cheval de bataille à l’air mauvais, lui-même caparaçonné dans des protections en acier. C’était un vrai Indrianéen : il ressemblait un peu à Wilwarin, avec sa mâchoire carrée et ses cheveux noirs courts. Il allait sur ses cinquante ans, et on sentait surtout un demi-siècle de muscles et d’une volonté de fer.

Le Dévoreur sorti de la voiture, suivit de Teiki. Accompagnés de Wilwarin et de quelques officiers qui les avaient rejoints en cours de route, ils s’avancèrent au devant du commandant de la Flèche Enflammée. Teiki remarqua à quel point la terre se desséchait autour d’eux. Elle devenait friable sous leurs pas. Le Dévoreur était de mauvaise humeur.

__ Pomare, gronda celui-ci de sa voix rauque. Hors de mon chemin.

Le Dévoreur avait fouillé dans la mémoire d’Arrihere pour retrouver l’identité de cet humain, tout comme il l’avait fait pour Wilwarin. Il s’entrainait régulièrement à se souvenir de sa vie afin de pouvoir s’adapter plus rapidement aux situations qui semblaient typiquement humaines, comme lui bloquer la route. C’était après tout, la troisième fois que cela lui arrivait. Et ça devenait agaçant.

__ On m’a informé que l’empereur-Dragon était de retour. Je viens m’assurer de ce fait.

Pomare ne mit même pas pied à terre. Il dévisagea les hommes qui lui faisaient face avec morgue, et fronça tout juste les sourcils en voyant le Dévoreur. Wilwarin eu du mal à croire ce qu’il entendit alors.

__ Vous n’êtes pas l’empereur-Dragon, fit Pomare d’un ton péremptoire.

__ Commandant, comment osez-vous insinuez une chose… commença Wilwarin.

__ Silence ! cracha le commandant. Je reconnaitrais l’esprit d’Arrihere entre tous. Et ce… cette créature, quelle qu’elle soit, n’est pas lui. Qui êtes-vous, et quel est votre but ?

__ Je suis Arrihere le Dévoreur. Je viens contrôler cet empire d’humain afin d’écraser l’humain minotaure.

__ Qu’êtes vous, si vous n’êtes pas humain ?

__ Je suis bien plus proche de votre dragon que vous ne le pensez, Pomare l’enflammé. Je l’ai dévoré, comme il dévora jadis un membre de ma race.

Wilwarin recula, blême. Il ne comprenait plus rien. Teiki cherchait alentour une échappatoire. Tout cela respirait les ennuis. L’expression de Pomare avait à peine changé. Il fixait durement le Dévoreur, qui lui rendait son regard avec un soupçon d’agacement. Le commandant réfléchissait. Il prit sa décision.

__ Suivez-moi.
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[SPR]Et il reparti sur son cheval sans un regard en arrière. Il était hors de question qu’ils le suivent à pieds. On leur donna des chevaux, et ils s’engagèrent derrière lui. Les soldats de la Flèche Enflammée formèrent un passage, dévoilant la route jusqu’à la ville. Ils les regardèrent en murmurant. Les cinq cents hommes qui les avaient accompagnés furent escortés jusqu’à un des fortins à l’extérieur de la ville. L’armée se mit en branle et se dispersa en groupes conséquents à travers la cité, sécurisant sa traversée pour le commandant et les trois hommes, et d’autres s’engageant vers la campagne pour prévenir tout mouvement ennemi.

Un mur de soldat les flanqua sur tout le chemin, empêchant les villageois de s’approcher d’eux. Ils regardaient ce curieux cortège passer avec étonnement. L’empereur-Dragon était il réellement de retour ? Comment était ce possible ? Qu’allait-il se passer ? Et surtout : est ce que ça changerait quelque chose pour leur vie ? Ils avaient tous en tête les conflits qui s’étaient étendus jusqu’à la capitale. Ils ne tenaient pas à ce que cela recommence. Et si les Dragonneaux refusaient de ployer devant l’empereur et qu’ils levaient leurs armées contre lui ? Et que la Flèche Enflammée soutenait l’empereur ? La ville serait-elle mise à feu et à sang ?

C’était la première fois que Teiki entrait dans une aussi grande ville. Il ne connaissait que les misérables hameaux des provinces reculées. Ils avaient traversé des cités mais trop rapidement pour qu’il se fasse une idée. Et jamais aussi immenses que celle-ci. Il se sentait totalement déplacé. Les autres officiers n’étaient pas venus avec eux, seulement Wilwarin. Et lui. En quoi le domestique de l’empereur devait il l’accompagner partout ?

Il sentait la tension dans l’air. Ils courraient probablement droit vers la mort. On les tuerait dans l’intimité d’un bâtiment, loin de la foule et des témoins gênants, ou bien on les descendrait en cellule. Milles choses horribles pouvaient se passer. Teiki les imagina toutes, sur le chemin de la forteresse. Plus ils s’approchaient, plus elle les écrasait de sa présence, de son ombre, de son gigantisme.

Wilwarin réfléchissait aux implications politiques. A la véritable identité de celui qu’il avait prit pour l’empereur. Et ses paroles étranges. Il ne les comprenait pas, mais Pomare avait semblait savoir à quoi elles faisaient allusion. S’il avait voulu les tuer, il ne se serait pas gêné pour le faire là bas. Il n’estimait donc pas qu’ils représentassent une menace, mais au contraire qu’ils pouvaient s’avérer intéressants. Pomare n’appréciait pas les Dragonneaux. Espérait-il que la créature aux traits d’Arrihere les mette en difficulté ? Ils seraient bien incapables de différencier le vrai Arrihere de l’imposteur. En refusant de lui remettre leur place, ils prouveraient leur félonie.

Le Dévoreur quant à lui devait lutter pour ne pas se laisser submerger par l’onirisme ambiant. Une ville entière de plusieurs centaines de milliers d’esprits qui rêvaient ! Il était comme un poisson dans l’eau. Les détails de son univers proche ne l’intéressaient pas. Qu’ils aient pénétré dans la forteresse, qu’ils passent successivement tous les postes de garde, les portes et les cours ne représentaient rien pour lui. Il suivait docilement l’humain commandant, quelque peu enivré. Il ne reprit contact avec le monde réel qu’une fois senti le poids de l’attention qui pesait sur lui.

Il se trouvait dans une grande salle ronde et neuf humains le regardaient.

__ Hum… parvint-il juste à dire.

__ Voici Arrihere, l’empereur-Dragon, souverain légitime d’Indrianée, le présenta Pomare aux six hommes qui s’étaient levés de leurs chaises disposées en arc de cercle à leur arrivée.

Tous avaient plus de cinquante ans. Quatre portaient des armures noires pleines de dorures, et deux autres des vêtements luxueux de laine et de soie rouges. Ils avaient l’air complètement stupéfaits. La plupart serraient les dents, refusant d’y croire. Ils cherchaient quelque chose à dire, des arguments à opposer, comme Teiki auparavant, une échappatoire.

Le Dévoreur comprit que c’étaient ces humains qui dirigeaient l’empire qu’il convoitait. Il décida d’emprunter une méthode qui avait déjà fait ses preuves.

__ Servez-moi, dit-il. Ou mourrez.

__ Arrihere est mort ! cria l’un des quatre généraux. Il est mort, mort ! Tu n’es qu’une imitation, un faux pour nous tromper, pour nous…

Une brume noire s’extirpa du Dévoreur. Elle conglua de ses épaules, s’élargit, se déploya comme deux grandes ailes, et puis ce furent deux serres qui pointèrent hors de ses genoux, griffèrent l’air, avec une vitesse surprenante, traversèrent la salle et happèrent l’impudent. Il hurla à leur contact, battit désespérément des bras, tenta de se soustraire à leur poigne, mais ses mains brulèrent, bourgeonnèrent, ses articulations se tordirent en des sens impossibles et finalement, s’effilochèrent comme une peau de banane.
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[SPR]Le Dévoreur le souleva en l’air. Il lui caressa le visage de ses fines flammèches de ténèbres. L’homme courba la tête pour leur échapper, il gémit des suppliques, implora de l’aide, mais sur ses joues poussait un étrange duvet verdâtre, comme de minuscules tentacules visqueux. Ils s’allongèrent et frétillèrent, on aurait dit des vers sortant d’une manière dégoutante d’une pomme pourrie. Ils profitèrent qu’il avait la bouche grande ouverte pour pénétrer dedans, de même que dans ses narines, dans ses yeux et ses oreilles. Ses hurlements se transformèrent en gargouillis indistincts.

Le Dévoreur le relâcha. Le cadavre s’écrasa sur le dallage de marbre dans un bruit squameux de gourde pleine d’algues. Les vers continuaient de lui ronger les entrailles, et sa peau de se dissoudre.

__ Servez-moi, répéta avec obstination le Dévoreur. Ou mourrez.

L’un des deux hommes en tenue rouge se baissa par terre et vomit. Plusieurs autres semblaient tout juste se retenir. Wilwarin s’était écarté avec horreur, Teiki avait fermé les yeux et s’était bouché les oreilles. Pomare avait la main sur son épée et dardait le Dévoreur d’un regard méfiant, sans pour autant paraitre incommodé ou apeuré. Comme s’il était habitué. Comme s’il avait vu pire.

__ La chose est entendue, finit-il par dire. Partez.

Il s’adressait aux Dragonneaux, qui ne furent que trop heureux de quitter la salle nauséabonde. Un regard dans sa direction convainquit Wilwarin de faire de même. Teiki semblait invisible, le commandant ne fit pas attention à lui.

Quand il ne resta plus qu’eux trois, Pomare fit lentement le tour du cadavre en se gardant d’en approcher trop près. Il regarda le Dévoreur, qui chantonnait tout bas.

__ Ainsi, dit Pomare d’une voix sombre, vous êtes bien un vampirique. Dites moi ce qui est arrivé à Arrihere.

__ Je l’ai dévoré, avoua le Dévoreur. Puis l’humain minotaure m’enferma dans une prison qui n’était pas réelle, et je m’en suis enfui. Je conserve les souvenirs de l’humain dragon.

__ C’est comme s’il vivait encore en vous, en somme, remarqua Pomare qui semblait presque soulagé.

Le Dévoreur réfléchit à cette possibilité. Elle ne lui apparaissait pas convaincante. Le commandant reprit la parole avant qu’il n’ait pu émettre son opinion sur le sujet.

__ Vous souhaitez donc vous venger du roi Minotaure. Moi aussi, je désire le vaincre. Vous souhaitez prendre le contrôle de l’empire. Moi aussi, je désire que l’empire retrouve sa stabilité. Je pense que nous pouvons parvenir à un accord.

__ Un accord ? répéta le Dévoreur.

Conclure un pacte avec les humains ne faisait pas partie de ses objectifs. Ils devaient se soumettre, ou bien il les tuerait. Cela lui semblait convenable. Pomare comprit très vite que le terme était mal choisi. Il porta instinctivement son regard vers le tas noirci qui continuait de gargouiller. Il fallait manipuler cette créature en douceur. Lui laisser croire qu’elle contrôlerait tout était déjà un bon début.

__ Je veux dire, se reprit-il rapidement, que vous allez diriger l’empire, et que ce faisant, vous remplirez mes propres objectifs. C’est donc mutuellement profitable.

__ Je ne fais pas d’accord avec les humains, prévint le Dévoreur. Je commande. Vous m’obéissez.

Pomare n’eut pas le temps de répliquer que le Dévoreur se détournait de lui. Toute cette aventure lui avait donné faim. Son dernier véritable repas remontait au minotaure, et il n’était pas si fameux que ça. Les quelques animaux et végétaux qu’il avait mangés en chemin ne suffisaient pas au regard de l’énergie dépensée. Ni même les six humains qu’il avait tués et grignotés comme ça.

Maintenant qu’il avait son empire regorgeant d’humains, il fallait qu’il prenne des forces. Affronter la tête de taureau ne serait pas aisé.

__ Je dois manger, dit-il à Pomare.

Il le regarda droit dans les yeux. Le commandant eut du mal à le soutenir. Il pressentait désagréablement la suite.

__ Vous savez comment me nourrir, n’est ce pas, Pomare ?

__ L’empire est trop affaiblit pour se permettre… tempéra le commandant.

__ Un millier d’humains, le coupa le Dévoreur.
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Pomare serra les dents. Il devait le manœuvrer dans la bonne direction. Teiki s’efforçait qu’on continue de l’ignorer. Ce qu’il entendait ne lui plaisait pas. Il comprenait parfaitement ce que ça sous-entendait.

__ Il ne serait pas une bonne chose comme acte fondateur de votre nouveau règne de vous en prendre à la population de votre empire, argumenta Pomare. Mais il y a des humains que vous pouvez… dévorer.

__ Où donc ?

__ La cité d’Omnen, dans le Kernel sud, s’est coupée de l’empire. Elle menace de soulever les autres cités des Kernels en une nouvelle rébellion.

__ Je me rappelle où se trouve cette cité. Je vais ramener ces humains dans le giron de mon empire.

Il quitta la salle et traversa les couloirs sans prêter attention aux humains qui s’écartaient, apeurés, curieux, ou tentaient de lui parler. Il poussa une lourde porte et déboucha sur une large terrasse qui dominait tant la citadelle que le reste de la ville. Il écarta les bras et de nouveau des ailes noires se déployèrent. Il se souvenait.

Cinquante ans auparavant, Arrihere avait fait la même chose. Ayant percé le secret de la transformation en dragon après avoir dévoré un vampirique, il s’était tenu sur cette même terrasse, s’était avancé vers le vide, avait écarté les bras et son corps s’était changé, il avait quadruplé de taille, d’immenses ailes noires l’avaient envoyé dans le ciel et de sa gueule formidable il avait craché des flammes de cauchemar.

Au tour du Dévoreur de fendre la réalité, de même que les nuages. Il ressentait presque l’excitation du jeune Arrihere dans sa tête. Qu’il était grisant d’être un dragon ! Nulle créature dans le ciel ne pouvait l’égaler. Il virevoltait au gré des courants, se laissait parfois simplement porté par le vent.

Cette puissance imprégnait toute son âme. Il jubilait en lui-même. Il pourrait faire ce que bon lui semblait désormais, rien ni personne ne pourrait l’en empêcher ! Pourquoi s’embêter à continuer cette fastidieuse campagne d’agrandissement des frontières du royaume ? Il en voulait à son frère le roi de l’avoir ainsi contraint à cette forme d’exile. Il partageait son quotidien avec des parias, des rebus, des vauriens qu’il avait transformé en soldats impitoyables, une horde plus qu’une armée, terrorisant ces pays du Bas.

Un peu de leur noirceur s’était incrustée dans le cœur d’Arrihere. La tristesse et le ressentiment l’avaient changé. Les massacres et la mort aussi, avaient fait de lui un homme. Un homme dur, mais au fond, il restait toujours ses rêves puérils d’adolescent. En soumettant ces cités pouilleuses, c’était sa liberté qu’il espérait conquérir. Repousser sans cesse les limites du monde ! Qu’il était grand ! La carte ne semblait pas vouloir s’arrêter, tandis qu’il progressait sur le territoire. Il croyait toujours que le monde cesserait brusquement passer telle montagne, mais l’horizon demeurait toujours aussi lointain.

Son ambition était mal tolérée à la cour de son frère. Ailani était un roi tranquille qui se contentait de ne pas trop faire de vague. Il gérait convenablement son royaume et ne nourrissait aucune volonté belliqueuse envers ses voisins. Alors quand Arrihere tressautait partout en demandant qu’on élargisse les frontières, qu’une politique plus dure et sévère soit menée contre le brigandage, qu’on augmente les taxes seigneuriales pour gonfler le trésor – surtout cette dernière proposition – il agaçait les seigneurs et conseillers du roi, qui finit par lui donner une petite troupe et l’envoyer en Bas, comme on gratifie un enfant d’un jouet pour qu’il laisse les adultes tranquilles.

Indrianée était tellement égocentrique qu’en plus des directions nord/sud/est/ouest, elle en utilisait deux propres : le Haut et le Bas. Plus on s’éloignait de la cité d’Indrianée, plus on allait vers le Bas. Au contraire, si on marchait droit vers elle, on montait en Haut… Les régions du Bas étaient barbares, leurs villes crasseuses, leurs rêves moroses, Indrianée apparaissait réellement comme un joyau de civilisation perdu dans une mare boueuse.

Arrihere n’avait eu aucun mal à mater ses habitants. Il en recrutait les meilleurs éléments – ou plutôt les pires – pour grossir son armée mal famée. Régulièrement, il envoyait des lettres à son frère, lui disant que désormais, les frontières du royaume allaient jusqu’à telle rivière, telles collines, telle montagne, les repoussait sans cesse. Il demandait de nouveaux fonds pour payer son armée, mais en recevait de moins en moins.

Le roi Ailani et ses conseillers n’appréciaient pas trop de dilapider le trésor du royaume dans une entreprise aussi inutile. Ils ne tiraient rien de ces nouveaux territoires, sinon la fierté d’Arrihere de posséder un royaume plus grand – qui n’était même pas le sien, et dont son frère n’avait que faire. Arrihere était un conquérant, mais pas un bâtisseur. Il ne se souciait pas de reconstruire les villes après son passage, ou même de les développer. Il les pillait de fond en comble, puisque son frère ne voulait pas le subventionner, et avait fini par prendre l’habitude de les raser et d’en massacrer tous les habitants, après que plusieurs de ces précédentes conquêtes déclarent leur indépendance dans son dos.

Il n’avait ni les hommes ni les moyens financiers de mettre des garnisons dans ses prises. Alors il les anéantissait sans pitié. Ce manège dura plusieurs années durant lesquelles Arrihere se sentit de plus en plus étranger à son propre royaume, bien plus chez lui dans la grisaille des landes du Bas.
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[SPR]Et puis un jour, ses hommes ramenèrent dans sa tente un bien étrange trésor.

__ On ne sait pas trop ce que c’est, dit Troun, l’un de ses officiers de jadis. Mais ça semble pas dangereux, bien qu’un peu bizarre.

Arrihere s’était senti piqué de curiosité. Le Bas ne recelait pas les richesses et les merveilles qu’il avait imaginé trouver. Rien que des terres désolées et actuellement, un blizzard bourbeux. On ne voyait pas à trois mètres et le vent soufflait désagréablement, comme une plainte lugubre. Enfoncé dans son manteau de fourrure, le jeune prince pénétra dans sa tente, si sommaire qu’elle ne se distinguait de celles de ses hommes que par sa taille, plus grande. Il n’avait simplement pas les moyens de la meubler autrement que par une couche, un coffre et quelques tréteaux.

Un prince sans fortune, sans gloire, dirigeant un ramassis de miséreux sans scrupules, perdu aux confins du monde sauvage en pleine tempête de neige. Mais ils avaient trouvé quelque chose.

Une chose, c’était certain. On aurait dit une momie grelottante et décharnée, qui perdait sa peau par lambeaux entiers. Ses membres étaient bleuis par le froid ; il avait fallu la déterrer et il était étonnant qu’elle manifeste encore des signes de vie. Elle avait des allures de cadavre, ses os saillaient tant qu’elle ressemblait à un squelette racorni. Ses yeux vitreux ne semblaient pas voir. Quelques mèches de cheveux gris lui pendaient par grappes sur son crâne bosselé. Elle portait des frusques déchirées dont il était impossible de s’imaginer ce qu’elles étaient avant.

De la vapeur noire suintait de ses plaies givrées.

Arrihere s’accroupit auprès d’elle et la contempla longuement.

__ Qu’es-tu donc ? demanda t-il fasciné.

La créature poussa un râle incompréhensible. Le jeune homme la sonda avec son esprit. Il recula et en tomba sur ses fesses, stupéfié.

C’était un gouffre à imaginaire. Un trou noir onirique insondable. Heureusement trop faible pour lui faire du mal. Il n’avait jamais entendu parler d’une telle chose. Combien de temps était-elle restée prisonnière de la glace ? Etait-il prudent de l’en avoir délivré ?

Arrihere perçut surtout le pouvoir immense qui était à portée de main. Elle avait survécu à de terribles épreuves. Etait-elle immortelle ? Cette perspective lui fit briller les yeux de désir. Peut être pouvait-elle lui apprendre ?

__ Si je t’aide, m’aideras-tu en retour ?

__ Raaah… fit la créature.

__ Il me semble dans ces conditions qu’il me soit impossible de conclure un marché avec toi, répliqua Arrihere d’un ton affligé.

Il se releva et appela ses hommes.

__ Attachez-la solidement et apportez de l’eau et à manger.

Les hommes revinrent avec des chaines et des piques pour les enfoncer dans le sol. Ils s’activèrent autour de la créature, lui passèrent les entraves aux membres, quand soudain l’un d’eux cria et fit un bond en arrière.

__ Cette saloperie m’a mordu ! s’exclama t-il en se frottant le poignet.

Arrihere éclata de rire.

__ Elle a faim ! C’est très bien ! Excellent !

On finit de l’attacher et apporta l’eau et des restes de mouton, ainsi que des galettes de riz. On déposa le tout à coté de la créature, prudemment.

Elle n’y toucha pas.

Ils restèrent à l’observer, mais elle semblait préférer mourir de faim que de prendre ce qu’ils lui avaient donné.

__ Hum… fit Arrihere pensif. Elle préfère peut être la viande crue, vivante. Apportez-lui un poulet en vie.

Les hommes rechignèrent, car ce poulet, ils préféraient le manger eux-mêmes que le donner à une momie congelée, mais le regard d’Arrihere les fit s’exécuter. Il avait vingt-huit ans mais savait se faire respecter de ses hommes. Ils avaient mené avec lui d’effroyables batailles et bravé la nature terrible, ils lui étaient fidèles et lui obéissaient promptement.
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[SPR]La créature sembla immédiatement davantage intéressée par le poulet, qui était au contraire totalement horrifié. Il se débattit en caquetant en tout sens, perdant ses plumes, préférant être dehors en plein blizzard que dans cette tente avec la chose. Celle-ci tendit son bras squelettique vers le poulet et des rasades de brume noire s’extirpèrent de ses doigts crochus pour s’en emparer. Le poulet poussa des cris qu’ils n’avaient jamais entendus chez un animal et puis il mourut. Il n’en resta qu’une chose informe, desséchée. La créature semblait à peine mieux. Elle poussa un râle, demandant plus.

__ Oui, tu veux plus, hein ? la tança Arrihere accroupi à bonne distance. Mais pour ça, il va falloir parler.

Dans les semaines qui suivirent, ils s’occupèrent de leur étranger prisonnier, le nourrissant de poulets d’abord, puis de moutons et enfin d’un cheval agonisant, même il fallait qu’ils soient toujours en vie sans quoi la créature les refusait. Cela ne semblait pas lui suffire. Son apparence ne changeait pas, et elle n’était toujours pas capable de parler distinctement.

Vint à Arrihere une intuition terrible. Il demanda à ce qu’on lui amène un prisonnier.

Et il regarda la créature le dévorer goulument.

Elle prit peu à peu l’apparence de l’homme qu’elle avait mangé, tandis que ce dernier devenait aussi sec qu’une momie complètement déshydratée. Par précaution, ils renforcèrent ses chaines et quatre gardes la surveillaient en permanence.

__ Tu as mangé maintenant, lui dit Arrihere, alors, délivres moi tes secrets.

La créature en voulait plus, mais Arrihere n’était pas assez bête pour accepter. Au contraire, maintenant qu’il avait joué de la carotte, elle allait subir le bâton.

Ils la torturèrent de toutes les manières imaginables. Elle hurlait mais refusait de parler. Ce fut quand Arrihere la menaça de la replanter dans le sol gelé et de l’y laisser mourir de faim qu’elle gémit le plus fort. Elle n’aimait pas la faim. Arrihere sut comment la faire flancher.

Ils l’emmenèrent auprès d’un village misérable comme le Bas en comptait des centaines. Un hameau de bois et de torchis perdu dans une lande hostile et grise, vivant d’un élevage maigre et d’une chasse fastidieuse. Rongés par la pauvreté et la maladie, la trentaine d’habitants qui le constituaient n’étaient même pas de taille à affronter une meute d’animaux sauvages affamés. Ils avaient eu connaissance de la progression de la horde d’Arrihere mais n’avaient nulle part où aller, rien à leur opposer ni offrir. Alors ils attendaient, espérant simplement que les soldats passeraient leur chemin sans les tuer.

__ Tu vois ces humains, tu les sens ? demanda le prince en poussant la créature du pied. Elle paru toute affolée, excitée à l’idée qu’on les lui donne à manger. Ils sont à toi, continua Arrihere, trente-quatre bons humains, et bien d’autres encore. Si tu me dis ce que je veux savoir. Ils ne bougeront pas. En attendant…

Et ils abandonnèrent la créature enchainée dans le désert glacé où ils l’avaient trouvé. Ses plaintes encombrèrent leurs nuits de violents cauchemars. Elle y resta un mois, et quand ils revinrent la chercher, elle en était réduite à la momie congelée de la première fois.

__ Tu te souviens de notre arrangement, lui murmura Arrihere à l’oreille. Autant d’humains que tu le désires, mais tu dois tout me dire…

La créature trouva la force de lui raconter. Qui elle était. Ce qu’elle était. D’où elle tirait son étrange pouvoir. Que plus elle dévorait d’êtres rêvant, plus elle était forte.

Elle lui parla du Grand Dévoreur, le plus puissant des vampiriques, qui avait réussi à faire ployer la trame de l’univers comme personne n’y avait jamais réussi avant lui. Un être si colossal qu’il avait soumis un continent tout entier. Ce n’était pas à la portée d’un simple humain, lui dit le petit vampirique. Seul un membre de son espèce était capable d’une telle prouesse. Les humains ne pouvaient pas siphonner l’imaginaire autour d’eux pour s’en gonfler comme de l’air. Ils étaient trop faibles.

__ Alors je n’ai qu’à devenir plus fort, rétorqua Arrihere avec un sourire.

Il ne tint pas sa promesse. Ils brulèrent vive la créature, l’ensevelirent sous de gros rochers, la broyèrent sans pitié. Ils savaient désormais qu’elle était plus immatérielle que tangible. Ils jetèrent ses restes au fond d’un profond trou, après les avoir déposé dans une boite de fer solidement fermée, et recouvrirent le tout de plusieurs mètres de pierre et de neige.

Et ils attendirent. Arrihere était quelqu’un de terriblement patient. Il parti à la conquête de nouvelles cités pouilleuses jusqu’à ce qu’une année se soit écoulée, alors ils retournèrent au site marqué d’un grand monticule de rochers. Ils déterrèrent la boite de fer et l’ouvrirent avec précaution.
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[SPR]Il n’en restait plus à l’intérieur qu’une brume noire grosse comme une noix. Trop diffuse pour représenter un danger. Arrihere s’en saisit, et après une infime hésitation, l’avala.

Il avait passé une année entière à transformer légèrement son corps pour recevoir ce bien étrange invité. La puissance inventive qu’avait nécessitée ce travail laborieux l’avait longtemps laissé exténué. Mais il avait désormais une poche dans son estomac, susceptible d’accueillir la brume du vampirique, le temps qu’il l’assimile complètement. Il se reposa ensuite plusieurs mois, le temps de complètement l’absorber. Le vampirique disparu totalement, dilué dans les veines d’Arrihere.

Vint l’épreuve de vérité. Avait-il passé ces deux années en vain ou bien était-il parvenu à acquérir un pouvoir phénoménal ? Ils avaient dominé une cité d’un millier d’âmes, et laissé une garnison pour maintenir l’ordre. Ils l’avaient renommé « Sacrifice ». Tous ses habitants furent regroupés à l’extérieur de la ville, sous la menace si nécessaire. Aucun n’était en mesure de se battre, ils ne résistèrent donc pas, mais ne savaient pas non plus à quoi s’attendre.

A rien qu’ils n’auraient pu imaginer. Les soldats s’éloignèrent et Arrihere s’avança. De la vapeur obscure sortait de ses doigts. Il saisit un premier villageois. Ce n’était pas son cœur qu’il sentait battre, mais son esprit enfiévré par la peur. Il n’eut qu’à en formuler le souhait pour le dévorer. Dévorer son esprit, dévorer ses rêves, s’emparer de son imaginaire et s’en gonfler de puissance.

L’homme s’écroula comme une poupée de chiffon. Les autres s’écartèrent avec des cris d’horreur. L’ombre d’Arrihere s’étendit et sembla douée d’une vie propre, fondait sur eux pour les engloutir. La panique s’empara d’eux et ils tentèrent de fuir en plein chaos. Les soldats, en cercle, les en empêchaient, leurs coupaient les jambes et les balançaient vers le monstre qui grandissait à mesure qu’il dévorait de plus en plus d’être humains.

Arrihere lui-même n’avait plus rien d’humain. Ses membres s’étaient allongés et munis de griffes immenses afin de pouvoir happer les fuyards et les maintenir, leur broyer les os tandis qu’il suçait leurs rêves. Son cou s’était étiré et sa gueule se fendait d’impressionnants crocs. Son corps avait grossi, comme engrossé par tout ce qu’il avalait.

Finalement la terreur des villageois avait eu raison du cordon de soldats, et des centaines de sacrifiés parvinrent à s’échapper, courir vers leur village. Des soldats eux-mêmes prirent peur et tournèrent les talons. D’autres se retournèrent contre Arrihere, pensant que le vampirique avait pris possession de lui et allait tous les dévorer.

Arrihere se pourvut donc de grandes ailes pour rattraper les fuyards, et d’écailles épaisses, bien plus résistantes que son armure pour se protéger des lances et des flèches qui pleuvaient sur lui. Plus il se modifiait, plus il consommait de l’énergie et devait se nourrir. Il en vint à dévorer sans distinction tous les villageois et ses soldats.

Il ne demeura que lui, bête fabuleuse sans plus d’humanité. Alors il s’envola.

Le Dévoreur secoua la tête, comme pour échapper à cette nuée de souvenirs qui lui encombraient l’esprit. La mémoire de l’humain l’avait submergé sans qu’il réussisse à s’y opposer. Cela ne lui plaisait pas trop, mais avait eu le mérite de lui faire passer le temps.

Omnen était en contrebas, il en voyait les remparts et les toits enfumés. Comme Arrihere plus tôt, il était temps qu’il se nourrisse. Il poussa une plainte lugubre qui fit frissonner tous les habitants et descendit les dévorer.
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DeletedUser

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Commentaire LE SECRET D'ARRIHERE

Encore un bon récit, l'idée d'une garde prétorienne est intéressante, ça rejoins un peu l'Ordre de roi rêveur. Je suis étonné que le Dévoreur soit parvenu à se retenir jusqu'à la capitale, mais il semble se rattraper ^^.

J'attends de voir également comment Pomare a bien pu voir la différence entre son nouveau et ancien maître. Sûr qu'il prépare quelque chose. Le personnage de Tikei est également intéressant, voire presque attachant.

Content de voir également comment dévorer un dévoreur et comment devenir un dragon. Reste plus que le retour du prince Arrihere chez son frère pour boucler cette partie de l'histoire.

En attendant, je partage le besoin dominant de ce chapitre : J'ai faim ! La suite donc ^^ !
 

DeletedUser

Guest
Mince tu es rapide ^^

Pour Pomare c'est qu'il est habitué à l'aura d'Arrihere et il a donc perçu la différence, disons, l'inhumanité du Dévoreur. Alors que les autres ne connaissent pas ou peu Arrihere donc ne parviennent pas à s'en assurer.

Je trouve aussi que Teiki est très attachant xD C'est d'ailleurs pour ça qu'au début il n'était censé être qu'un personnage de passage et qu'il finit par prendre de l'importance au fil du récit ^^ C'est toujours amusant de constater comment on peut faire évoluer son histoire et se plier aux "exigences" de nos propres personnages.

On retrouve donc notre cher roi minotaure dans ses aventures palpitantes (ou pas^^)

BIENVENUE EN EULEUTHERIA

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Page 1
[SPR]… totalement vidé. Il n’avait jamais ressenti cela de toute sa vie. C’était… impensable, indescriptible. Il s’effondra à genoux dans la terre cendreuse. Les soldats de l’Ordre suivirent le même chemin. Ils se tenaient la tête comme si quelque chose menaçait d’en sortir. Ou plutôt, comme si quelque chose en était déjà sorti. Une part de leur âme, de leur esprit.

C’était à en devenir fou.

Ils avaient l’impression d’avoir perdu un de leurs sens. Leur sixième. L’imaginaire. Comme être soudainement à la fois aveugle et sourd, ainsi qu’incapable de bouger leurs membres, mais tout cela au niveau de l’onirisme. Ils ne percevaient plus les doux courants inventifs et ne pouvaient plus agir dans l’onirisme.

On les avait coupés en deux. Séparé de leur connexion avec l’imaginaire.

Drüme tomba aux cotés du roi Minotaure, affolé.

__ Oh, mince ! j’aurais dû y penser, vous ne saviez pas, vous n’êtes pas habitués ! Je suis d’ici alors le phénomène me touche moins…

Le roi planta ses yeux veinés de rouges dans ceux de l’assassin.

__ Quoi, Drüme ? rugit-il. Quel phénomène ? Que nous est-il arrivé ? Pourquoi ne pouvons-nous plus utiliser l’imaginaire ?

Drüme lui adressa un sourire triste et désolé.

__ Ce continent tout entier est rongé par la folie, expliqua t-il en aidant le roi à se relever. Les gens se sont trouvés dépossédés de leurs rêves. Les vagues successives de vampiriques ont siphonné tout l’imaginaire qui s’y trouvait. Jusqu’au Grand Dévoreur. Vous ne le sentez pas ?

Le roi tendit l’esprit, sans rien trouver d’autre que du vide. Il gémit.

__ Quoi ?

__ Les courants de folie. Ce sont eux qui traversent et balayent le continent, faute d’imaginaire. Il ne faut surtout pas vous y laisser sombrer. La tentation sera grande, au cours de notre voyage, de laisser la folie remplir le vide qu’à céder l’onirisme dans votre esprit. Sachez que l’on n’en revient pas. La folie s’emparera de vous et… vous verrez.

Le roi l’entendait désormais. Comme un grondement sinistre. Il regarda le ciel. Sa bouche s’ouvrit d’étonnement et d’horreur.

__ Qu’est ce donc ? demanda t-il en le montrant du doigt.

Les soldats s’étaient rétablis. Leur discipline mentale leur était d’un grand secours. Ils avaient écouté les explications de Drüme et s’efforçaient désormais de bloquer leur esprit à la folie. Mais comment ne pas croire que des parcelles de cette dernière avaient eu le temps de s’y infiltrer lorsqu’ils levèrent la tête à leur tour ?

L’assassin soupira.

__ Rassurez-vous, vous n’êtes pas encore fou. Mais de la même façon que l’imaginaire peut transformer les paysages, la folie transmute son environnement. Il faudra vous y habituer. Il y en a de nombreux dans ce genre. Vous faites bien d’ailleurs, de vous en inquiéter. La plupart sont mortels. Que celui-ci se mette à pleuvoir et nous sommes bons pour le court-bouillon. Aucune pirouette inventive ne vous sauvera.

Il se mit à marcher.

__ Avançons.

Les soldats et le roi détachèrent leur regard des nuages de plasma fluorescent qui engloutissaient le ciel. C’étaient des moutons bulbeux comme de la gelée mouvante et brillante. Ils étaient d’un rouge incandescent. Quelque part sur le continent, des nuages de matière avaient brûlé si fort et à une température si élevée qu’ils avaient transmuté, rongés eux aussi par la folie, en masse de plasma.

Ils consumaient leur matière lentement, tout en se laissant porté par les vents de folie. Lorsqu’ils ne trouveraient plus rien à brûler à l’intérieur d’eux-mêmes, alors ils s’effondreraient en une pluie de plasma qui anéantirait tout ce qui se trouverait en dessous.

Ils eurent également le plaisir de traverser une forêt d’arbres de pierre. On aurait dit que quelqu’un s’était amusé à sculpter avec un luxe de détails infini des milliers de statues d’arbre. Mais ils étaient vivants. Leurs feuilles de basalte bruissaient au vent et on entendait leurs troncs craquer. Des oiseaux en grignotaient les fruits de schiste, le bec manifestement renforcé pour broyer des cailloux. Si un malheureux bucheron se prenait d’une envie de trancher un arbre, il devait s’y prendre au marteau et au burin.
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[SPR]Ils comprirent l’intérêt de ces arbres quand de nouveaux nuages se profilèrent. Drüme les fit s’abriter sous leur épaisse ramure de granit. Les animaux et insectes paniquèrent et finirent par suivre l’exemple des humains. Venus de toute la région, des milliers d’être vivants s’étaient donné rendez-vous sous la forêt de pierre. Une espèce de trêve faisait que les prédateurs demeuraient couchés près de leurs proies, remettant à plus tard la chasse.

C’était un escadron malade. Le ciel lui-même n’y était pas normal. Les nuages les plus ténébreux s’y regroupaient. C’étaient de vieux nuages, disait-on, ceux qui avaient vu tant de malheurs et de choses terribles qu’ils s’étaient eux même gorgés de mal. Leurs congénères les avait bannis pour qu’ils ne contaminent pas les nuages encore jeunes et immaculés de leurs effluves nauséeuses. De fait, ils étaient souvent parcourus d’éclairs brunâtres, comme des veines maladives. La pluie qu’ils charriaient sentait l’humeur purulente, ils transpiraient la mort et la maladie. Par temps froids, c’étaient des caillots de sang brumeux qui tombaient, et non de la grêle glacée. Les lances du Soleil jamais ne parvenaient à percer le cuir épais de ces nuages souffreteux.

Les arbres avaient évolué par la folie pour leur tenir tête. Les écorces de bois et les feuilles friables ne pouvaient faire face à l’acide qui coulait de ces nuages de haine. Alors de pierre ils étaient devenus. Il y avait toujours des pertes, un assaut trop vorace pouvait ronger un arbre tout entier, mais la plupart survivaient et passaient les prochains mois à se guérir de leurs brûlures. La pierre se régénérait.

Les arbres supportaient la pluie en frissonnant de leurs ramures. Animaux et insectes se terraient en dessous, priants pour qu’aucune goutte terrible ne transperce les frondaisons et vienne s’abattre sur eux.

__ Quel horrible pays, grommela le roi en s’écartant de justesse avant qu’un filet d’acide ne ronge le sol en grésillant sous son nez.

__ Nuages de plasma et d’acide… commentait un des jeunes soldats.

__ Vous n’avez encore rien vu, lâcha Drüme d’un ton jovial.

Ils le foudroyèrent du regard.

Un des nuages gonflé de tumeurs malignes explosa non loin. Il déversa une cascade répugnante d’ichor kaki qui consuma en fumant tout une portion de la forêt. En dessous, les pauvres victimes hurlèrent de douleur – brièvement.

Ils frissonnèrent.

Ils attendirent deux bonnes heures que le banc de nuages malades passe. Et ils durent encore attendre que la plaine s’en remette. De l’acide coulait des branches charbonneuses. Quant au sol, à l’extérieur de la forêt, c’était un vaste décor d’apocalypse.

Une immense terre brûlée, noire et grise, grevée de millions de trous. Une brume verdâtre nauséeuse s’élevait à un mètre du sol. Des cratères vomissaient de grandes colonnes de vapeur qui irritait les yeux et la gorge. Ils durent se couvrir intégralement pour se protéger, chaque centimètre de peau devait être recouvert d’un tissu.

Si Drüme avait prévu le coup et était équipé en conséquence, il avait bien entendu omit d’émettre ce genre de précision sur l’environnement d’Euleuthéria au reste de la troupe. De fait, le roi Minotaure ne portait qu’une tunique qui s’arrêtait aux genoux et à mi-biceps, tandis que les soldats de l’Ordre n’étaient pas non plus entièrement couverts.

Ils traversèrent la région sur quatre bons kilomètres dévastés. Ils en firent les frais pour des rougeurs, des démangeaisons, et de sérieuses irritations diverses. Ils ne pouvaient même pas utiliser l’imaginaire pour se soigner alors qu’ils avaient été entrainés à le faire. A la fin de la journée, ils étaient peu à encore apprécier Drüme.

__ Y-a-t-il autre chose que vous auriez oublié à propos de cet endroit, Drüme ? demanda le roi alors qu’ils avaient posé le campement et mangeaient leurs rations.

__ Eh bien, il y a plusieurs autres types de nuages dans ce genre, plutôt meurtriers, certains tout justes dérangeants, expliqua l’assassin d’un ton tranquille. Si les phénomènes sont aussi puissants, c’est toutefois que nous sommes proches d’une place très particulière. Il n’est pas concevable de la contourner, nous devrons passer au travers, enfin, tout près, si nous voulons atteindre les contrées peuplées par des humains, ou ce qu’il en reste. Ensuite, plus nous nous en éloignerons, et moins nous aurons à subir ces désagréables folies naturelles.

__ Quelle est cette place et qu’a-t-elle de spécial ?

__ Oh, on peut la décrire comme, disons, l’œil de la tempête, le cœur de la folie. Peut-être devrais-je vous raconter, l’histoire du Grand Dévoreur.

Malgré eux, ils firent cercle autour de Drüme pour l’écouter conter son histoire.
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[SPR]__ Le Dévoreur, commença t-il, n’était qu’un vampirique parmi tant d’autres. Les vampiriques vivent dans un autre plan que le notre, ils ne sont pas ancrés dans le réel mais dans l’onirisme. Si nous, les humains, pouvons agir dans ce dernier, nous ne pouvons pas nous y balader non plus à notre bon vouloir. Cela demande une grande force de volonté.

« Les labyrinthes, seigneur roi, sont des passages qui coupent à travers l’onirisme pour rejoindre le réel. Quand vous pénétrez dans un labyrinthe, vous mettez pied dans l’onirisme, mais une partie fractionnée, comme une ile isolée dans un océan infini. De fait, il est peu probable que vous rencontriez quelqu’un d’autre.

« Les vampiriques eux, vivent sur le continent. Une vaste terre immatérielle et invisible qui surplombe notre monde. Il leur arrive de jeter un coup d’œil en bas et ce qu’ils y voient attise leur avidité. Les êtres vivants sont pour eux comme des prismes à imaginaire, et les humains des arbres à fruits. Ils ont beau vivre en plein onirisme, ils éprouvent des difficultés à se nourrir dans leur monde. Alors qu’en passant par le biais du réel, c’est tout de suite plus facile… et meilleur.

« Mais tout comme certains humains sont trop faibles pour agir sur l’onirisme, la plupart des vampiriques sont trop faibles pour passer le voile du réel et intervenir dans notre monde. Fort heureusement d’ailleurs, sinon ils nous massacreraient tous. Ceux qui essaient meurent, généralement. Quelques uns avec de la chance survivent, ce sont les plus forts, et ils massacrent gaiement les pauvres bougres qui croisent leur route.

« Le Grand Dévoreur n’était donc qu’un vampirique qui a bien réussi son coup. Il a dévoré sans cesse davantage d’humains, avalant des nations entières. Manger ses congénères ne le dérangeait pas non plus, en ce sens il nous a rendu une faveur parce qu’il a vidé le monde d’une grande partie des vampiriques qui s’y étaient installés. Mais cela nous a couté l’Euleuthéria et des centaines de milliers de vies. Sa seule présence déformait l’univers à un point inimaginable. Vous avez vu le vampirique à Shive, roi Minotaure, représentez vous le même trou noir qu’il produisait mais à l’échelle d’une montagne.

« C’est alors que le Maitre du Réel est arrivé et a, je ne sais comment, fait quelque chose au Grand Dévoreur, je ne sais quoi exactement. Toujours est-il que ce vampirique de malheur s’est effondré sur lui-même, paf ! comme une étoile mourante ; une nova onirique. Ce qui a creusé un trou dans la trame de la réalité et plus prosaïquement, dans le continent. Une plaie béante qui aspire l’imaginaire et recrache des bourrasques de folie.

Il s’arrêta pour boire un coup – seulement de l’eau.

__ C’est vers son tombeau que nous nous dirigeons, finit-il enfin. Vous mesurerez alors pleinement, roi Minotaure, à quel point il est important que le Dévoreur qui s’est emparé d’un empire soit vaincu. Pas seulement pour vous ou pour les quelques milliers d’habitants qui seraient victimes de ses repas. Mais pour votre continent, non, le monde tout entier. Je ne pense pas que notre monde puisse résister à un second Grand Dévoreur, il est bien plus probable que la tension qui transpercera tant l’onirisme que la réalité fracassera l’univers. Notre planète implosera et sera remplacée par un gigantesque trou noir onirique qui avalera lentement l’univers tout entier.

__ Mais vous n’en êtes pas sûr, fit le roi après un moment de silence angoissé.

__ Non, effectivement, convint le Drüme toujours aussi tranquille. Mais c’est le scénario le plus logique. Il vous paraitra tout à fait fondé quand vous verrez la novaonirique de vos propres yeux, demain.

Ils dormirent d’un sommeil plat, sans rêve ni cauchemar. C’était comme mourir l’espace d’une nuit. Ils se réveillèrent grognons et fatigués. Drüme pétait la forme.

Ils se mirent en route.

Ils guettaient perpétuellement le ciel dans la crainte d’y voir surgir quelque nuage torturé. Ils ne rataient pas grand-chose du paysage, car il n’y avait rien à voir. Il demeurait encore dévasté par le passage des pleureurs d’acide, et si la brume toxique s’était dissipée, le sol restait lézardé de petits cratères demeurant exempt de vie. Tout au plus virent-ils ci et là d’autres de ces arbres de pierre, certains passablement fondus.

Avant midi, d’autres formes célestes s’avancèrent placidement dans leur direction. Drüme fit halte pour mieux les observer.

C’étaient bien des nuages, d’une autre sorte encore. Compacts et bulbeux, ils se trémoussaient comme s’ils étaient composés de gélatine. A travers leur peau translucide, ils virent grésiller des éclairs comme si les nuages s’électrocutaient perpétuellement afin de pouvoir continuer de vivre, de faire battre leur cœur de vapeur.

Eux aussi lâchaient leur pluie sur la plaine. Celle-ci n’avait-elle donc pas assez souffert ?

__ En route, grommela Drüme d’un ton lugubre. Ils ne nous feront rien de mal, mais je vous conseille de fermer les yeux, de vous boucher les oreilles et de simplement avancer tout droit.

__ Marcher en aveugle ? demanda le roi. Pourquoi donc ?

__ Parce que ces nuages sont fous, et que vous le deviendrez tout autant si par mégarde vous leur prêtez attention. Allons, nous ne devons plus être très loin de la novaonirique. Juste un dernier obstacle à passer. C’est elle qui expulse le vent de la folie et transmute ces pauvres nuages.
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[SPR]Bien sûr, ils ne l’écoutèrent pas. Il n’était pas digne d’un roi d’ainsi se cacher, de fermer les yeux comme un enfant craignant un monstre imaginaire, quant aux soldats, ils se disaient assez forts pour ne pas trembler comme des lâches. Drüme lui, se mit consciencieusement des bouchons dans les oreilles et plissa les yeux jusqu’à ce que son champ de vision soit réduit à deux fentes étroites.

Ils entendaient au loin les tintements de la pluie qui se rapprochait.

Cling, cling, cling…

Mais autre chose encore. Des cris. Comme une averse de hurlements.

__ Il y a des gens en dessous ! s’exclama le roi.

La plaine était plane, cependant, et comportait peu de hauteurs ou de rochers derrières lesquels se cacher. Des crevasses oui, qui s’étalaient en cicatrices non refermées. Des personnes se seraient-elles terrées à l’intérieur ?

A mesure qu’ils marchaient à la rencontre des nuages et qu’eux-mêmes dérivaient dans leur direction, le bruit s’intensifiait. Ils se rendirent compte que ce n’était pas des goutes d’eau qui tombaient, mais de la grêle. De la taille d’un ongle jusqu’au poing, elles s’écrasaient par terre en carillons de cristal et libéraient par la même occasion, de bien désagréables visions.

Les cris ne venaient pas du sol, mais décollaient des nuages. Et il n’y en avait pas que quelques uns, c’était une véritable cacophonie de hurlements, des centaines de milliers, des millions de petites voix horrifiées qui manifestaient leur terreur.

Le roi vit un grêlon lui passer juste sous le nez. Ses poils se hérissèrent sur ses bras. Il retint de justesse un sursaut de peur. Il regarda alentour, ne comprenant comment une telle chose pouvait se produire. Des nuages de feu et d’acide passaient encore. Mais ça ?

Il avait l’impression de vivre un massacre d’une dimension phénoménale, simple spectateur livré malgré lui à une telle horreur. Alors qu’ils étaient au cœur du déluge, le son devint insoutenable. Ils se plaquèrent les mains sur les oreilles, les bourrèrent de tissus pour les boucher, fermèrent les yeux pour se soustraire à ces visions. Ils se mirent à courir de manière désordonnée pour échapper à l’averse de grêlons hurlants.

Les projectiles, parfois trop gros, leur entaillaient le visage et les bras, les percluaient de bleus.

Ils vécurent un moment qui leur parut absolument abominable. Bien pire que l’averse d’acide. Ils ne surent pas exactement combien de temps il dura. Seulement qu’ils finirent par s’écrouler par terre jusqu’à ce qu’il s’arrête.

Même Drüme, pourtant préparé et habitué, titubait avec difficulté.

Dans leur fuite erratique, le groupe s’était dispersé. Ils se rassemblèrent et au décompte, s’aperçurent de l’absence de deux hommes. Ils les trouvèrent au milieu d’un champ de grêlons fracassés, les oreilles saignantes et les yeux exorbités. Les autres hommes ne présentaient pas vraiment mieux, mais au moins étaient-ils vivants.

Le roi jeta un regard à l’assassin fatigué.

__ Au moins maintenant je comprends votre visage taillé au couteau, fit-il d’un ton aigre. Qu’était-ce donc que ce… cette chose ? Qu’est ce qui nous tombait dessus ?

__ Des grêlons… fut tenté d’expliquer simplement Drüme, mais au regard du roi, il se ravisa. Les vampiriques sont capables dans une certaine mesure de se souvenir de la vie de leurs victimes. Et le Grand Dévoreur en a avalé des millions. Son cadavre expulse parfois le souvenir de leur douleur, de leur peur, de leur horreur. Et si jamais un nuage s’en engorge, alors il peut arriver ce qui s’est passé. Les grêlons contenaient la mémoire des personnes décédées, hurlant la douleur de la mort. Ce n’est bien évidemment pas une expérience plaisante.

Ils soignèrent leurs coupures comme ils purent. C’était surtout leur mental qu’ils devaient consolider. Dans leur esprit retentissait encore l’écho des cris, et leurs yeux leur exposaient la vision de ces orbes de glace qui contenaient des faces tordues par l’horreur. Les soldats de l’Ordre s’assirent par terre dans une posture de méditation. Ils invoquèrent le calme et l’apaisement. Ils se mirent à respirer plus régulièrement.

On n’enterra pas les cadavres. Ils n’avaient aucune coutume particulière de sacralisation des défunts. Tout juste les disposèrent-ils dans une position plus convenable, et leur fermèrent-ils les yeux et la bouche.

__ Vous sentez ce vent ? cria Drüme pour se faire entendre. Nous sommes tout proches !

Un souffle grinçant balayait la plaine. Il faisait claquer leurs vêtements. Trois heures s’étaient écoulé depuis les nuages hurlants. Ils avaient marché sans rencontrer d’autres phénomènes sinistres. Mais il y avait maintenant ce vent. Brutal et dérangeant. Il semblait leur grignoter lentement l’esprit.

Un vent de folie.
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[SPR]Le ciel était déchiré. Ce n’étaient pas de véritables nuages, mais plutôt d’étranges trainées dont on n’aurait pu dire avec exactitude la couleur, et qui serpentaient d’une manière extraordinaire. Elles semblaient se trouver à plusieurs endroits en même temps, exister dans plusieurs dimensions, pour être plus précis. D’où cette impression que l’on avait malaxé le ciel et fracturé avec un maillet.

Il n’y avait pas de doute possible, la réalité avait été gravement altérée.

Mais pour l’épicentre de la folie et du mal, ils s’étaient attendus à pis.

Drüme désigna une éminence rocheuse à quelques centaines de mètres de là.

__ Venez, de là haut nous verrons mieux, et nous y avons quelque chose à faire.

C’était une falaise, mais d’un genre particulier. Le sol s’était brisé en deux le long d’une immense faille, et d’un coté s’était soulevé, de l’autre écroulé. Cette fissure s’étirait sur des kilomètres, disparaissait à l’horizon. Un tremblement de terre avait coupé le continent en deux. C’était peut être d’ailleurs ce qui le protégeait.

Car les bourrasques provenaient du coté de la faille qui s’était écroulée. De fait, elles se fracassaient sur les falaises et déviaient droit dans le ciel, raison pour laquelle les nuages étaient si touchés par la folie. Sans ces falaises, les vents fous se seraient déversés directement au sol, privés d’obstacle, et auraient transmuté tout ce qu’ils rencontreraient.

Ils escaladèrent la pente qui formait le dos de la falaise.

Et virent la novaonirique dans toute sa démesure et sa splendeur.

Il était difficile d’en estimer la taille. Les yeux humains n’étaient pas conçus pour regarder un tel phénomène. Malaisé de décrire ce qu’ils voyaient, de le comprendre.

Des forces colossales s’y déchainaient. La réalité et l’onirisme s’entremêlaient en ce point de rupture, se consumaient mutuellement, se fractionnaient l’une l’autre tout en se démultipliant, bataillant férocement avec une puissance dont seuls les éléments sont capables. Sur des kilomètres s’étalait une contorsion de couleurs, de denses filaments par millions qui griffaient l’atmosphère et tournoyaient dans le sens inverse des aiguilles d’une montre. Au centre, comme maitrisant leur danse, un cœur immense pulsait des éclairs pastel et battait en tonnant, grondait un requiem caverneux. Il aurait englouti des montagnes, ce cœur, cette orbe de plasma imaginaire chatoyante qui diffractait la réalité comme un prisme la lumière.

Il y avait aussi le trou. Un puits qui transperçait toutes les dimensions et s’enfonçait dans la terre. De lui émanait un double mouvement. Il aspirait… quoi ? qu’aspirait-il donc ? Impossible à dire, mais on entendait clairement le chuintement comme une succion qu’il provoquait, et les filaments névrotiques de couleurs qui se balançaient autour du cœur se faisaient parfois happés par le trou qui se trouvait en dessous et disparaissaient dans ce siphon où ils tournoyaient encore, à une vitesse folle, si vite, si vite qu’ils se disloquaient comme les éléments d’une soupe se mélangent et se confondent.

Il expulsait également, par bourrasques brutales, des lames immatérielles de vent dément.

Ce trou semblait vouloir aspirer le monde entier. L’orbe qui le surplombait en était la cause. C’était elle qui, par sa seule présence, perçait la croute terrestre. Une cascade, un torrent furibond de puissance mauvaise concentrée et qui virevoltait sans cesse.

On pouvait se demander pourquoi il restait là, au lieu de se libérer sur le monde. Il était pris dans une inertie curieuse, dévoré par le mouvement et pourtant immobile.

Quoi qu’il en fut, il ne restait là bas plus rien de vivant. Le Grand Dévoreur était bel et bien mort car aucun être vivant ne pouvait survivre à un pareil environnement. L’énergie qu’il avait accumulée ne cessait simplement pas de se déverser après son trépas. Quel être formidable il avait dû être ! Une créature immense et fabuleuse malgré sa dangerosité toute aussi grande.

__ Si on n’arrête pas votre Dévoreur avant qu’il ne soit trop tard, commenta Drüme alors qu’ils demeuraient tous bouche bée, voila ce qui arrivera.

Le roi Minotaure se reprit en main. Il était difficile de se dégager d’un spectacle aussi terrifiant et fascinant. C’était une sorte de merveille incroyable. La réalité torturée grondait.

__ Alors venons-en à l’objet de notre présence ici, dit-il d’un ton décidé. Les clés qui nous permettront d’ouvrir le labyrinthe du Réel pour rencontrer l’homme qui a fait ça. Où sont-elles ?

__ Justement, seigneur Minotaure, nous sommes tout près de l’une d’entre elles et d’un lieu qui nous indiquera la présence des autres.

__ Vous ne voulez tout de même pas dire… commença le roi avant de se tourner avec horreur vers la novaonirique.

__ Non, non ! s’esclaffa Drüme. Il est impossible d’approcher plus près que cela de la novaonirique. Et déjà, nous sommes trop proches, nous devons nous hâter sans quoi une bourrasque mal placée pourrait nous faucher et il ne resterait plus grand-chose de nous. Il y a non loin, un château. C’est là que se trouvent la clé et les indications concernant l’emplacement des autres.

Il désigna à leur droite, une structure à laquelle ils n’avaient pas prêté attention au premier abord. Il fallait dire qu’elle tenait plus de la formation rocheuse incongrue que du château. Et à mesure qu’ils s’en rapprochèrent, leur opinion ne changea guère.
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[SPR]Si ce bâtiment avait été un jour une œuvre d’architecture soigneusement élaborée, il n’en montrait désormais plus rien. Tout au plus devinait-on la silhouette de tours et de remparts, mais c’était le résultat d’un puissant effort d’imagination. La folie, semblait-il, avait laissé ici sa marque, jusque dans la pierre. Les murs avaient fondu, coulé comme du fromage. Ils donnaient l’impression de cascades de lave solidifiée. Les bâtiments avaient curieusement muté. La tour centrale, la plus haute, s’était rabougrie sur elle-même, offrait à la vue d’étranges protubérances, comme des tumeurs qui la rongeaient.

Non, on ne se trompait pas, c’était bien un arbre qui avait poussé sur son toit, de travers, et à l’envers, puisque seules ses racines dépassaient et tentaient de s’alimenter dans l’air nauséeux. On voyait les branches et les touffes feuillues dépasser des fenêtres ouvertes, ci et là, entrapercevait le tronc.

La gravité s’amusait-elle à l’intérieur de cet étrange château ? Car il se dressait quelques balcons verticaux et sur certains murs, un dallage en damier s’étalait, comme si quelqu’un pouvait s’y promener, face au sol. Un escalier saillait, montait droit vers le vide. On l’aurait peut être emprunté, motivé par la curiosité, pour finalement tomber court car il ne menait nulle part ailleurs qu’à cinquante mètres de la place du rez-de-chaussée.

Quelques réverbères parsemaient les alentours du château dément, sentinelles consciencieuses et alertes, qui clignotaient dès que quelqu’un passait tout près.

Drüme ne semblait guère joyeux, à la vue de ce château. Plutôt triste.

__ C’est la citadelle de la Traque, expliqua t-il au roi. Du moins, ce qu’il en reste.

__ La Traque, répéta le roi. L’ordre auquel vous appartenez ?

__ Appartenait, corrigea l’assassin. La Traque a été fondée pour rassembler des informations sur les vampiriques, les étudier, trouver un moyen de les vaincre, s’entrainer à ce but, et finalement, les tuer. La Traque a longtemps été le dernier espoir d’Euleuthéria. On nous y apprenait à résister à la folie et à survivre. Elle a été bâtie ici pour que les disciples voient de quoi sont capables les vampiriques, et ne l’oublient jamais.

__ La citadelle elle-même semble ne pas avoir résisté à la folie, commenta le roi.

__ En effet, convint Drüme avec dépit. Les siècles ont eu raison d’elle. Et de ses occupants. Je rentrais un jour d’une mission qui avait duré trois ans, et ce fut pour découvrir qu’ils étaient tous corrompus par le mal. Ils avaient capturé des vampiriques, et au lieu de les étudier pour trouver un moyen de les tuer, ils tentèrent de les asservir. La Traque était pervertie, je l’ai donc quitté.

__ Mais ils n’ont pas réussi à dominer les vampiriques et sont morts ?

__ Non, au contraire ! Ce fut un succès. Les vampiriques capturés étaient faibles, ils parvinrent à faire d’eux leurs marionnettes. Alors que la novaonirique était là pour leur rappeler le danger que représentaient les vampiriques, elle finit à leurs yeux qu’à devenir un symbole de la puissance qu’ils détenaient. S’ils pouvaient maitriser cette puissance, le monde leur ouvrait les bras. Ils ont donc vendu leurs services aux autres nations du monde, qui n’étaient pas aussi averties sur les dangers des vampiriques. Les asservis étaient utilisés comme machines de guerre ou comme assassins.

Il jeta un regard en biais au roi, l’air peiné.

__ Ce sont eux qui ont envoyé le Dévoreur vous tuer sur Shive. Un quelconque de vos ennemis les a payé pour qu’ils le débarrassent de vous. Mais ce Dévoreur a échappé à leur contrôle. Cela arrive souvent. Loin de leurs maitres, les vampiriques-asservis n’en font qu’à leur tête.

Le roi Minotaure entra dans une colère noire.

__ Et vous voulez qu’on leur demande gentiment où se trouvent les clés ? rugit-il sombrement.

__ Oh non ! rigola Drüme, pas gentiment. De toute façon, ils ne m’accueilleront pas les bras ouverts, je perturbe depuis trop longtemps leur petit trafic. Nous allons devoir nous battre, j’en ai bien peur.

__ Vont-ils envoyer des vampiriques contre nous ?
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[SPR]__ C’est possible. Eux-mêmes ont perdu l’habitude de se battre. Il est plus courant qu’ils envoient leurs pantins faire le sale boulot à leur place. Le terme « pantin » ne comprend pas seulement les vampiriques, mais malheureusement, aussi des humains. Ce sont les jeunes novices, les disciples, et les traqueurs qui n’ont pas fuis la citadelle à temps. Les chefs de la Traque les manipulent comme de petits soldats de bois. Prenez en compte qu’il ne reste plus aucun être humain à l’intérieur. Ce sont des êtres vides, ou bien des monstres.

Pourtant, les hordes dangereuses de réverbères immobiles et clignotants mises à part, personne ne vint à leur rencontre. Les soldats de l’Ordre avaient tiré leur épée au clair, certains bandaient un arc une flèche encochée, et ils avançaient prudemment, entourant le roi pour le protéger, Drüme ouvrant la marche de manière alerte et concentrée. Le roi n’avait pas sorti son épée, qu’il portait accrochée par des lanières à son dos, les bras croisés, il réfléchissait.

Il lui était coutume de se précipiter à l’avant du danger sans réfléchir. Il était quelqu’un de spontané, cette spontanéité guerrière qui dicte aux hommes de foncer sur l’ennemi en hurlant. En toute occasion, sa force l’avait tiré de mauvais pas, permis de triompher. Et quand ce n’était pas le cas, alors il réfléchissait à un plan d’action.

La dernière fois qu’il avait réfléchi à un plan de grande envergure, il était parvenu à l’étaler sur quarante ans, et prendre en compte des centaines d’évènements et de probabilités pour finalement vaincre ses ennemis comme il l’avait prédit. D’une manière générale bien sûr, ses plans étaient parfaits. Leur principal défaut, c’étaient les ennemis eux-mêmes. Ils lui mettaient des bâtons dans les roues, n’agissaient pas comme il l’aurait voulu. Il ressemblait à un joueur d’échec habitué aux parties solitaires contre lui-même, faisant soudain face à un véritable adversaire qui bougeait lui-même ses pions. C’était toujours déstabilisant. Il ne pouvait pas agiter la main d’un geste agacé en disant « non, non, arrête de me manger mes pièces ».

Le roi Minotaure aimait maitriser une situation. Le contraire l’irritait.

Et ces derniers temps, il ne maitrisait rien. Jusqu’à ce voyage en terre de folies, où il était contraint de se reposer sur un homme qui diffusait distraitement les informations au compte goutte. Il devait certes la vie à cet homme, sans qui le Dévoreur l’aurait avalé sur Shive. Mais Drüme restait un solitaire, un baroudeur indépendant, et le roi avait tellement eu l’habitude des coups fourrés en Falaï qu’il se méfiait.

Ces clés existaient-elles vraiment ? La citadelle de la Traque renfermait-elle l’une d’elles ? Ou bien Drüme poursuivait-il un but propre et ne s’était servi d’eux que pour retourner dans le lieu de son enfance, tirer quelque vengeance ? Aussi bon assassin soit-il, Drüme ne pouvait pénétrer dans le château sans se faire repérer, ni en vaincre seul les occupants. Il y avait une bonne centaine de réverbères qui clignotaient frénétiquement sans interruption autour d’eux. L’alerte avait été donnée. Et si cet endroit recelait vraiment des monstres, l’ancien traqueur aurait besoin d’aide pour les estourbir. Une petite troupe de soldats d’élite serait, par exemple, bienvenue.

Ils s’arrêtèrent net alors qu’un réverbère ployait soudain devant eux. Il donnait l’impression de s’être courbé pour les saluer. Il ne fit rien d’autre, et ses comparses ne bougèrent pas non plus.

__ Drüme, ces choses sont-elles dangereuses ? demanda le roi.

__ De mon temps, elles ne l’ont jamais été, sauf pour les insectes qui viennent s’y bruler, fit Drüme d’un ton nerveux.

En réalité, la tige de métal pointait en direction du château. On les invitait bien cordialement à entrer.

Autrement dit, ça sentait le piège.

Le roi guetta les remparts fondus et les fenêtres désaxées. Il n’y avait pas d’âme qui vive. Aucun signe de mouvement. Ne pas pouvoir utiliser l’imaginaire pour sonder la place l’agaçait. La perspective d’un combat sans le support de ce sixième sens était des plus déplaisantes.

Une porte grinça. On venait d’ouvrir le grand portail du château. Dans le genre, atmosphère lugubre, on ne faisait pas mieux.

__ Mon seigneur, il vaudrait mieux ne pas entrer, intervint l’un des soldats de l’Ordre.

Le roi se tourna vers lui. La vingtaine de jeunes hommes de l’Ordre qui l’avait accompagné ne s’était pas montrée très bavarde. Ils étaient efficaces dans leur domaine, parlaient très peu, mais n’en avaient pas besoin pour se concerter tacitement. Ces deux derniers jours, seuls Drüme et le roi avaient tenu de réelles discussions. Leur garde rapprochée s’en remettait visiblement à leurs décisions sans les contester, et se contentaient de pallier aux affaires plus terre à terre et subalternes, comme préparer le camp pour dormir, ou à manger.

Le garçon qui avait parlé était grand et bien bâti, les cheveux bruns coupés court et les yeux marron, sa figure un peu carrée était constellée de petites balafres et hématomes laissés par les grêlons hurlants. Il portait dans son dos un grand barda d’équipement, revêtait une armure légère et tenait une grande épée à la main droite.

Il semblait soucieux.
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[SPR]__ Eh bien ? fit le roi.

__ Votre Altesse, nous ne sommes pas assez nombreux pour assurer votre sécurité et combattre efficacement dans un lieu tel que celui-ci, sans la maitrise de l’imaginaire qui plus est. Nous ignorons la force de l’adversaire, mais ils bénéficient en tout cas d’une place fortifiée. Quand bien même ils nous ont ouvert la porte, on ne peut exclure qu’ils se trouvent de l’autre coté prêts à nous tirer dessus une fois la porte fermée derrière nous. C’est bien trop dangereux.

__ Que proposez-vous ? demanda le roi, amusé malgré lui.

__ Nous devrions camper devant le site, et attendre d’en savoir plus sur leurs intentions. Ils montreront peut être signe de vie, en cas d’impatience. Nous pourrons désorganiser leur défense, pour ne pas avoir réagis comme ils l’entendaient.

__ C’est intéressant, commenta le roi avant de se détourner de lui.

Il ne lui vint pas à l’esprit de demander son nom au jeune soldat. Il n’importait pas beaucoup.

Il regarda longuement le château. Il contempla les réverbères. Puis les soldats disciplinés.

__ Dites-moi, vous avez dans votre attirail de quoi faire des arbalètes ? demanda t-il au soldat.

__ Hum… oui, Votre Majesté. De quelle taille, Votre Altesse ?

__ Assez grande pour bombarder ce château avec ces réverbères, lâcha t-il en montrant l’un et les autres.

Le soldat arrondi des yeux surpris, pendant que Drüme éclatait de rire à coté. Les guerriers de l’Ordre se regroupèrent, déposèrent leurs sac, fouillèrent à l’intérieur, rassemblèrent divers éléments. Ils avaient bel et bien emporté de quoi faire une arbalète. Et une plutôt grosse. Ils se divisèrent en trois groupes de six.

Les uns établirent un périmètre de sécurité autour du roi et du théâtre des opérations. Ils surveillaient non seulement le château mais également les alentours, au cas où on tenterait de les prendre par derrière.

Les autres assemblèrent des montants de bois et de fer, des cordes tendues et des ressorts.

Les derniers creusèrent sous les réverbères et en firent tomber une dizaine.

Il ne leur échappa pas qu’ils n’étaient pas taillés en forme de flèche, la plus efficace pour être tirée par une arbalète. La chose allait s’avérer ardue, à moins qu’ils ne construisent également une forge et fondent les réverbères qui clignotaient toujours, même déracinés, avec un soupçon d’angoisse semblait-il.

Le roi et Drüme fixaient le château dément, sans que personne ne fasse signe de vie.

Lancer des réverbères contre une fortification fondue. C’était une vraie idée de fou. Le roi se demanda l’espace d’un instant s’il n’avait pas lui aussi été corrompu par la folie ambiante. Les soldats avaient sorti des haches et en frappaient avec acharnement les réverbères. Ils seraient sans doute trop lourds pour voler, mais ça ne les arrêtait pas.

Le roi sourit. Il fallait être fou pour croire qu’une telle entreprise pouvait marcher. Et qui combattaient-ils, sinon des fous ?

Leur manège durait bien depuis une heure que des ombres bougèrent dans le château. Les soldats avaient déjà construits trois arbalètes géantes et amassé un tas de trente réverbères. Ils avaient également creusé des tranchées et monté des murs sommaires avec la pierre récupérée. Tout semblait laisser penser qu’ils étaient en train d’installer un siège.

Des formes se trémoussaient sur les chemins de ronde. Des silhouettes fugitives apparurent dans l’encadrement des fenêtres. Ils crurent entendre quelques exclamations étouffées. Quelqu’un là bas se demandait ce qu’ils fabriquaient.

Les portes se fermèrent. L’agitation soudaine cessa brusquement. On entendit plus que les mouvements des soldats de l’Ordre absorbés par leur travail.

Les portes s’ouvrirent.

__ Des vampiriques ! s’exclama Drüme avec horreur.

Les soldats prirent position. Dix s’occupèrent des arbalètes géantes, les manœuvrant et chargeant de leurs projectiles clignotants. Le roi les regarda faire avec incompréhension. N’avaient-ils pas compris que cela ne marcherait pas et n’était qu’une diversion ? Etaient-ils contaminés par la folie ? Dix autres sortirent leurs arcs et encochèrent leurs flèches, postés dans les tranchées, le faible mur les protégeant.

__ Il ne faut pas qu’ils vous touchent ! les prévint Drüme qui avait préparé lui aussi tout un arsenal de projectiles variés.
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[SPR]Le roi dégaina sa longue épée. Il se tenait près.

Il y en avait quatre. Le terme de pantins était des plus approprié. Rachitiques, on aurait dit des squelettes habillés qui gambadaient maladroitement faute de muscles sains, les leurs étant atrophiés. Ils n’avançaient pas bien vite. Quelques fois, ils se retournaient, comme pour demander à leurs maitres s’ils devaient bien aller dans cette direction. D’autres, ils s’arrêtaient en pleine course pour se gratter la tête d’un air consterné.

Mais il émanait d’eux quelque chose de si dérangeant qu’il était impossible de les sous-estimer.

Les flèches fusèrent. Les soldats de l’Ordre étaient d’excellents archers. On les y entrainait depuis leur naissance. Aucune flèche ne manqua sa cible, malgré les courants brusques qui émanaient de la novaonirique. Elles se plantèrent dans leur torse, leurs cuisses ou leur tête, sans les faire ralentir. Leur corps n’était que des enveloppes, la véritable essence du vampirique se trouvait ailleurs, dans l’onirisme.

Deux autres volées les touchèrent avant qu’ils ne fussent trop près et que les soldats abandonnent leurs arcs au profit de leur épée. Et puis, alors que le roi se préparait à sauter sur un de ces pantins pour le trancher en deux, il ressentit un tremblement, entendit un « shclong » sonore et quelque chose s’écrasa sur l’un des vampiriques.

Il se retourna pendant que les hommes rechargeaient leur arbalète de leur étrange munition. Les réverbères étaient certes bien trop lourds pour voler loin, mais quelques mètres suffisaient. Le tir n’était pas très puissant non plus, mais aussi faible fut-il, se prendre un réverbère dans la face suffisait à fracasser quelques os.

Les deux autres artilleries déchargèrent et plantèrent deux autres vampiriques. L’un d’eux se le prit en pleine tête et ils la virent distinctement exploser, tandis que le tronc du réverbère lui écrasait le torse et l’empêchait de bouger. Le dernier vampirique regarda ses comparses d’un air contrit et vaguement interrogateur, avant qu’une colonne de métal ne lui broie le ventre et le clou au sol.

Leurs bras gesticulaient encore, mais ils ne pouvaient plus bouger. Les soldats se relayèrent pour transporter des cailloux jusqu’à leurs corps et les ensevelir. Ils avaient bien écouté les paroles de Drüme selon lesquelles on ne pouvait vaincre un vampirique qu’en l’enterrant et l’y laisser mourir de faim.

Le calme revint. L’agitation au château sembla au contraire redoubler d’ardeur. De nouvelles silhouettes s’engagèrent par le portail ouvert.

__ Sont-ils assez bêtes pour nous envoyer d’autres vampiriques ? demanda le roi à Drüme en plissant les yeux pour voir ce qui arrivait sur eux.

__ Idiots, non ; fous, oui, répondit Drüme qui en rigolait encore.

Il y en avait cette fois cinq. Leur démarche était moins erratique, plus contrôlée. Ils tentèrent d’éviter sans succès les flèches et se firent tout aussi stupidement cloués au sol par les réverbères. Leur seul geste de défense fut de tendre leurs bras devant eux pour saisir les colonnes de fer qui leur fonçaient dessus, sans plus de résultat que de s’y casser les mains. Les soldats les taillèrent en pièce avec précaution, et en dispersèrent les morceaux dans les tranchées, avant d’y mettre le feu avec les bougies des poteaux.

L’essence mauvaise et noirâtre des vampiriques s’en exfiltra et fut balayée par les vents.

__ Est-il si compliqué de vaincre les vampiriques, Drüme ? demanda le roi avec un sourire de satisfaction. En moins d’une heure, voila que mes hommes en ont terrassé neuf.

__ Regardez-les, contredit l’ancien traqueur. Ils étaient faibles et tenus en laisse. Les vampiriques sauvages sont une toute autre paire de manches. Un seul vampirique sauvage, libre, aurait avalé les flèches et réverbères avant de nous les renvoyer. Souvenez-vous du Dévoreur à Shive, seigneur Minotaure. Il engloutissait tous mes projectiles, il était rapide une fois conscient du danger, et utilisait une brume de cauchemar pour frapper. Mais les fous qui occupent ce château ont besoin de vampiriques faibles pour pouvoir les manipuler. Ils ne prendront des forces qu’une fois envoyés en mission.

__ En ont-ils d’autres ?

__ J’en doute. Neuf, c’est déjà énorme, plus que je n’en avais jamais vu d’un coup !

__ Mais il leur reste des pantins humains.

__ Effectivement. Ils ne feront cependant pas le poids face à vos hommes et nous. Tout comme ces vampiriques-asservis, ils seront faibles pour être mieux contrôlés, et n’auront aucune initiative.

__ Alors allons-y !
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[SPR]Le roi monta sur un tas de pierres, brandit son épée et hurla :

__ A l’assaut !

__ Pour l’Ordre, crièrent les soldats en réponse à l’unisson, vive le roi !

Il y eu des cris d’horreur en provenance de l’intérieur. Des choses leur tombèrent dessus.

__ Une casserole ? demanda le roi sans s’arrêter.

__ Ils vous ont vu battre leurs jouets à coup de réverbères, ils pensent peut être nous avoir avec des ustensiles de cuisine, fit Drüme avec un sourire.

Quelques flèches et couteaux se plantèrent à leurs pieds, mais certains soldats avaient gardé leur arc et répliquaient dès qu’ils identifiaient un tireur. Avant même qu’ils ne soient parvenus à l’entrée, on avait cessé de les bombarder. Quelques cadavres à l’aspect humain gisaient aux pieds des murs, touchés par une flèche ou deux. Ils n’avaient pas pensé à refermer les portes et ils purent pénétrer dans l’enceinte sans difficulté.

Des hommes les attaquèrent. Maladroits, ils ne durèrent pas longtemps. Ils avaient des airs déments et hurlaient bizarrement. Drüme s’accroupit près de plusieurs d’entre eux pour murmurer des paroles de tristesse.

__ Je les connaissais, dit-il simplement.

Leur âge allait de seize à la soixantaine. Des novices jusqu’aux traqueurs confirmés, lancés à la boucherie. L’endroit était sale et désolé. On s’était donné du mal pour fixer des chaises au plafond, sans raison apparente.

__ Il faut monter dans la tour centrale, c’est là que se trouve la clé et les informations, expliqua Drüme en ouvrant le chemin.

Ils ne croisèrent personne d’autre. Les couloirs à la fois chauds et glacés étaient déserts. Les pièces qu’ils entrapercevaient étaient vides et dévastées. Des lambeaux de tissus, des teintures moisies aux murs, des poteries brisées, des bouts de bois épars qui avaient dû être des meubles…

Drüme faisait manifestement de son mieux pour ne pas avoir l’air affecté, mais sa mine semblait légèrement brisée, comme le doit être celui qui retourne au lieu de son enfance et trouve son ancien foyer détruit, et tous ceux qu’il connaissait morts.

Ils arrivèrent sans encombre au sommet de la tour.

__ N’y a-t-il donc plus personne ? demanda le roi au moment même où une dizaine d’hommes armés surgissaient en gémurlant (un gémissement hurlé).

Ils furent si vite défaits que c’en était pitoyable.

Ils se trouvaient dans une antichambre crasseuse. Des feuilles mortes et décomposées gisaient ci et là parmi les cadavres. Il n’y avait qu’une porte, en face d’eux. Ils la poussèrent, ses gonds grinçant. La pièce suivante était bien plus grande, trente mètres de diamètres, mais en grande partie encombrée par l’arbre qui y poussait. On voyait la masse dense de son feuillage brunâtre. Son tronc et ses racines disparaissaient dans le mur, vers le plafond, en angle oblique. Comment il avait réussi à pousser à trente mètre du sol à travers un mur dans un sens aussi incongru tenait du mystère.

Il y avait également cinq… créatures à l’air surpris. Trois étaient de curieux êtres translucides dont la peau était parcourue de reliefs brillants, dorés, argentés ou cuivrés, des sortes de glyphes, des tourbillons et des symboles sans sens comme des tatouages exotiques. On ne voyait pas vraiment leurs organes ou leurs os à travers leur peau transparente. Ils semblaient entièrement constitués de gelée blanche cristalline. Ils n’avaient pas d’yeux ou de bouche, leur tête était un renflement bulbeux qui scintillait légèrement.

Quant aux deux autres créatures, à l’aspect humain, c’étaient des vampiriques. Ils se tournèrent vers eux, les regardèrent la bouche béatement ouverte, puis leur foncèrent dessus. Le roi Minotaure en décapita promptement un et ses hommes taillèrent en pièce ce qui restait. Drüme contemplait les trois êtres restants d’une mine accablée.

Ils baragouinèrent quelque chose. Les bouts de vampirique se relèvent, collés les uns aux autres par des pans de brume noire. Drüme se précipita sur le trio translucide. Il leur pointa ses poignards sous le menton.

__ Cessez cela immédiatement, ou je vous tue, gronda t-il.

Les êtres hésitèrent, se regardèrent, puis les cadavres s’écroulèrent de nouveau. Les soldats s’empressèrent d’entourer les créatures et de les menacer à leur tour. Le roi s’approcha.

__ Qu’est ce donc ?
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[SPR]__ Vous contemplez tout ce qui reste du Concile de la Traque, dit Drüme sans les quitter des yeux. Ils étaient autrefois aussi humains que vous et moi, mais la folie les a changés.

__ Détiennent-ils des informations importantes ? demanda le roi en les regardant avec mépris.

__ Non.

__ Alors tuez-les, ils sont trop dangereux pour qu’on les laisse en vie.

Drüme hésita. Les trois êtres se détournèrent de lui pour contempler le roi au casque de taureau de leurs glyphes d’argent sensitifs. Celui du milieu prit la parole. Sa voix était barbouilleuse, chuintante, vaguement suave, définitivement étrange.

__ Seigneur, grinça t-il. Nous vous connaissons, seigneur Minotaure. Vous êtes un grand homme, un grand roi, un grand conquérant. Nous savons pourquoi vous êtes ici. Nous pouvons vous aider.

__ Nous pourrons trouver les clés sans vous, répliqua le roi sans se laisser appâter.

L’être n’abandonna pas pour si peu. Il se rapprocha d’un pas et un concert de lames se pointa sur lui. Il ne s’en soucia pas. Les symboles azurés qui parcouraient son corps semblaient plein d’intensité.

__ Pourquoi vouloir tuer le Dévoreur, seigneur Minotaure ? continua de chamouiller le conciliaire. Pourquoi le tuer, quand vous pourriez en prendre le contrôle ? Puissant, puissant, le Dieu doré ! Alors qu’avec nous, avec notre aide, vous pourriez faire du dragon Dévoreur votre puissant esclave. Personne ne vous résisterait !

__ Rappelez-vous que ce sont eux qui ont lâchés le Dévoreur sur le monde, et sur vous, intervint d’une voix tendue Drüme.

__ Tsss, persifla le conciliaire. Du passé en tranches ! nous n’en voulons pas, il faut voir l’avenir, et nous vous présentons du bon futur en lingots brillants. Le Maitre du Réel, il ne vous aidera pas, pourquoi il le ferait ? Pourquoi il le ferait ? C’est un égoïste qui s’est retiré dans son propre monde, laissant celui-ci mourir. Vous avez vu, seigneur Minotaure, vous avez vu ce qui est arrivé à Euleuthéria. Le Maitre du Réel ne peut rien pour vous.

Il lança un regard glyphique à Drüme, vaguement méprisant.

__ On ne peut pas tuer un vampirique sans causer de graves dommages au monde. Le Grand Dévoreur est mort, et voyez le résultat. Cet homme vous ment, seigneur Minotaure. Détruire le dragon Dévoreur et vous détruirez votre pays. Nous avons une autre solution. Contrôlez le dragon, contrôlez le monde. C’est bien mieux ! Mieux !

__ Drüme… dit le roi d’un ton neutre. Allez chercher la clé, et les documents indiquant où sont les autres. Je veux être sûr qu’ils existent.

L’ancien traqueur hésita. Ceux qui avaient été ses maitres, ses mentors, ses professeurs et même à certaines occasions, avaient servi de figures paternelles, le regardaient comme s’ils étaient pressés qu’il parte. Qu’allait faire le roi ? Jouer sur deux tableaux ? Garder le Concile dans sa poche tout en apprenant du Maitre du Réel comment il avait vaincu le Grand Dévoreur ? Il fallait mieux deux armes qu’une. Mais la première était bien plus dangereuse que toute autre solution.

Drüme espérait que le roi Minotaure soit assez réfléchi pour ne pas faire le mauvais choix. Mais il n’aimait pas la lueur d’intérêt qui avait brillé dans ses yeux quand le Concile avait parlé du Dieu doré.

Il n’avait vu la clé qu’une seule fois, dans son adolescence, au cours de sa formation de disciple. Bien sûr, à l’époque, il n’y avait pas un arbre dans la pièce. Mais elle était l’un des trésors de la Traque. Un cadeau du Maitre du Réel pour donner espoir à ceux qui restaient pour combattre la folie.

Plus qu’une clé, c’était un bouclier contre la folie. Un objet d’une grande puissance imaginaire qui avait protégé la citadelle de la Traque pendant des générations. Normalement, tous les derniers centres de la civilisation humaine du continent s’étaient bâtis autour de ces clés. Encore fallait-il précisément savoir où.

Mais il eu beau fouiller, il ne la trouva nulle part. La salle était grande, mais vide, l’arbre mis à part. Il en vint à la conclusion que l’arbre avait poussé dessus.

__ Taillez-le en pièce, grogna le roi impatient.

Six hommes gardèrent le Concile, tandis que les autres coupaient les branches de l’arbre et les entreposaient dans un coin, afin de dégager un chemin jusqu’au tronc.

__ Cette entreprise est vaine, seigneur Minotaure, commenta le même conciliaire. Ecoutez-nous, nous pouvons vous fournir la puissance. La puissance, seigneur Minotaure.

__ La ferme, gronda le roi.
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[SPR]Les éclats de bois volèrent. Ils entamaient le tronc. Il était épais d’un mètre et semblait très résistant. Le Concile ne paraissait pas angoissé à l’idée qu’ils trouvent la clé. Drüme trouvait leur comportement passif étrange. Certes, la folie les avait totalement transmutés. D’un autre coté, ils demeuraient assez lucides pour prendre en compte des considérations politiques. Etait-il possible… ?

Il s’approchait d’eux. Sorti ostensiblement un poignard long. Le roi fronça les sourcils en le voyant. Les soldats attendaient les ordres. Drüme accéléra. Derrière lui, les haches abattaient de nouveaux copeaux. Le roi ouvrit la bouche, sans trouver quoi dire. Il fit un geste et deux hommes s’interposèrent entre le traqueur et les conciliaires.

__ Drüme, arrêtez-vous ! lui ordonna le roi.

En réponse, il sorti un nouveau couteau. Il courut. Les soldats changèrent de posture pour le recevoir. D’un geste trop rapide pour qu’ils voient ce qu’il avait prit, il lança des objets au dessus de leur tête. Ils se baissèrent par réflexe pour les éviter et il leur bondit par-dessus. Le roi restait planté derrière lui, médusé.

__ Drüme ! rugit-il.

Un autre soldat vint à sa rencontre. Il était doué, l’élite de l’Ordre Labyrinthique. Mais ne faisait pas le poids face à un traqueur chevronné, entrainé depuis l’enfance à combattre des vampiriques. Drüme ne fut qu’un éclair, une silhouette floue. Comment faisait-il pour se déplacer aussi souplement et rapidement sans maitriser l’imaginaire ? Surfait-il sur la folie comme une vague déchainée ? Sans que le roi n’y comprenne rien, le soldat était à terre, inconscient.

Les boules qu’il avait jetées retombèrent dans un nuage de fumée. Les soldats s’écartèrent en toussant. Les conciliaires, dépourvus de système respiratoire humain, demeurèrent interdits. Deux stylets en transpercèrent un. Il s’écroula dans un gargouillis, s’affalant comme une statue de boue. Le deuxième tenta de s’enfuir mais il tomba nez à nez avec Drüme qui le poignarda sans état d’âme.

Le dernier, celui qui avait pris la parole à chaque fois, demeurait immobile. Il l’attendait. Les soldats s’étaient arrêtés de tailler l’arbre et tentaient de se retrouver dans la fumée. Ils n’osaient pas approcher de peur de s’entretuer, préféraient rester à l’écart et attendre qu’elle se dissipe. Drüme était assez proche du conciliaire pour distinguer ses glyphes luminescents qui vagabondaient sur sa peau translucide.

__ C’est ici que tout se termine, Alkatar, lui dit Drüme.

__ Quel dommage, Drüme, tu étais un traqueur si prometteur…

__ Rien n’a changé, Conciliaire. Je suis toujours un traqueur prometteur, et je chasse toujours les vampiriques pour protéger l’humanité, conformément à nos vœux. Ces vœux que vous avez trahis.

__ Le monde, Drüme, n’a pas de place pour les imbéciles naïfs, fit Alkatar.

Quelque chose scintilla. Le conciliaire fonça sur lui à une vitesse surprenante, pour qui l’avait vu se déplacer en gargarisant comme une limace. Drüme para avec son poignard long. Il étouffa un juron alors que celui-ci se brisa sous le choc. Mais de sa main gauche il se saisit d’une autre arme, de sa main droite il prit le bras gluant d’Alkatar et le tira en avant, balayant ses jambes pour le déséquilibrer, et d’un même mouvement fluide, lui enfonça sa lame dans la tête.

Le conciliaire Alkatar s’écroula dans un bruit de succion.

Quand la fumée se dissipa, Drüme était seul au milieu de trois cadavres, une étrange lame argentée dans la main.

Il se tourna vers le roi et lui montra l’objet.

__ J’ai la clé, dit-il simplement.

Le roi ne mit que quelques secondes à se reprendre.

__ Où la cachait-il ? Est-ce vraiment une clé ?

__ A l’intérieur de lui-même. Malgré son apparence, oui, s’en est une. En l’approchant du labyrinthe du Réel, elle permettra, avec ses sœurs, de l’ouvrir. Mais d’une manière général, c’est une arme. Une lame bien particulière. Elle a été forgée par le Maitre du Réel à partir de la novaonirique elle-même. Tout comme les autres clés, elle est faite en un matériau alliant le rêve des hommes au cauchemar du Dévoreur. On n’en trouve pas de pareil, dans le monde entier.

__ Les autres clés sont également des armes ? demanda le roi, fasciné.

__ Je l’ignore, reconnu Drüme.

__ Et vous avez trouvé où elles se trouvent ?

__ Leur emplacement est ciselé sur la lame.

Drüme la tendit au roi, qui la prit avec précaution. Longue de vingt centimètres, large de cinq à la base et une fine pointe au bout, dénuée de manche, on aurait dit un éclat de vif-argent d’une dent appartenant à une créature fabuleuse. Une sorte de carte y était gravée. Quatre cercles alignés, reliés à un cinquième au dessus. A l’intérieur de chaque cercle se trouvait un dessin. Un tourbillon pour le premier, trois rectangles verticaux pour le deuxième, un crâne au troisième et un autre cercle pour le quatrième. Quant au cinquième surplombant les autres, c’était un unique rectangle, comme une porte.

C’était tout. Aucune indication précise de la forme des clés, ni de leur emplacement exact. Seulement de vagues dessins.

Le roi la remit à Drüme avec un certain dépit.

__ Vous savez où sont les autres alors ? Ce que signifient ces dessins ?

__ Oui, dit le traqueur en rangeant la lame soigneusement dans son sac après l’avoir enveloppé de tissus. Le tourbillon, vous l’aurez deviné, c’est la novaonirique. Les rectangles représentent les Piliers du Ciel, la communauté humaine la plus proche. C’est là bas que nous irons en premier. Le cercle est la Sphère Altérée, mais j’ignore comment nous y entreront. Quant à la dernière, elle ne se trouve pas au royaume des morts, mais dans un royaume de morts. Ce ne sera pas la plus étrange des places, croyez-moi.

__ Ces… communautés, sont-elles dangereuses ? demanda le roi méfiant des mauvaises rencontres.

__ La folie est toujours dangereuse, répliqua Drüme avec un sourire sans joie.

__ Y-a-t-il quelque chose que vous voulez faire ici, avant de partir ?

Drüme regarda autour de lui, dans la vaste salle pleine de buches et de copeaux de bois, et de cinq cadavres.

__ Non.
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[/SPR]
 

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Commentaire BIENVENUE EN EULEUTHERIA

Bonjour,

En comparaison, les contrées de falaï me paraissent bien douces :eek: ! D'ailleurs j'avoue être un peu perdu géographiquement, une carte pourrait être la bienvenue :).

Content d'en apprendre un peu plus sur Drüme, même si on ne peut pas lui faire confiance. La garde de l'Ordre labyrinthique me plait toujours autant. Cependant je suis curieux de voir comment ils vont pouvoir rentrer, le roi ayant perdu ses pouvoirs, que lui reste-t-il ? Et s'il n'est pas revenu comme prévu, retrouvera-t-il vraiment ses pouvoirs, d'ailleurs ?

Merci pour cette plongée en cauchemar, même si j'espère qu'on reviendra dans une ambiance plus clémente bientôt ;-)
 

DeletedUser

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Voilà la suite alors ^^

LES DEUX GEANTS
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[SPR]… courir sur un sol glissant. Un sol de verre. Drüme se retourna et il hurla quelque chose. Sans doute de se dépêcher. Comme s’ils n’en avaient pas envie. Le roi courrait déjà aussi vite que le sol le lui permettait. Les soldats avaient adopté le même pas que l’ancien traqueur, sautillant sur la pointe des pieds. Tout était question d’équilibre. Quand l’un glissait, les autres s’arrêtaient pour le relever et l’aider à continuer. Le roi se servait de son épée comme une canne, la plantant dans le verre quand il manquait de tomber.

La bourrasque les rattrapait. Des filaments comme des néons giflaient l’air. Le réel derrière eux craquetait. Le roi se retourna d’une manière fugitive. Ce qu’il vit le convainquit d’accélérer autant que possible. Drüme avait déjà plusieurs mètres d’avance sur eux. C’était une course telle que peu de gens en mènent au cours de leur vie. Tous ceux qui ont déjà été poursuivis savent ce que l’on ressent, à fuir un danger qui nous talonne, à sentir cette menace nous effleurer la nuque. La peur, semble t-il, permet à l’homme de se trouver de nouvelles ressources et de courir encore.

Courir toujours plus.

Pour échapper au cychrome qui avalait le paysage derrière eux.

Sans les avertissements de Drüme, sans doute seraient-ils morts. Après avoir quitté la citadelle de la Traque et s’être suffisamment éloignés de la novaonirique, ils s’étaient dirigés vers le nord-ouest, suivant la falaise et la faille qui serpentait, coupant en deux le continent. Ils veillaient à rester du bon coté de cette frontière de pierre, c'est-à-dire à l’ouest. La falaise surélevée les protégeait des plus gros vents déments.

Mais certains parvenaient toujours à passer.

Ils étaient arrivés à une vaste étendue complètement plane. Et reluisante. Brillante. On aurait dit qu’elle était recouverte d’une unique et immense plaque de verre. Il fallait une chaleur colossale pour vitrifier ainsi une plaine entière. Non, pas vitrifier, leur avait dit Drüme d’un ton angoissé. Rêvifier.

Il avait étudié attentivement la plaine et ses emplacements cristallins. Puis ils s’étaient immédiatement mis à courir. Quand bien même aucun danger ne survenait. Ils avaient courus. Courus comme si le Grand Dévoreur en personne les pourchassait. Drüme leur avait simplement expliqué que c’était une question de vie ou de mort.

Le paysage s’était brusquement vidé de ses couleurs. Soudain, ils ne voyaient plus, non pas en noir et blanc, mais dans un large apanage de gris plus ou moins foncés. Des filets de couleurs s’échappaient et filaient dans leur dos. Contre les avertissements du traqueur, ils s’étaient arrêtés pour regarder en arrière.

Savoir ce qui était en train de se passer. Pourquoi les couleurs disparaissaient.

Ils avaient blêmi. Reculé avec horreur. Puis tourné les talons.

Une colonne de couleurs tourbillonnantes s’élevait jusqu’au ciel. Elle faisait bien un kilomètre de haut et deux cents mètres de large. Elle était veinée d’éclairs miroitants qui grondaient régulièrement. Leurs flashs intermittents allongeaient les ombres des fuyards sur la plaine de verre. On aurait dit qu’une bataille divine se déroulait à l’intérieur. Des êtres surpuissants se bombardaient de lances de plasma d’un blanc pur, cependant que la tornade dévorait tout ce qu’elle rencontrait.

Le cychrome. Un cyclone imaginaire qui pompait les couleurs directement dans l’onirisme et les déchiquetait méthodiquement. Il n’était pas réel. Il n’agissait pas directement sur le physique. Mais un être vivant qui s’y serait aventuré aurait vu son esprit se faire hacher menu, et le cychrome n’aurait recraché qu’un cadavre cristallisé.

__ C’est le plus grand danger d’Euleuthéria ! leur cria Drüme alors que le cychrome était encore loin.

__ Pire que les nuages ? répondit sur le même ton le roi. Pire que les vampiriques ?

__ Le cychrome les aspire tous !

La terre trembla. Des fissures se répandirent sur le sol de verre. Ils titubèrent sous le choc.

Le cychrome avait lâché quelques tornades qui semblaient risibles à coté de lui. Certaines virevoltèrent dans les airs, d’autres dansèrent à la surface. La plupart se dissipèrent rapidement. Mais le cychrome vibra encore, et c’était un spectacle impressionnant, terrifiant, que de voir un tel déchainement d’éléments concentrés vaciller comme un vase en dangereux équilibre. Il sembla faire du surplace, alors qu’il vomit une centaine de nouvelles tornades, copies miniatures de lui-même.

__ C’est là qu’il devient dangereux ! hurla Drüme pour se faire entendre par-delà le grondement incessant du cychrome.

Le cychrome agissait comme un volcan qui, non content d’entrer en éruption et de baver sa lave, bombarderait les alentours de ses projectiles en fusion. Le ciel était magnifique. Le haut du cychrome s’étalait comme un gigantesque champignon, couvrant plus de cinq kilomètres de diamètre. C’était un toit de couleurs centrifugées et d’éclairs éphémères. Le roi craignait qu’il ne se mit à pleuvoir quelque ésotérique pluie dangereuse qui les aurait rongé jusqu’à la moelle. En attendant, une horde de tornades, les plus petites ne dépassant pas dix mètres de haut, balayaient en tournoyant la plaine et se dirigeaient vers eux. Certaines se rencontraient lors de leur voyage chaotique, et s’entrechoquaient alors, créant une explosion de tempête d’éclairs furieux et relâchant les couleurs par ondes de chocs.

__ C’est ainsi que tout se terminera, expliqua Drüme en les motivant à continuer de courir. Le cychrome va peu à peu se vider de sa substance en créant des tornades, qui s’entredétruiront et libéreront les couleurs emprisonnées.

__ Cela va durer longtemps ? demanda le roi en se retenant in extremis de tomber.

__ Le dernier cychrome a mit vingt-deux ans avant de se dissiper, lança Drüme par-dessus son épaule. Et celui là est tout neuf.

__ Comment nous sortir d’ici, Drüme ?

__ Avec beaucoup de chance !

Comme en réponse, il y eu du tonnerre. Le cychrome se contracta. Il ne devait mesurer plus que cent cinquante mètres de large. Les explosions tornadiques se multipliaient un peu partout. Le cychrome gronda encore. Il semblait se préparer quelque chose.

Le son vida la plaine.
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[SPR]Il ne retentit plus que le silence.

Ils continuaient de courir, mais leur étonnement ne cessait pas non plus.

Un paysage presqu’entièrement gris, si ce n’étaient le ciel et les tempêtes derrière eux, et plus aucun bruit après un vacarme d’apocalypse. Sans compter la perte de leur imaginaire dès leur entrée en Euleuthéria, ils avaient l’impression que leurs sens les abandonnaient les uns après les autres.

Le silence n’était pas reposant. Il remplissait la couche d’une nouvelle angoisse qui leur vrillait les nerfs. Ils savaient confusément que le bruit reviendrait, et que ce serait terrible. Ce n’était littéralement que le calme avant la tempête.

Alors le son revint.

Le cychrome tressaillit et cracha trois vagues soniques successives, comme s’il avait retenu pendant ces quelques instants le bruit prisonnier mais n’était parvenu à le digérer. Les ondes presqu’invisibles balayèrent la plaine, dispersèrent les tornades affolées, transformèrent le sol de verre en des milliards de petits débris et s’emparèrent des vingt fuyards pour les projeter en l’air et les reposer douze mètres plus loin sans douceur, sur un parterre de verre pilé. Leurs oreilles saignaient et leur peau non protégée était couverte de coupures. Ils se relevèrent tant bien que mal et retirèrent les éclats de leurs blessures. Certains soldats avaient des côtes brisés, d’autres boitaient. Drüme avait réussi la prouesse de se rétablir comme un chat, quant au roi, il avait eu beau s’écraser lamentablement, son physique de minotaure avait permis d’encaisser le coup sans trop de dommages.

__ Restez baissés et courrez ! cria Drüme en reprenant sa fuite éperdue.

Ils ne se le firent pas dire deux fois.

Le cychrome n’en avait pas fini.

Après s’être quelques instants trémoussé, il cracha des filets de filaments colorés. Epais de deux mètres et longs de dix à cent mètres, ils ressemblaient à des serpents multicolores volants. Comme les tornades, ils vouvoyaient sans cohésion dans tous les sens. Mais quand ils touchaient le sol, ils s’y enfonçaient comme dans du beurre et y laissaient de profonds sillons. Un feu-follet serpentin de quarante mètres de long passa au dessus de la petite troupe terrifiée et s’écrasa à un jet de pierre plus loin. Après avoir rongé le sol pendant quelques secondes, le serpent se vidait de ses couloirs, dont se gavait la plaine, devenait translucide, puis disparaissait complètement.

Drüme s’arrêta au bord du tunnel qu’avait creusé le défunt serpentin de couleurs. Il s’enfonçait profondément dans le sol. Le serpent était tombé de manière oblique, plutôt à la verticale. Le trou devait bien faire sa taille, c'est-à-dire quarante mètres de profondeur pour deux de large. Le traqueur se retourna vers ses compagnons.

Derrière eux, le cychrome continuait frénétiquement de bombarder l’espace de ses feux d’artifices.

__ C’est notre chance, déclara l’assassin sans conviction. Nous pouvons nous cacher dans ce tunnel en attendant que l’orage passe.

__ Je croyais que la tempête pouvait durer des années, protesta le roi.

__ Nous n’avons guère le choix, Majesté.

Un serpent s’écrasa non loin. Il rebondit plusieurs fois sur le sol, roula dessus comme un tonneau, ravageant la plaine sur plusieurs centaines de mètres. Il lâcha même quelques éclairs qui filèrent en sifflant et creusèrent de nouveaux cratères fumants. Si jamais une telle chose se reproduisait plus près d’eux, ils étaient morts.

Ils se glissèrent dans le tunnel sans enthousiasme.

Ses parois étaient lisses et malaisées à descendre autrement que sur les fesses comme un toboggan. Pour cause, elles étaient entièrement vitrifiées – ou rêvifiées. Deux hommes passèrent devant et taillèrent rapidement des marches vulgaires à coup de pioches. Ils se contentaient de creuser des entailles où l’on pouvait poser sans glisser les pieds.

Le tonnerre féroce rugissait dans leur dos. Ils le quittèrent avec un soulagement empressé. Le boyau de verre était d’un calme apaisant. Ils n’avaient même pas besoin d’allumer des torches, à mesure qu’ils s’enfonçaient à l’intérieur. Le verre réfléchissait comme une myriade de miroirs les couleurs psychédéliques du cychrome. Ils avaient l’impression d’être entourés de millions de gemmes, rubis, saphirs, topazes et lapis-lazulis. Au contact du tunnel encoloré, ils reprirent eux-mêmes des couleurs que le cychrome avait avalées. Leur vue redevint normale, ce qui eut un effet étrangement tranquillisant, un poids retiré de leurs épaules.

A mi-chemin sous terre, le sol vibra violemment. Un grondement titanesque leur parvint en écho du dehors, rebondissant sur les parois jusqu’à eux. Drüme jeta un coup d’œil fugitif derrière lui et frissonna.

__ Il est entré dans sa quatrième phase, murmura t-il en continuant d’avancer prudemment. Nous faisons bien de ne plus être à l’extérieur.

La solidification des parois les protégeait des éboulements. Ce n’est pas pour autant qu’ils progressèrent sereinement, mais ils parvinrent au fond du tunnel sans encombre. Se retrouvant ainsi face à un cul-de-sac.

__ Soit nous restons ici quelques décennies le temps que le cychrome se calme ou aille voir ailleurs, commenta Drüme d’un ton sombre, soit nous creusons.

__ Le tunnel est trop étroit pour un travail de forage, monsieur, intervint l’un des soldats. Remonter la terre à la surface serait également problématique.

__ Nous n’en aurons pas besoin, fit le roi Minotaure d’un air pensif.

Il se dirigea vers l’un des soldats et farfouilla dans son sac pendant quelques minutes. Il jetait régulièrement par terre les objets qui gênaient sa recherche, et que d’autres soldats ramassaient obligeamment sans rien dire. Il finit par en sortir un petit coffret de bois de quinze centimètres de long, pour dix de large et huit d’épaisseur. Il en tourna le verrou, dévoilant son contenu, trois petits cubes enveloppés dans du velours.

Il en sorti délicatement un et tendit la boite dans le vide, qu’un soldat vint docilement saisir. Le cube mesurait trois centimètres, légèrement ambré mais opaque, il avait un cercle noir pour tout motif à sa surface. Drüme comprit instantanément qu’il s’agissait d’un genre de bombe. Le roi, fier de lui, devança ses protestations.
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[SPR]__ Il s’agit d’une bombe labyrinthique. C’est un petit labyrinthe concentré dans un cube, et qui se déploie quand on appuie sur ce détonateur. J’en ai créé afin de permettre à mes soldats de traverser les lignes ennemies sans encombre, ou bien de forer le mur d’une forteresse instantanément, fanfaronna t-il rayonnant. Elles peuvent creuser un tunnel rectiligne de dix mètres, nous en avons emporté une dizaine, cela devrait suffire.

__ En espérant que la folie ne les ai pas détraqué, souffla Drüme avec morosité.

Le roi stoppa son mouvement en plein geste, alors qu’il allait placer la bombe cubique sur le mur. Il hésita, réfléchit, puis trancha.

__ De toute façon, nous n’avons pas le choix.

Il appuya sur la détente, et s’éloigna prestement. Le cube resta un moment à un mètre du sol, lévitant fiévreusement, vibrant de plus en plus vite, avant que des déclics se fassent entendre, qu’il semble se distendre, se dissoudre, puis se recomposer, grossir et finalement exploser dans un flash lumineux.

Le roi jeta un regard anxieux à son œuvre.

Un couloir parfaitement plat et rectiligne s’élançait dans l’obscurité. Il se tourna vers Drüme.

__ Nous pouvons parcourir une centaine de mètres sous terre grâce à ces engins, cela sera-t-il suffisant ?

__ Nous pouvons toujours espérer que le cychrome ait commencé à bouger dans un autre sens et s’éloigne de nous. Comme vous l’avez si bien dit, continua le traqueur en secouant la tête, nous n’avons pas le choix. Nous devons remonter.

__ Bien, trancha le roi avant de faire un geste aux soldats.

Les hommes de l’Ordre déposèrent leurs sacs et les fouillèrent soigneusement, plus délicatement que le roi ne l’avait fait, avant d’en retirer quatre autres boites similaires. Il leur restait donc quatorze bombes labyrinthiques.

Ils en utilisèrent dix pour se forer un passage tout droit, puis les quatre restantes pour remonter à la surface. A la dernière, la lumière du soleil suivit le flash lumineux de l’explosion.

Ils ne s’étaient pas suffisamment éloignés du cychrome. Ils avaient peut être parcourus deux cent mètres, ce qui était totalement risibles en comparaison du gigantisme qu’ils affrontaient. Mais le temps qu’ils avaient passé à l’abri sous terre les avait protégés des bombardements serpentins et des explosions névrotiques des tempêtes en collision. Le cychrome semblait comme en rémission, il grondait sournoisement, mais n’expulsait plus rien de mauvais.

Le roi se tourna vers Drüme alors qu’ils s’extirpaient du trou.

__ Quelle était la quatrième phase de son expansion ? lui demanda t-il.

__ Je l’ignore, reconnu Drüme avec un petit sourire. Personne l’ayant vue n’a jamais survécu pour en parler.

Il leur fallut plusieurs heures de marche angoissée avant de définitivement mettre le cychrome loin derrière eux. Et encore. L’horizon était comme enflammé. La terre tremblait toujours régulièrement, mais les secousses étaient de moins en moins fortes.

Puis se fut autre chose qui se profila à l’horizon. Une silhouette blanche immense. Ils eurent beau marcher et marcher encore, elle demeurait inchangée, si lointaine qu’elle devait être véritablement titanesque. Seul le relief, les rares collines et amas rocheux, la substituaient au regard. Ils se retrouvaient de part en part flanqués de ces deux géants. L’un rouge, l’autre blanc.

Une brume de poussière les traversa. L’atmosphère était étrange et dérangeante. La plaine était prise elle aussi dans cet étau de puissance. Quelque chose de démentiel ravageait la terre quelques kilomètres au sud, et quelque chose d’autre, de tout aussi absurde, se déroulait au nord.

__ Une autre menace, Drüme ? grogna le roi qui en avait assez des surprises – mauvaises.

__ Non. Ce sont les Piliers du Ciel.

__ Ces structures, que l’on aperçoit d’ici ?

__ Oui, répondit évasivement le traqueur.

__ Mais elles sont à des kilomètres !

__ Elles mesurent également plusieurs kilomètres de haut, seigneur Minotaure. Sans quoi on ne les appellerait pas « les Piliers du Ciel ».

__ Quelle folie humaine a-t-elle pu bâtir pareille immensité ? s’étonna le roi soufflé.

__ Ah ! Quel rêve plutôt ? voulez-vous dire. Car ces cathédrales de l’impossible sont le fruit d’un rêve, du rêve de toute une civilisation, de toute une humanité désespérée, qui cherchait à se protéger de la folie, bien justement. Dans ces cinq citadelles du dernier espoir ont conflué les trois quart de la population d’Euleuthéria, abandonnant leurs cités destinées à la ruine derrière eux. On ne trouve nulle part au monde, pareille concentration de population ! quelques millions d’âmes en peine qui se répartissent au gré des étages sans fin de ces perce-ciel de titan.

« A l’origine, la somme formidable de tous ces imaginaires suffi à ériger ces monstres de pierre et à les maintenir en place. C’est que l’enjeu était plus grand que la simple protection contre la folie. Voyez-vous, seigneur Minotaure et vous mes confrères de l’Ordre, le ciel là-bas, s’était brisé. Littéralement. Complètement. Il est peu de lieux au monde dont le réel fut tant malmené qu’il se fracassa définitivement. Comme une vieille bête, le réel tend à guérir, à s’auto-réparer.

« Mais la plaie qui s’ouvrit ne pouvait être refermée par le temps. Si personne n’avait agit, alors le ciel se serait effondré, emportant avec lui des catastrophes colossales, inimaginables. On réunit donc deux ou trois millions de bons citoyens, importés de tout un continent en proie au chaos, et on leur promis un foyer sûr contre la misère et la folie. En contrepartie, ils devaient aider à bâtir cinq colonnes de pierre qui soutiendraient le ciel et l’empêcheraient… de tomber !

« Par la suite, après la mort du Grand Dévoreur, le Maitre du Réel confia l’une des clés aux dirigeants des Piliers, afin de les aider à se protéger contre la folie. Mais ne rêvez pas trop, si vous en êtes toujours capable. Tout comme la clé que nous possédons n’a pas pu sauver éternellement la Traque de la folie insidieuse, il en sera de même pour les Piliers. La trouver ne sera pas une mince affaire, vous comprendrez bien quand nous y serons. Ce sera chercher une goutte d’eau dans l’océan.[/SPR]

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Le roi désigna le sac de Drüme, où celui-ci avait rangé la lame prise au conciliaire Alkatar.

__ Les clés peuvent-elles réagir entre elles ? Briller suivant leur proximité l’une de l’autre ? Fournir une indication plus précise que leur emplacement global ? Bon sang ! quelqu’un aurait pu s’en emparer et l’emporter à l’autre bout de la planète pour ce qu’on en sait !

__ Oui, fit Drüme pensif, c’est possible. Il reste à espérer qu’il n’en soit rien, n’est ce pas ?

Ils eurent beau marcher toute la journée que les silhouettes blanches, guère plus que des lignes droites verticales à l’horizon, ne semblaient toujours pas s’être sensiblement rapprochées.

Il leur fallut trois jours de marche à travers un paysage toujours aussi morne et dévasté, un désert de cailloux et de poussière à perte de vue, avant de parvenir enfin aux pieds des géants. Enfin, c’est ce qu’ils crurent. Car les bâtiments étaient si grands qu’à vingt kilomètres d’eux, ils avaient l’impression d’en être tout proches. Ils les écrasaient de leur taille formidable.

C’étaient des rectangles sans finesse à base cubique de trois kilomètres, pour une hauteur qui se perdait dans la troposphère, quinze kilomètres plus haut. Là, ils s’arrêtaient net. Comme s’ils avaient touché le plafond. Des fissures couraient parmi le bleu douteux du ciel, telles celles qui orneraient de vieilles poutres en bois. Un poids semblait peser sur le ciel, qui à son tour pesait sur les colonnes.

L’une d’elle s’était d’ailleurs effondrée. Il n’en restait debout que sa base, de quatre kilomètres de haut, après quoi des décombres s’étendaient là où le haut s’était couché sur le sol en une immense ruine. Au dessus d’elle, des fractures plus nettes divisaient le ciel comme une toile d’araignée.

Des failles, il y en avait aussi au sol. L’endroit devait supporter le poids des tours, qui supportaient celui du ciel. Il s’affaissait donc lentement. Il avait probablement dû falloir consolider les fondations, pour ne pas construire sur de la terre trop molle. C’est que les tours reposaient sur une base de deux milles sept cent kilomètres cube de béton.

Les cinq tours étaient disposées en pentagone, à égale distance de vingt kilomètres, afin d’éviter que la chute de l’une n’engage un jeu de domino meurtrier. Elles n’étaient pas uniformément blanches. A l’origine, elles devaient au contraire être d’un gris-marron. Le roi ignorait quelle pierre ils avaient utilisé pour les bâtir, ni même comment ils avaient pu s’en produire en une telle quantité – quoi qu’il en soit, comment on avait pu ériger cinq tour de quinze kilomètres de haut, c’était insensé. Mais à la base, des végétaux semblaient l’avoir corrompu, comme du lierre qui colonise les murs. Une forêt extérieure se développait tranquillement sur les cent premiers mètres des tours. Une vraie forêt verte, et non pas de pierre, ou de papillons comme ils avaient pu en croiser la veille.

Les huit kilomètres les plus hauts étaient blancs. Glacés, pour tout dire. Leur blancheur éclatante reflétait la lumière du soleil comme des phares ou bien des allumettes géantes. L’altitude les avait congelés. Le froid continuait de se répandre plus bas, en coulées de givre, tel qu’on se demandait à quel point les Piliers étaient réellement habitables.

Ci et là se distinguaient des trainées noires. Des nuages de plasma sans doute, les auraient-ils heurtés. La roche s’était alors consumée, avait fondu, s’était répandue en une lave cascadant jusqu’aux étages inférieurs. Les incendies s’étaient déclenchés à l’intérieur et la fumée avait noircie les fenêtres.

En y regardant bien, le roi distingua le même genre de brulures dans ce qui restait du haut de la tour effondrée. Une horde entière de nuages de plasma avait dû un jour se fracasser contre la grande colonne, rongeant ses étages les uns après les autres dans un cataclysme de fin du monde, jusqu’à ce que, trop fragilisée, elle finisse par s’écrouler.

Il n’y avait pas de routes. Aucun signe de vie humaine. Pourtant ces tours étaient censées abriter des millions d’êtres humains. Il n’y avait que déserts alentour. Comment nourrir une telle population ? Sans aucun champ nulle part ! Ces piliers n’étaient-ils pas autre chose que les plus grands tombeaux de l’histoire de l’humanité ?

Mais si, ils étaient bien habités. A mesure qu’ils se rapprochaient, ils voyaient de la fumée s’échapper par les fenêtres ou des cheminées. Dans des étages qui se situaient à près d’un kilomètre du sol ! Comment les habitants pouvaient-ils traverser un tel espace ? Se nourrir, se chauffer à une telle hauteur ?

En y réfléchissant, le roi commença à entrapercevoir toutes les possibilités qui rendaient cet endroit vivable. En se tordant le cou, il voyait de plus en plus de colonnes d’une épaisse fumée noire qu’exaltaient de longues cheminées, à plus d’un kilomètre de haut. Mais pour l’heure, c’était un mur végétal qui s’offrait surtout à son regard.

Une forêt dense avait rongé les fondations. Pour la première fois depuis des lustres, le roi entendit les cris rassurant des animaux. Les hurlements des proies pourchassées, le bourdonnement des insectes, le chant des oiseaux, le bruissement des feuilles balayées par le vent.

Perçant la verdure, deux statues portant un frontispice annonçaient l’entrée.

Ils pénétrèrent dans un Pilier du Ciel.
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DeletedUser

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Commentaire LES DEUX GEANTS

Pas mécontent de retrouver un peu de verdure après la désolation d'Euleuthera ^^.

La transition entre le chaos du cychrome et la silhouette rassurante du pilier est bien rendu (ça m'a rappeler la même opposition entre le Mordor et Minas Tirith dans l'univers de Tolkien). L'idée d'une bombe labyrinthique est pas mal non plus ^^. Ont-ils tout utiliser ou verra-t-on une autre utilisation de cette "technologie" ?

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Puis se fut autre chose qui se profila à l’horizon. Une silhouette blanche immense. Ils eurent beau marcher et marcher encore, elle demeurait inchangée, si lointaine qu’elle devait être véritablement titanesque. Seul le relief, les rares collines et amas rocheux, la substituaient au regard. Ils se retrouvaient de part en part flanqués de ces deux géants. L’un rouge, l’autre blanc.
J'ai eu du mal à comprendre ce passage, parce qu'on parle d'une silhouette puis de deux géants, j'ai mis un instant pour comprendre que le géant rouge était le cychrome ^^

C’est que les tours reposaient sur une base de deux milles sept cent kilomètres cube de béton.
ça m'a fait bizarre de voir cette note façon BTP, un peu en décalage avec l'esprit du texte :eek:

En fait j'avoue avoir un peu de mal avec des chiffres précis quand on se place la vision du récit à travers les yeux d'un premier venu. Si encore il était le concepteur, ou un habitué de l'endroit, il pourrait être en position de connaitre les chiffres précis. Or là, on est mis à la place de quelqu'un qui découvre l'endroit, et qui ne peut donc faire que des estimations, que ce soit dans les descriptions ou les dialogues. du moins c'est ma façon de voir ^^[/SPR]Vont-ils donc découvrir des pâturages urbains, ou des champs verticaux. Mais surtout : Y aura-t-il des ascenseurs :eek: ?? La suite :-D !
 

DeletedUser

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Pour les chiffres c'est juste que je voulais quelque chose de réaliste, enfin quand j'ai imaginé ces tours je me suis dit "comment elles pourraient tenir debout ?" Alors j'ai fait des calculs, estimé la taille, la profondeur des fondations et tout xD ça reste irréaliste mais un peu moins ^^
 

DeletedUser

Guest
Disons qu'une approche réaliste d'une tour qui soutient le ciel est assez surprenante, mais pourquoi pas :-D
 

DeletedUser

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Y a-t-il une suite à ce récit, ou est-ce le temps que nos héros parviennent en haut des marches de la tour ?
 

DeletedUser

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Désolé j'ai oublié de poster la suite ^^

PARCE QUE MEME LE CIEL A PARFOIS BESOIN D’ETRE SOUTENU

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Page 1
[SPR]… tressautait paresseusement en les portants vers l’étage suivant. Si le système de monte-charge était ingénieux, avec ses poulies et contres-poids, il était terriblement lent. Et surtout, il accusait les âges. Les cordes ne paraissaient pas si neuves que cela, plutôt effilochées, et les attaches en fer semblaient rouillées. Le bois était un peu pourri. Des planches étaient fêlées et peinaient à soutenir un poids.

En dessous d’elles, un vide inquiétant.

Ils s’efforçaient de ne pas regarder en bas.

Le nouvel étage était sensiblement identique au précédent. Ils se trouvaient dans la première partie de la tour. Sur les cent premiers mètres et dix premiers étages se trouvaient la zone agricole. Découpés en une succession de grandes salles dont le plafond soutenu par d’épais piliers culminait à dix mètres afin d’optimiser la lumière, les étages comprenaient des fermes où se cultivait de quoi nourrir la population de toute la tour.

De grandes fenêtres éclairaient les pièces. Pour palier au manque de soleil, des globes lumineux de facture imaginaire apportaient leur touche d’éclairage. Les siècles passant, la plupart s’étaient cependant éteints, plongeant les salles dans le noir, empêchant les plantes de pousser. De grands espaces cultivables avaient été abandonnés.

C’était alors la folie qui avait pris le relai. S’infiltrant par les fenêtres et les fissures qui cisaillaient les murs de pierre, elle avait contaminé les végétaux, les transmutants pour qu’ils survivent à l’obscurité. C’était ainsi développé toute une dense forêt vierge dans les parties désertes, et que les humains répugnaient à reprendre. Qui savait quels monstres s’y cachaient également, attirés par la folie végétale ? On parlait bien d’arbres qui auraient acquis une conscience et défendaient jalousement leur territoire…

La production agricole de la tour s’étiolait donc d’année en année. Tout comme la tour elle-même, semblait-il. On avait à une époque très reculée peint les plafonds en bleu afin de donner l’illusion du ciel. Depuis, la peinture s’était écaillée et le plafond lui-même tombait en petits morceaux.

Le monte-charge traversa un nouvel étage. Encore de grandes salles pleines de plants de blé à l’air famélique. Des roues dentées cliquetaient. Ils s’élevaient lentement.

Il y avait peu de paysans dans les champs. Le roi devait avouer son ignorance en la matière. Il fréquentait assez peu le milieu rural. Les paysans, il les voyait de loin, généralement quand ils l’acclamaient à son passage. Alors il ne savait pas trop s’il était normal qu’il y en ait si peu, et s’ils faisaient correctement leur travail.

En l’occurrence, il aurait été bien en mal de dire s’ils travaillaient réellement, attendaient consciencieusement quelque chose de précis, ou bien flemmardaient par ennui. En tout cas, ils ne s’activaient pas beaucoup. Quand ils entendaient le monte-charge arriver ils levaient la tête pour les regarder passer, comme s’ils n’avaient rien d’autre de mieux à faire de la journée. Le roi vit quelques enfants.

Quelques cris. Tous les paysans se tournèrent vers leur gauche. Les blés frissonnèrent. Une silhouette les traversa de manière fugitive. Le roi n’osait pas se pencher à la barrière qui les séparait du vide. Elle était bien trop fragile à son goût. Comme le reste de la troupe, Drüme compris, il demeurait obstinément au centre de la plateforme, où l’armature en fer semblait la plus résistante. Ils ne purent donc voir ce qui approchait. Les soldats de l’Ordre sortirent leurs épées et entourèrent le roi. Il en écarta un d’un geste agacé pour qu’il ne lui cache pas la vue.

Leur cabine était à mi-chemin, soit environ cinq mètres du sol. Des paysans s’étaient amassés et pointaient quelque chose du doigt, en dessous d’eux. Ils crièrent encore. Des paroles d’encouragement ? D’avertissement de danger ?

Le monte-charge trembla soudain. La tension aussi, persuadés qu’ils furent d’avoir été arraisonnés par un monstre quelconque. Ils se tinrent prêts au combat, pendant que la plateforme continuait son petit bonhomme de chemin tranquille et montait en cliquetant.

Une main surgit pour s’y accrocher. En suivirent une autre ainsi qu’une tête, et ce fut tout un homme qui se hissa péniblement à leur bord. Il n’était pas armé et ne portait guère qu’un pagne et une chemise de paysan. Ils se détendirent légèrement.

Il avait le teint blafard, les cheveux si blonds qu’ils semblaient déteints. Des yeux bleu clairs comme de l’eau cristalline. Sa peau aussi était terriblement blanche. A croire qu’il avait passé sa vie enfermée et n’avait jamais vu la lumière du soleil. Ce qui était probablement le cas.

Il soupira fortement, s’épousseta, fit jouer ses muscles, puis leur sourit.

Il dit quelque chose.

Le roi se tourna vers Drüme.
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[SPR]__ Vous comprenez cette langue ?

__ Euh… hésita celui-ci. Pour autant que je sache, nous parlons tous la même, Euleuthéria ne fait pas exception, et les Piliers non plus.

Le jeune homme caqueta avec un grand sourire. Il leur désigna le plafond. Fit des gestes. Ils s’approchaient du prochain étage, le sixième. Il se fit soudain sérieux. Sa voix était entrecoupée de sifflements, comme des intonations. Il regarda derrière lui avec un brusque malaise. Aux signes plutôt explicites qu’il leur adressait, ils comprirent qu’il leur demandait de reculer.

Ils comprirent parfaitement bien la suite.

Il désigna l’étage qui arrivait. Puis se passa le doigt sur la gorge de droite à gauche en tirant la langue.

Danger.

Ils reculèrent près du mur et se tinrent sur leurs gardes. Le jeune homme se plaça docilement auprès d’eux. Il continua de montrer la pièce qui grimpait à leur rencontre tout en jacassant sans s’arrêter. Qu’ils ne saisissent pas un traitre mot de son baragouin ne semblait pas le gêner le moins du monde.

L’étage d’où il venait disparu. Il poussa un petit gémissement plaintif. L’étage suivant se dévoila.

Il était plongé dans l’obscurité. Il y régnait une chaleur moite, étouffante. Des cris étranges le peuplaient. Il y avait des craquements qui ne leur plaisaient pas. Le jeune paysan était livide, si tant était qu’il put être plus blanc que son naturel.

C’était un étage sans lumière. Les globes imaginaires s’étaient éteints et la folie avait transmuté les végétaux, qui avaient même recouverts les hautes fenêtres. A ce sixième étage s’étalait l’empire de la nature folle transmutée. Elle semblait s’y donner à cœur joie.

__ Pas bon, pas bon, marmonnait le paysan.

La seule source de lumière venait de l’étage du dessus, elle descendait par le puits du monte-charge et les embaumait légèrement. Un des soldats alluma tout de même une torche. Le paysan secoua frénétiquement la tête.

__ Qu’il y a-t-il là bas ? lui demanda le roi.

Il secoua la tête sans répondre.

__ Passez moi ça, ordonna le roi en se saisissant de la torche.

Le paysan gémit et cria, mais trop tard, le roi la lança dans l’obscurité. Elle brilla quelques secondes avant qu’une ombre ne l’éteigne sauvagement. Elle eut le temps de leur révéler un sol recouvert de grosses racines et de plantes grises, ainsi que des formes, des silhouettes aux yeux vides et l’air peu courtois.

__ Partons vite d’ici, grogna le roi en reculant légèrement.

Malheureusement le monte-charge n’avait qu’une vitesse. Il n’était pas possible de l’arrêter tant qu’il n’avait pas atteint son dernier étage. Enfin, en théorie.

Puisqu’il s’arrêta effectivement.

Il grinça, ronronna méchamment, siffla, cliqueta, grinça encore, crisa, frémit, tangua et finalement, se stoppa dans un grognement satisfait.

__ Réactivez ce fichu truc ! ordonna le roi à la cantonade.

Un soldat se dirigea vers les commandes, qui se résumaient à un levier qu’ils avaient actionné au départ et qui était désormais bloqué. Il eu beau faire, il ne put bouger.

__ Il faut trouver l’origine de l’arrêt, Votre Majesté, l’avertit-il avec diplomatie. Mais s’il ne se trouve pas dans la plateforme elle-même, mais plus haut ou plus bas, alors nous risquons ne pouvoir la redémarrer.

__ Je crois que j’ai trouvé, lança Drüme penché par-dessus la balustrade.

Il avait suivit les signes frénétiques du jeune paysan qui désignait quelque chose en dessous d’eux. Le roi s’approcha avec prudence et loucha vers les ténèbres.

Des racines s’étaient accrochées à la plateforme.

__ La forêt ne veut pas que nous partions, j’ai l’impression, commenta le traqueur d’un ton tranquille.

__ Pour la torche ? dit le roi sans regret.

__ Je ne pense pas. Elle est sans doute hostile à tous les visiteurs, raison pour laquelle notre ami ci présent est monté nous prévenir.
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[SPR]__ Il semblait pourtant bien joyeux quand il est arrivé nous expliquer que nous courrions à la mort, grommela le roi en foudroyant l’impudent du regard.

__ Il l’était jusqu’à ce qu’il ait compris que nous, nous ne le comprenions pas. Peut être qu’en coupant les racines nous nous libérerions…

Le jeune paysan s’accrocha à la manche de Drüme et la tirailla en faisant la grimace.

__ D’accord j’ai compris, le calma l’assassin avec douceur, on ne coupe pas les racines.

__ Et alors quoi ? s’énerva le roi. Il nous reste quatre étages encore et c’est le seul monte-charge que nous ayons trouvé de fonctionnel. Nous n’allons pas descendre parlementer avec des fougères pour qu’elles daignent nous laisser passer.

Drüme donna une petite tape au paysan.

__ Tu nous comprends gamin, alors que doit-on faire ?

Le jeune homme parut presque soulagé qu’on lui pose enfin la question. Pour la peine, il se remit à barbouiller son jargon incompréhensible. Agacé, le roi allait le prendre par les épaules et le secouer comme un prunier quand la plateforme vibra sous un choc. Ils regardèrent autour d’eux, alors qu’ils savaient très bien que cela venait de sous leurs pieds. Il y eu un chuintement, puis un claquement brutal et le monte-charge vacilla.

__ Ma parole ! les plantes sont en train de ronger les cordes ! cria Drüme qui s’était suspendu par-dessus le parapet pour regarder en dessous.

Les racines sécrétaient un liquide gluant qui attaquait les cordes déjà usées par les siècles et qui claquaient les unes après les autres.

__ Elles veulent nous faire tomber pour nous dévorer, leur apprit le paysan ou du moins, ce qu’ils comprirent de son baragouin.

La dernière corde céda sans qu’ils aient pu s’y opposer. Hélas pour les plantes, elles avaient tranché les mauvaises attaches. C’était en effet celles qui faisaient jeu avec les contres-poids, dans telle mesure qu’en se rompant, ces derniers qui n’étaient plus freinés tombèrent d’un coté, tandis que la plateforme s’élevait brusquement.

Les passagers se retrouvèrent allongés par terre, mi-terrifiés, mi-soulagés.

__ Enfin de la vitesse, cria le roi.

__ Hélas, Votre Majesté, à cette vitesse nous risquons de nous écraser au plafond là haut, le tempéra le seul soldat qui prenait toujours la parole.

Drüme décida qu’il devrait lui demander son nom, ainsi qu’aux autres hommes de la troupe. Le roi s’en fichait peut être, mais lui aimait savoir avec qui il partageait les moments les plus aventureux de sa vie.

En effet, les poids tombaient d’un coté de six étages, ce qui entrainait en contrepartie la plateforme dans un mouvement équivalent dans l’entre sens, droit sur le plafond quarante mètres plus haut.

__ Au dernier étage, il faudra sauter ! prévint Drüme en se rapprochant du bord en rampant.

Les autres l’imitèrent. Lui-même ne faisait qu’imiter le paysan qui l’avait en cela devancé. Avait-il quelque expérience dans le crash de monte-charge ?

Ils avaient déjà quitté la salle obscure peuplée de végétaux déments, et traversés rapidement une salle éclairée cette fois ci, pleine de champs et de paysans surpris. Elle disparut et laissa place à une pièce semblable.

__ A la prochaine ! cria Drüme. Maintenant !

Un tressaut de la plateforme les aida grandement en les balançant sans plus de politesse directement sur le sol, tandis qu’elle-même allait violemment s’écraser sur le plafond, dans une explosion de bois. Quelques bleus et coupures, mais ils de déplorèrent pas de victimes. Le paysan était légèrement sonné.

Une racine était toujours accrochée, sectionnée, au plancher de la plateforme. Des gens accoururent, non pour leur porter secours, mais pour la brûler. Et puis ils repartirent, sans plus s’occuper d’eux. Le roi les regarda faire, étonné. Des étrangers débarquaient dans une explosion de monte-charge, et ils n’y trouvaient rien à redire ? Même pas un « vous la rembourserez » de reproche ?

__ Bon, comment allons-nous faire pour monter aux étages suivants ? bougonna le roi en regardant autour de lui.

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[SPR]C’était une grande pièce comme les autres, seulement pleine de blé qui poussait gentiment et de paysans inactifs. Le monte-charge qu’ils avaient emprunté ne desservait que les dix premiers étages, le niveau agricole. Ils avaient compris qu’il leur faudrait ensuite en prendre un autre, mais ils s’étaient attendus à arriver sur une place qui leur permettrait de traverser jusqu’aux nouveaux monte-charge, or, il n’y avait rien de tel.

Ou plutôt, si. Le sol portait encore des traces de dallages, mais la plupart avaient été enlevées. Les dalles de pierre gisaient dans un coin, en un grand tas, plus loin. Il y avait également eu des bâtiments mais on les avait détruits pour faire autre chose… Autrement dit, il y avait bien eu un temps une sorte de poste de relai mais il avait été démonté par les paysans pour faire de la place à leurs champs. Ils s’occupaient manifestement peu de recevoir de la visite. En témoignait le délabrement des monte-charges. La seule installation d’ingénierie qu’ils semblaient avoir à cœur à réparer, ou plutôt rafistoler, étaient de gros tuyaux qui courraient le long des murs, traversaient les salles et le plafond. Certains fuyaient quand même. Ils transportaient manifestement de l’eau.

Le paysan tirailla encore la manche de Drüme et lui montra un chemin d’un air entendu.

__ Il a l’air de savoir où, dit Drüme au roi.

__ Pouvons-nous lui faire confiance ?

__ Il nous a prévenus des plantes…

__ Pour ce que ça a changé ! Bon, soit, suivons le.

La petite troupe se mis en branle, les soldats de l’Ordre surveillant attentivement leur jeune guide, les autres paysans et les germes de blé au cas où elles manifesteraient soudain des pulsions morbides. Drüme se mit à la hauteur du soldat bavard.

__ Je ne crois pas avoir entendu votre nom, lui dit-il avec un sourire.

__ Me le demandez-vous, monsieur ? fit le soldat d’un ton réservé.

__ Eh bien… oui.

__ Kahau, monsieur.

__ Quel drôle de nom !

Kahau lui rendit un regard louche et désapprobateur. Le respect dû aux supérieurs l’empêcha de répliquer que « Drüme » n’était pas mieux.

__ Dites-moi, continua Drüme sur le ton tranquille de la conversation entre amis. Je ne crois pas non plus avoir jamais entendu le nom du roi. Minotaure, c’est un titre, mais, son vrai nom ?

__ Les noms de la famille royale sont gardés secrets, monsieur, répondit Kahau en lui faisant les gros yeux comme si n’importe quel enfant le savait.

__ Hum… j’ai remarqué que vous serviez de porte-parole à vos confrères soldats. Êtes-vous un officier ?

__ Je suis un Tuschyle, monsieur. L’un des quatorze grades de l’Ordre et le treizième en importance. C’est pourquoi Sa Majesté n’a pas à prêter grande attention à mes propos, et que les autres soldats, qui ne dépassent pas le Puschyle, ne parleraient que si Son Altesse le leur demandait.

__ On ne cultive pas l’individualité dans l’Ordre, n’est ce pas ? Je connais, j’ai vécu la même chose. Mais il vient un jour où l’on est forcé de s’émanciper.

__ Cela viendra quand j’en serais digne, monsieur.

Le paysan s’était remis à babiller. Une route dallée traversait les champs et était empruntée par quelques charrettes pleines de grains. Elles se dirigeaient vers un monte-charge bien plus grand et robuste que celui qu’ils avaient utilisé. On y plaçait les caisses de grains, de fruits et de légumes divers, sous le regard attentif de contremaitres et surveillants, donnant les ordres aux ouvriers.

Lorsqu’ils virent une troupe d’hommes en arme guidée par une créature à tête de taureau, ils ne prirent même pas peur, les considérant seulement avec méfiance. Etait-il possible d’être aussi placide face à l’inconnu ? Ou bien ces gens là avaient-ils vu de telles horreurs que plus rien ne les effrayait ? Quoi qu’il en soit, ils n’étaient eux pas armés, alors peut être était ce également une douce résignation. Si les inconnus leur désirait du mal, ils n’y pouvaient rien. S’ils leur désiraient du bien, alors ils n’auraient rien gagné à se montrer trop hostile.
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[SPR]Ils ne cessèrent même pas le travail. Après un bref coup d’œil dans leur direction, les ouvriers se remirent à charger les provisions. Le monte-charge faisait dix mètres de longs pour sept de large, et croulait déjà sous les caisses. Celui qui semblait être le chef des contremaitres s’approcha d’eux.

__ Q’voulez-vous ? grogna t-il sans méchanceté toutefois.

Il était aussi livide que les paysans, avec des yeux clairs comme des cristaux et les cheveux blonds presque blancs. Mais il avait le visage ingrat, buriné par les ans, parsemé de cicatrices à l’air mauvaises. Et pour la première fois, le roi remarqua à quel point les habitants du Pilier étaient petits. Leur jeune guide ne dépassait pas le mètre soixante-huit, et il paraissait grand face aux autres paysans, ouvriers et surveillants qui aucun n’atteignait le mètre soixante-dix. Avec son mètre quatre-vingt dix, le roi Minotaure devait passer pour un géant.

Le roi retira son casque, pour être moins effrayant. Ses yeux bleus semblaient magnifiques à coté de ceux délavés du contremaitre. Drüme enviait au roi son corps de minotaure perpétuellement juvénile et parfait. Même s’il avait souvent du mal à croire qu’il s’adressait à un homme qui avait, en esprit, plus d’un siècle d’existence. A tout point de vue, le roi ne les faisait pas.

Kahau et les autres soldats de l’Ordre étaient plus désappointés encore. Ils avaient grandis dans la foi du Minotaure qui avait sauvé le royaume et reviendrait encore une fois vaincre l’envahisseur. La figure du Minotaure était celle d’un demi-dieu capable de manipuler l’espace et le temps à sa convenance. Si intelligent qu’il fomentait ses plans sur des décennies. Il avait fondé l’Ordre et délivré des enseignements plein de sagesse sur la discipline, le respect de l’autorité et la maitrise, tant de son corps que de son esprit.

Cela faisait une semaine qu’ils marchaient à ses cotés, et cette promiscuité écornait quelque peu la légende. Le roi Minotaure n’avait pas grand-chose d’un dieu, sinon une arrogance butée. Privé de l’imaginaire sur le continent d’Euleuthéria, il en était réduit au même niveau qu’eux, sinon son corps fantastique plus résistant et endurant que la norme. Quant à l’intelligence, il se contentait bien souvent de foncer tête baissée sans réfléchir, tablant sur une estime de lui-même si colossale qu’il n’envisageait qu’avec difficulté la défaite. Il ne respectait que peu des enseignements qu’il avait écrits. Il n’avait manifestement jamais gouté aux bienfaits du jeûne et de la méditation.

Ils n’allaient pas pour autant remettre leur foi en question. Leur dévouement pour l’Ordre et le Minotaure était inscrit dans leur âme, rien ne pourrait les détourner de ce chemin. Simplement… ils auraient préféré que le Minotaure conserve son aura de dieu, et ne grommelle pas le matin qu’il avait mal dormi.

__ Nous souhaitons monter au prochain niveau, déclara le roi en désignant le monte-charge du menton. Pouvons-nous grimper avec vous ?

__ D’la place, lâcha le contremaitre en se détournant pour bougonner de nouveaux ordres.

Après qu’ils se soient installés et que les chargements furent installés, la plateforme s’ébranla et commença à prendre de la hauteur. Elle était encore plus lente que la précédente. Deux grosses roues dentées verticales se tenaient en son centre. Quatre hommes tournaient des leviers en grognant sous l’effort afin de les faire bouger. Elles actionnaient divers mécanismes qui permettaient au monte-charge de rouler sur les rails au mur, ajoutant une force de propulsion aux traditionnels contrepoids qui descendaient à mesure que la plateforme montait.

Cette fois ci, le monte-charge s’arrêta à chaque étage. Une partie de la cargaison fut déchargée, des caisses de grains et de pailles. Il en fut de même pour les cinq étages suivants. Ce niveau-ci contenait les élevages de bétail. Ils virent d’autres monte-charges qui portaient des troupeaux entiers. Ils les suivirent du regard jusqu’au troisième niveau, qu’ils atteignirent à la fin de l’après-midi.

Sur vingt étages se trouvait la zone industrielle. Là, les bêtes étaient conduites jusqu’à divers abattoirs. L’air était irrespirable et sentait mauvais le charbon brulé, la vapeur, la moisissure, le sang et la décomposition. Le plafond se trouvait à 5 mètres du sol et cela faisait longtemps que la peinture bleue ciel pleine d’enthousiasme avait disparu sous la crasse et les marques noires de la fumée.

Ils durent descendre parce que le monte-charge ne pouvait aller plus loin. Il ne desservait qu’un niveau. Cela faisait ainsi moins haut s’il tombait en cours de route, et était gage d’une certaine rapidité. Il fut entièrement déchargé et reparti en bas.

Tant le bétail que la marchandise agricole furent transférés dans des wagons qui les emportèrent vers la plateforme suivante, ou bien les entrepôts et abattoirs correspondants. Le roi et sa troupe embarquèrent également dans un des petits wagons. Le jeune paysan les suivait toujours, avec une discrétion mitigée. Il désignait divers éléments du paysage en s’exclamant à grands renforts de gestes et de pépiements, sous le regard las du roi.

Il ne comprenait pas la raison de cette excitation. L’endroit était morose et passablement hideux.

C’était une ville sous-terraine. Un dédale de grands couloirs qui servaient lieu de rues, des murs gris et noircis par les torches qui les éclairaient. Il n’y avait aucune fioriture dans cette architecture intérieure. Tout avait été conçu pour être purement fonctionnel, une débauche industrieuse visant à permettre la survie des habitants des Piliers.
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[SPR]Traversant les tunnels, la locomotive aussi lente et grondante que le monte-charge leur dévoila un spectacle continu d’abattement ouvrier. Ils étaient des centaines dans ces couloirs exigües, portant des caisses ou des outils. La mine blafarde, le teint cireux, les paupières lourdes. On aurait dit une armée de zombies. Ils virent des forges, des ateliers de poterie, des usines de tissage, des chaines d’ouvriers se rendant à des bureaux où des administrateurs poinçonnaient des papiers et s’en repartaient avec le même regard vide qu’à l’arrivée.

Le train s’arrêta pour que le bétail descende. L’odeur puissante et puante des abattoirs leur attaqua les narines. Ils entendaient les bêtes crier, la chair être écorchée, ils virent des hommes verser de pleins tonneaux de sang dans des grilles d’égouts qui les burent avidement.

Le roi était sûr qu’en son royaume on faisait les choses mieux. Avec plus de classe et moins de barbarie.

Il commençait à avoir mal à la tête. L’atmosphère lourde et faible en oxygène renouvelé régulièrement lui tapait sur le crâne. Il vit des conduits d’aération, qui lui firent penser à ceux des tunnels d’Oriatia. Mais la plupart semblaient bouchés ou défectueux.

Le train s’arrêta encore plusieurs fois dans leur parcours. On l’y chargea de matériel, des outils, produits industriels, mais également de la viande en quantité.

Ce fut finalement à une grande place dégagée qu’il se stoppa définitivement. Il fut entièrement vidé, et ses caisses transportées vers une nouvelle plateforme. Le roi et ses compagnons suivirent. Mais quand ils voulurent monter, on le leur refusa. Dans le baragouin local, plus guttural que celui du paysan, on leur fit comprendre qu’il y avait un ascenseur réservé aux passagers.

Ils en suivirent la direction, ce qui ne fut pas difficile. La foule s’amassait en files compactes qui allaient jusqu’aux cabines. Il y en avait pas moins de dix, et elles montaient et descendaient continuellement. C’était la fin de la journée, et les travailleurs de jour s’en retournaient chez eux. De l’autre coté, dix autres plateformes descendaient les travailleurs de nuit qui prenaient la relève. L’industrie des Piliers ne cessait jamais.

Ils supposèrent qu’il faisait nuit dehors, quand ils parvinrent à grimper dans une des cabines et s’élevèrent lentement vers le niveau résidentiel. Faute de fenêtres, ils ne pouvaient juger à la lumière du soleil. Seulement à leur instinct. Celui du roi lui soufflait que cela faisait des jours qu’il était coincé dans ces ascenseurs, mais il savait que c’était faux.

Il s’étonna toujours de ce que personne ne prêtait attention à eux. Vingt hommes en armes et à l’allure manifestement étrangère, dont un grand avec casque de taureau, et pas un seul individu pour leur jeter un regard de travers. C’était comme s’ils n’existaient pas, des espèces de fantômes invisibles. On leur faisait pourtant de la place pour qu’ils s’installent dans la cabine.

Ces gens étaient ils totalement dénués de curiosité ?

Drüme avait durant tout le voyage en train tenté en vain d’engager une véritable conversation avec le jeune paysan. Lui était très curieux, mais incapable de s’exprimer de manière compréhensible. Il captait ci et là quelques mots, mais n’avait toujours pas saisit son nom.

__ Drüme, disait-il en se montrant du doigt. Je m’appelle Drüme. Drüme.

__ Esqu’atel, silamon ! s’éclaffa le paysan avant de faire coucou à des ouvriers moribonds.

Ils l’avaient baptisé Simon. Ou plutôt, Drüme l’avait nommé ainsi, car le roi s’en fichait et Kahau se souciait uniquement de leur protection et tentait d’évaluer le potentiel militaire du Pilier. Jusqu'à présent il n’avait vu aucun soldat, aucune arme, pas même une force de police, une patrouille visant à assurer l’ordre. Il n’y en avait manifestement pas besoin. Pourquoi une armée ? Qui les envahirait ? Le continent était un gigantesque désert. Les habitants des Piliers devaient être trop agoraphobes pour sortir en envahir un autre.

C’est ainsi qu’ils arrivèrent au niveau résidentiel. Il s’étendait sur deux kilomètres de haut et comptait plusieurs centaines d’étages.

La différence les laissa sous le choc.

Soudain, tous les ouvriers qui avaient jusqu’à présent manifestés autant de vie que des statues de cire se mirent à sourire. Cela semblait presque conditionné. Dès que l’ascenseur ralenti, leur face s’éclaira. C’était compréhensible. Ils étaient heureux de rentrer chez eux après une dure journée de travail. Mais un revirement si brusque !

Et la cage de la plateforme s’ouvrit sur une large rue au haut plafond, bardée de lanternes multicolores et de fanions. Elle grouillait de monde, tous vêtus de couleurs plutôt fanées. Ils s’engagèrent dans les rues bondées, désappointés et perdus.

__ Comment allons-nous trouver la clé dans cette fourmilière ? grinça le roi. C’est un labyrinthe de quinze kilomètres de haut et il y en a cinq ! Et si elle se trouvait dans la tour qui s’est écrasée nous ne l’auront jamais.

__ La clé a été confiée aux dirigeants des Piliers. Il faut juste savoir qui ils sont, hésita Drüme sans être sûr de par où commencer.
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[SPR]Simon lui tirailla la manche à son habitude. Il reprit son babillage caquetant. Constatant que le traqueur ne le comprenait toujours pas, il sautilla sur place et répéta obstinément un mot.

__ Vibrion ! Vibrion !

__ C’est le nom du dirigeant ? demanda le roi.

Le jeune homme acquiesça avec frénésie.

__ Et où se trouve t-il ?

Simon pointa son index au plafond.

__ Griseux ! jura le roi tout bas. Nous allons encore devoir monter. Mais jusqu’où ?

Simon éclata de rire. Il se mit à danser. Et désigna encore le plafond. Et enfin les luminions qui bordaient les rues.

__ La lumière nous guidera, supposa Drüme avec un sourire.

__ Espérons que ce ne soit pas loin, maugréa le roi qui n’était pas reconnu pour sa patience.

C’est alors que la tour trembla. La secousse fut légère, mais ils avaient en tête le pilier effondré. Ceci dit, personne ne semblait s’en inquiéter, les gens continuaient de marcher le sourire aux lèvres, sans faire grand-chose d’autre.

__ La folie, souffla Drüme alors qu’ils traversaient la foule. Ils sont tous déments. Une démence tranquille sans doute, mais elle semble les avoir vidé de leur humanité. Ils ont été en quelque sorte transmutés en automates ignorants tout ce qui ne concerne pas leurs objectifs et continuant inlassablement leur mission sans se soucier du reste. Je suppose qu’implanté dans leur cerveau, l’ordre d’être heureux suit celui de bien travailler.

Drüme avait vu juste. Les habitants avaient perdu toute individualité, tout libre arbitre, toute capacité à penser et s’interroger. Et pourtant, ils avaient l’air heureux. Leur joie n’était pas si figée qu’elle en donnait l’impression. Ils se libéraient de tout souci, toute pression, pour se contenter de profiter pleinement du moment présent. Ils ne s’adressaient que rarement la parole. Leur bonheur tranquille semblait se complaire dans la solitude. Ils ne virent que peu d’enfants.

D’un autre coté, dans un endroit aussi confiné, la démence était peut être le seul moyen de ne pas tomber en dépression et de finir par se suicider. Les soupçons de Drüme se confirmèrent de manière ironique quand ils virent, peint en arc à ciel sur un mur, un slogan moqueur : « La folie ou la mort ».

Tout le monde n’était donc pas lobotomisé. Il demeurait des individus capables de réflexion critique et de sens de l’humour.

Ils gravirent plusieurs escaliers, se baladèrent dans cette termitière bienheureuse. Simon les guidait en frétillant d’excitation. Ils purent jeter des coups d’œil à l’intérieur de maisons. Elles ne contenaient quasiment rien, sinon des couches où dormir et parfois tables et chaises vulgaires.

Puis Simon se mit à sauter sur place et attirer leur attention à grands renforts de cris.

Ils venaient de déboucher dans un trou. Une plaie béante dans la structure du Pilier. Ses parois étaient consumées, et ce sur dix bons étages en bas. Ils ne voyaient pas le plafond, beaucoup trop haut. C’était comme si un nuage de plasma s’était égaré à l’intérieur même du Pilier et puis en avait rongé férocement des quartiers entiers avant de disparaitre.

Le vent sifflait à l’intérieur du trou. En bas, ils voyaient le niveau industriel. Il y avait de grandes souffleries qui propulsaient vers eux des papiers et détritus. Cela rappelait à Drüme et au roi le venlcan de Shive. La ressemblance fut plus saisissante encore quand Simon s’empara d’un ballon qui faisait deux fois sa taille et sauta dans le vide. L’appel d’air qui s’était créé entre les usines et la brèche vers l’extérieur qui devait se trouver en haut l’aspira et il décolla rapidement.

Ils entendirent son rire durant toute sa montée, ainsi que ses cris d’encouragement, et puis il disparu dans une corniche.

Ils regardèrent les rangées de ballons rouges et bleus accrochés au mur à leur gauche. Il y en avait une quarantaine. Ils en décrochèrent chacun un et s’engagèrent près du trou avec précaution.

Aussitôt ils s’envolèrent. Le souffle était extrêmement puissant. C’était bien plus rapide que le monte-charge ! Ils virent les étages défiler à toute vitesse. Alors qu’ils craignaient de s’écraser en haut comme cela avait failli se passer pour le premier ascenseur, ils furent stoppés bien avant par un filet tendu en travers du trou. Les ballons se coincèrent dedans et ils durent sauter sur des passerelles de bois pour rejoindre une terre plus stable.
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[SPR]Simon les accueillit à grand renfort de sourires et de sifflements. Le roi jeta un coup d’œil en bas. Ils avaient avalé un bon kilomètre. C’était impressionnant. Il n’osait pas imaginer la chute si on lâchait de surprise le ballon une fois celui-ci prit dans le filet. Rapide ou pas, elle serait extrêmement désagréable, surtout la fin.

Ils s’engagèrent dans de nouveaux couloirs faisant office de rues. Si elles étaient désertes, ils entendaient très bien de la musique et de l’animation plus loin. Ils croisèrent un nouveau graffiti coloré, qui annonçait celui-ci « Il est interdit d’être heureux sur la voie publique ».

Les premières personnes qu’ils croisèrent quand les rues s’élargirent semblèrent avoir pris le slogan comme un ordre. Aucune ne souriait.

C’était un festival de l’horreur. Les salles et couloirs étaient jonchés de détritus. Parmi eux évoluaient des êtres de cauchemar et qui étaient pourtant bien humains. Faméliques, les cheveux longs et fins qui cascadaient comme des crinières dans leur dos, le visage aux pommettes saillantes et joues creuses, la face d’une blancheur de mort, des yeux presque exorbités quand ils n’étaient pas profondément enfoncés dans le crâne, des bouches larges qui dévoilaient des rangées de dents taillées en pointe et sur lesquelles passait parfois une langue rouge presque reptilienne, ils avaient l’air halluciné de personnes dont l’esprit s’était totalement égaré dans la folie.

Ils resserrèrent les rangs alors qu’ils passaient parmi ces gens. Eux, ne les ignorèrent pas. Ils regardèrent de leurs yeux déments la troupe du roi Minotaure marcher prudemment dans les rues transformées en paysage de mauvais rêve.

Certains portaient des accoutrements grotesques. Tel celui qui était vêtu d’une robe de mariée immaculée malgré la crasse ambiante et qui jurait terriblement sur lui. Ou tel autre, torse nu, qui s’était tissé des ailes accrochées avec des lanières de cuir dans son dos. Ils baissaient la tête sur le coté d’un air vaguement comique s’ils n’avaient pas été terrifiants. Il y en avait un qui chevauchait un porc énorme le plus naturellement du monde, pendant que l’animal reniflait les décombres à la recherche de nourriture.

Ils donnaient l’impression de s’être demandé ce qu’ils devaient faire pour devenir les plus extravagants possible, puis d’avoir travaillé avec acharnement pour y parvenir.

Même Simon avait perdu le sourire, et s’était précautionneusement retranché près de Drüme.

Avec le silence tombal qui régnait, ce n’était manifestement pas d’ici que provenait la musique et l’activité. Mais de plus loin. Au-delà de ce quartier de damnés.

__ Ce n’est pas une ville, murmura le roi sans se soucier d’être entendu, c’est un asile de fous.

Ils traversèrent la zone sans encombre. Ils n’eurent à survivre qu’à quelques grimaces et se dirigèrent vers les bruits de fête. Ils se firent de plus en plus forts. Il y avait de la musique, des cymbales et des guitares, des trompettes et des tambours, mais aussi des cris, des rires enthousiastes.

Tranchant superbement avec les rues précédentes, ils débouchèrent dans un carnaval.

Le Carnaval Perpétuel.

On avait abattu plusieurs plafonds et murs afin d’agrandir l’espace. C’est qu’il en fallait, pour déplacer des chariots d’apparat qui portaient les orchestres enthousiastes, et que volent les cerfs-volants. Une troupe déchainée marchait, dansait, virevoltait dans des costumes insolites. Des habits bouffants plein de couleurs, ou au contraire collants et sculptant leurs muscles d’acrobates. Tous portaient des masques au large sourire et des chapeaux énormes défiant la gravité. Profusion de plumes cascadaient de certains, quand ce n’étaient pas des pompons ou des drapés. Ils étaient larges ou bien très hauts, voir les deux, mais rarement petits. Il était impossible de dire s’il y avait des hommes ou des femmes, les masques et déguisements étaient androgynes et n’en laissaient rien savoir.

Ils n’avaient pas l’air humain. Encore moins que les déments et les zombis bienheureux. Ce n’était pas à cause de leurs déguisements, qui les humanisaient au contraire, mais une impression vivace qui se dégageait d’eux. Il se dégageait justement une telle vie d’eux ! Une telle énergie ! On aurait dit qu’ils pouvaient faire la fête toute la nuit. Et la nuit suivante. Toute la semaine. Jusqu’à la fin des temps.

Pour dire vrai, le Carnaval Perpétuel ne s’arrêtait jamais.

S’arrêter, c’était la mort.

Simon le paysan semblait au paradis. Il ne tarda pas à se fondre dans la foule et danser avec eux en hurlant sa joie. Il fut accueilli comme un frère depuis longtemps disparu et ils le revirent cent mètres plus loin avec un masque au sourire rêveur.

__ Nous avons perdu notre guide, commenta Drüme en regardant le jeune homme avec envie. Il aurait bien aimé aller s’amuser lui aussi.
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[SPR]__ Comment allons nous faire pour trouver les dirigeants dans ce capharnaüm ? s’agaça comme à son habitude le roi insensible à la bonne humeur ambiante. Peut être ne sommes nous même pas au bon endroit.

Un acrobate atterri pile devant eux. Vêtu d’un justaucorps rouge une pièce qui s’arrêtait aux coudes et aux genoux, un collant blanc lui recouvrant le reste, tant les avants bras jusqu’aux mains que les mollets jusqu’aux pieds, d’un masque à l’expression curieuse et d’un petit chapeau rond à plume unique, il dansa un moment pour eux, en les regardant avec intensité. Ils le considérèrent à leur tour avec perplexité. Aucun autre carnavalier ne faisait attention à eux.

L’acrobate écarta les bras et sur une jambe, l’autre balancée en arrière, il s’abaissant en une révérence polie. Il leur fit comprendre, par gestes, qu’ils devaient le suivre.

__ Nous voici un nouveau guide, rigola Drüme.

Le roi lui jeta un regard. Le traqueur léchait un ovale rouge brillant porté sur un bâtonnet, déniché on ne savait où. Avec leurs masques, les festifs ne pouvaient en faire autant. Drüme s’amusait. Les soldats étaient sur les nerfs. Le roi en avait assez de parcourir le monde à droite et à gauche dans des quêtes fastidieuses. Sa femme lui manquait. Cette pensée lui fit se souvenir qu’il fallait trouver un moyen pour elle de retrouver un corps. Mais ce n’était pas dans un territoire plongé dans la folie qu’il allait y parvenir.

__ Seigneur des labyrinthes, roucoula une voix étrange, désincarnée et rieuse.

C’était un carnavalier aussi richement vêtu que les autres. Mais on sentait bien davantage sur lui que ses congénères la subtile déformation dans le réel qui en émanait. Le roi était persuadé que, comme tant d’autres choses, la folie les avait tous transmutée. Il était assis près d’une fontaine reliée aux gros tuyaux qu’ils avaient déjà vus dans la zone agricole. Ces canalisations remontaient jusqu’aux plus hauts niveaux du Pilier, captaient la glace qui s’y formaient, et fournissaient en eau claire et pure tous les étages. Il y avait un cercle de coussins étendu devant lui. Des festifs se levèrent pour laisser leur place. Le carnavalier les invita d’un geste à s’asseoir. L’acrobate s’accroupit à coté de lui. Son maitre lui caressa la tête comme s’il s’agissait d’un chat. L’acrobate se mit même à ronronner.

Le roi resta debout. Les soldats prirent différentes positions afin de sécuriser le lieu de la discussion. Drüme aurait bien voulu s’asseoir, alors qu’ils avaient passé des jours à marcher et une journée à vagabonder dans ce Pilier, mais puisque personne ne le faisait… Oh, et puis zut. Il s’assied quand même.

__ Vous me connaissez ? demanda le roi qui ne semblait pas si déplacé que cela dans ce carnaval, avec son propre déguisement de minotaure.

__ On m’a prévenu de votre visite, répondu le carnavalier. Laissez moi me présenter, je suis le Cygne Vibrion, ce qui se rapproche le plus de l’ordre dans ce foufou chaos.

__ Qui vous a prévenu ? insista le roi d’un ton aigre.

__ Un certain Dieu doré, dit Cygne, a envoyé un de ses émissaires chez nous. Je ne saurais vous dire si c’était il y a longtemps ou non, le temps ici se confond, n’a plus de sens, au sein du Carnaval Perpétuel, les journées sont les mêmes et ne se finissent jamais. Je pourrais vous dire qu’il est venu hier, ou bien demain, eh oui, peut être n’est il même pas encore arrivé, mais ici, le temps aussi est fou, alors bon !

__ Où est cet émissaire, et que vous a-t-il dit ?

__ Eh bien, il s’est perdu, quelque part, au sein de la danse effrénée. La folie de la vie l’a consumée, n’ayez crainte, il est bien plus heureux maintenant qu’il ne le fut jamais. Quant à ce qu’il m’a dit, simplement que vous passiez, et que je devais vous dire bonjour, au nom de ce bon Dieu doré.

__ Fourbe gris, jura le roi en serrant les poings. Ce gamin vibrateur est donc partout ?

__ Qu’est il arrivé au jeune paysan qui nous suivait ? intervint Drüme qui s’inquiétait un peu pour Simon.

__ Ah ! mais il est toujours là !

Cygne Vibrion gratouilla la tête de l’acrobate en rouge à ses pieds qui lâcha quelques gargouillis satisfaits.

__ C’était un de vos agents ? demanda Drüme avec un pincement au cœur.

__ Certes, reconnu Cygne. C’est que, voyez-vous, vous alliez droit chez les végétaux-rois, une mauvaise chose, assurément, et que moi je vous voulais en vie, il fallait alors vous tirer de ce sacré méchant pas.

__ Il ne nous a pas beaucoup servi à ce moment là, grogna le roi. Pourquoi nous vouloir en vie ? Pour nous livrer au Dieu doré ?
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[SPR]Derrière eux le Carnaval continuait comme s’ils n’existaient pas, comme s’il n’existait que la fête et les orchestres frénétiques.

__ Les Seigneurs des labyrinthes sont ici, roi Minotaure, des gens précieux et respectés. Que serait Euleuthéria sans eux ? Nous n’existerions plus. Et non, ce Dieu doré nous a seulement demandé de veiller à ce que vous restiez en vie. Un ami à vous, semble t-il ? Ah, ah.

__ Cet hurluberlu restera décidément un mystère, souffla le roi surpris. On dirait qu’il couve ses ennemis pour s’assurer qu’ils ne meurent pas.

__ Ou qu’un autre ne les tue pas avant lui, ajouta Drüme.

__ Venons-en à ce qui nous amène, si vous voulez bien, reprit le roi. Nous cherchons un objet particulier…

__ Une couronne peut être, le coupa avec malice le Vibrion.

Le roi jeta un coup d’œil à Drüme, qui haussa discrètement les épaules. Aucun d’eux ne savait à quoi ressemblait la clé. Une autre lame ? Ou… une couronne ?

Le Vibrion se pencha en avant. Son masque au sourire figé sembla tout de même sourire davantage.

__ Une couronne noire, sans doute, de celles que portent les grands rois.

__ J’ai déjà une couronne, avança prudemment le roi pour voir où Cygne voulait en venir.

__ Ah ! mais pas telle celle-ci. Je crois bien que l’émissaire du Dieu doré la cherchait aussi, bienheureusement pour lui, la danse l’a, hum ! dévorée avant qu’il n’y parvienne. Et vous, Seigneur des labyrinthes ? réussiriez-vous à revêtir une semblable couronne sur votre tête cornue ?

Le roi Minotaure la sentait, désormais, cette puissance qui émanait du Vibrion.

__ Qu’êtes-vous ? gronda t-il.

Le sourire figé du Vibrion le fixa pendant un moment, puis Cygne se leva lentement et souplement. Il toucha de ses gants azurs son large chapeau bleu aux myriades de plumes comme une explosion, puis descendit en une caresse légère ses doigts longs et fins le long de son masque blanc. Un petit déclic, et il le retira délicatement.

Drüme se leva pour mieux voir et se rapprocha, fasciné. Le roi croisa les bras, feignant de ne pas être impressionné. Les soldats lancèrent des regards curieux au Vibrion, puis considérèrent les valseurs d’un œil nouveau, mi-enchanté, mi-terrifié.

__ Qu’êtes-vous ? répéta le roi dans un souffle.

__ La meilleure forme de vie, la seule qui puisse échapper aux tracas mortels, telles folie et temporalité. Je suis, tout comme mes congénères, déclara Cygne, un être vit-vent !

Ils saisirent la différence dans le ton qu’il utilisa. Et parce que le jeu de mot était flagrant.

Derrière le masque, et sous le chapeau, se trouvait un nœud de forces. Un maelström centrifugé aux veines de rafales, à la peau de douces bourrasques, aux organes zéphirés. Une boule de vents. Un être vivent. Ils n’avaient pas entendu jusqu’à présent le soupir de ce cyclone de vie, car la musique en emportait le bruit. Mais si, maintenant qu’ils tendaient l’oreille, ils la percevaient, cette agitation, ce tourbillonnement dans l’air. Elle se sentait dans les trompettes, dans les rires comme des typhons angéliques.

Le vent pouvait-il mourir ? Pouvait-on tuer le vent ? L’eau pouvait se glacer, s’évaporer, le feu pouvait être soufflé, la terre pouvait se dissoudre, mais le vent était indestructible. Le vent projetait l’eau à des milles à la ronde, il éteignait les incendies, il rasait jusqu’aux montagnes. Cela pouvait lui prendre du temps. Mais qu’était le temps pour le vent ? Le vent était cet élément suprême qui transcendait tout le reste.

Mais qu’était un vent immobile ? Le vent ne pouvait que bouger, parcourir le monde. Ils comprenaient désormais, le Carnaval Perpétuel. S’il les êtres vivents s’arrêtaient de danser, le vent qui leur donnait la vie aurait fini par exploser pour se libérer de l’étreinte de corps de plumes et de tissus.

D’ailleurs, aucun carnavalier n’était immobile. Ils bougeaient tous. Parfois subtilement, mais ils alimentaient l’action continuellement. Même Cygne Vibrion n’avait cessé de caresser Simon l’acrobate tout en tapotant des pieds au rythme de la musique.

__ Êtes-vous satisfaits ? demanda la voix désincarnée.

__ Avez-vous jamais été humain ? dit le roi cédant à la curiosité.

__ Il y a longtemps, sans doute, oui. Nous habitions alors au sommet des Piliers, au sommet du monde. Aussi haut qu’il fallait pour échapper à la folie ! Mais quelque chose d’une autre nature suintait des plaies nécrosées de la réalité, là où le ciel s’était fracturé. Et nous voila, peu à peu, ainsi transformés. Une bonne chose, assurément. Notre danse alimente la joie et permet de lutter contre la folie. [/SPR]

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[SPR]__ Nous avons croisé des gens qui n’étaient pas de cet avis, fit Drüme. Ceux de l’étage du dessous, et vos végétaux-rois.

__ Il faut être ouvert au bonheur et à la folie, pour accepter l’un et rejeter pleinement l’autre. Les végétaux-rois se sont vus confiés la merveilleuse pureté de la conscience mais n’avaient que faire du bonheur. Ils ont préféré vouer un culte aux vents fous, à la démence, qui les avait dotés d’un esprit. Quant aux rejetons du bas, j’avoue ne pas trop savoir ce qu’ils veulent. Ils ont atteint un stade d’aliénation que je ne comprends pas.

__ Et les ouvriers de la base de la tour ?

__ Eux sont les plus heureux ! Ils ont accepté le bonheur et la folie n’a plus aucune prise sur leur esprit. J’en conçois moi-même une grande joie, je suis tellement content pour eux.

__ Ce sont ces ouvriers qui me semblent le plus aliénés, protesta Drüme.

__ La folie est la seule voix du bonheur, expliqua le Vibrion.

__ Vous venez de dire qu’il fallait combattre la folie, la rejeter, pour être heureux…

__ Cessez, Drüme, intervint le roi. Cet être est fou. Il n’y a aucune raison dans ses paroles, que des contradictions. S’il avait la clé, elle l’aurait protégé…

Cygne éclata de rire. Il n’y avait rien de plus étrange qu’un concentré de vents qui rit. Ils reçurent des bourrasques de fraicheur au visage.

__ Vous n’aimeriez pas rencontrer ceux que les cadeaux du dernier Seigneur des labyrinthes n’ont pas protégés. Il y a encore bien des humains, ici, n’est ce pas ? Ils sont vivants, d’autres vivents, et plus ou moins lucides. Vous avez eu de la chance, roi Minotaure, d’être entré dans le bon Pilier. Car c’est nous qui possédons la clé que vous recherchez, et il n’y a plus guère d’âme qui vive dans les autres. J’entends, des êtres pourvus d’une âme. Il n’y a plus que des monstres que la folie a transmutés.

__ Accepteriez-vous de nous donner cette clé ? demanda le roi.

__ C’est délicat, mon bon seigneur, car si j’ai grand respect envers vous, le nouveau Seigneur des labyrinthes, et que je désire vous aider dans votre mission que j’ai devinée, vaincre un nouveau Dévoreur, je me dois également de protéger mon peuple, des amis carnavaliers et ceux qui jouissent de la vie plus bas. Sans cette clé, nous ne dureront pas bien longtemps, je le crains. La folie nous rongeras aussi surement qu’un cychrome.

__ Nous avons passé une semaine dehors sans finir transmutés, tenta le roi.

__ Subtile cocktail de chance, et de votre étrangeté. Vous n’avez perdu votre imaginaire que depuis peu, seigneur Minotaure. Qu’est ce qu’une semaine sans rêves ? Comparée à une vie entière sans rêves ? Les humains ont besoin de rêver, roi cornu. Une vie sans rêve, c’est une vie sans lendemain, sans ambition, sans goût pour rien. C’est la folie qui s’infiltre dans les trous laissés par l’imaginaire fugueur et corrompt votre esprit. Nous sommes ici bien plus sensibles à la démence. La clé vous permettrait de poursuivre sans dommage votre quête jusqu’à la prochaine, mais pendant ce temps là, nous dépéririons.

__ N’êtes vous pas immortels et hors du temps ? rappela Drüme.

__ Je dois aussi penser aux humains qui ne sont pas vivents, dit Cygne d’un ton désolé. Nous survivrions peut être, avec des pertes terribles, mais eux seraient totalement transmutés, comme les plantes.

__ Ne pouvez-vous vous pas les transformer en être vivent ? proposa le traqueur. Les monter tout là haut qu’ils subissent les mêmes altérations physiques qui les renforceraient.

Cygne sembla y réfléchir. Il n’avait pas de visage à proprement parlé, mais les nœuds de vent parvinrent à se rendre songeurs.

__ C’est une possibilité. Nous pourrions tous monter au sommet du Pilier, la folie y est moins âpre, mais les déformations dans la réalité dérangeantes.

__ Je vous en prie, supplia Drüme en jouant leur dernière carte. Si nous ne rassemblons pas les clés, c’est tout un continent qui risque de sombrer dans la folie, voir même la destruction du monde qui gronde…

__ Les conséquences d’un second Grand Dévoreur seraient effectivement catastrophiques, reconnu Cygne de bon cœur. Il hésita un long moment avant de se décider. Soit, sauvez donc le monde, aussi déjanté soit-il déjà, nous survivrons autant que cela soit faisable sans la clé.

__ Nous vous la ramènerons aussi vite que possible, promit Drüme tandis que le roi grognait son approbation.

Cygne remit son masque et ses yeux scintillants les fixèrent d’une lueur de malice, avec son éternel sourire amusé aux lèvres de plâtre. Sa main se leva à nouveau, caressa encore les plumes de son chapeau, mais au lieu de descendre sur son masque elle s’enfonça dans la masse plumeuse et en sorti une couronne noire. C’était un cercle de métal ésotérique, semblable à la lame de Drüme, avec des pointes sur son pourtour. Des pointes qui n’étaient pas anodines. Elles donnaient l’impression d’être capables de transpercer la réalité.

Cygne la prit des deux mains et la souleva au dessus de sa tête.

C’est seulement à ce moment théâtral qu’ils s’aperçurent que le Carnaval avait cessé.

Plus de musique.

Plus de danse.

Les vivents s’étaient regroupés solennellement autour d’eux. Leurs faces rieuses les regardaient avec une certaine gravité. Le roi considéra un instant la foule, pensif, puis fit un geste à l’attention des soldats. Comment devinèrent-ils ? Leur avait-on apprit à l’Ordre un signe de la main signifiant « faites une double haie d’honneur pour saluer le couronnement de votre roi » ? Drüme l’ignorait, mais c’est ce qu’ils firent. Une double rangée de parts et d’autres du Vibrion et du roi, ouvrants un chemin de l’un à l’autre.

Dans le silence pesant, le roi marcha vers le Vibrion, et parce qu’il était plus grand que lui, mit un genou à terre parvenu à son niveau. Il retira son casque et le posa à ses pieds. La lumière des luminions qui pendaient au plafond émit quelques étincelles sur la couronne noire que Cygne éleva encore plus haut pour que tous la voit.

__ Seigneur des labyrinthes, roi Minotaure, s’exclama t-il bien fort, par les pouvoirs que je m’auto-confère de plein droit, je vous ordonne gardien des Piliers, chevalier vivent, sire-éventreur de Dévoreurs et suzerain de la couronne noire.

Et il la posa sur la tête du roi, parmi ses bouclettes blondes. Elle semblait un tantinet trop grande pour lui, mais ce n’était pas assez pour le rendre ridicule.

Le suzerain de la couronne noire se releva. Ses yeux bleus azur balayèrent l’assemblée muette. Les soldats de l’Ordre levèrent leurs armes pour saluer leur roi.

__ Vive le roi ! proclamèrent-ils dans le silence. Longue vie et gloire au roi !

Et alors, contre toute attente, les milliers d’êtres vivents reprirent cette litanie. Ils se balançaient de gauche à droite comme des arbres soufflés par le vent. Ils devaient bouger pour vivre. Ressentir la mélodie du mistral.

Vive le roi, souffla la brise.

Drüme, à l’écart, sourit. Il frissonnait malgré lui d’excitation et de fierté. Même si le roi avait beaucoup de travers, il savait, par sa simple présence, par la force qu’il dégageait, inspirer le respect. C’était impressionnant. Il exultait d’un charisme inné.

__ Vive le roi Minotaure ! cria t-il en rigolant.
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