DeletedUser23120
Guest
Quelques paragraphes de ce que j'écris en dilettante. Je ne me prétend pas écrivain mais j'aime écrire et partager ce que je fais avec ceux qui le veulent bien.
L’HERITAGE DES EXILES
L’enfant de la prophétie*
PROLOGUE *Elania commençait à ressentir la fatigue, malgré la forte constitution de sa race. Cela faisait des heures qu’elle courrait en portant son fardeau. La nuit venait de tomber et les branches des arbres lui giflaient le visage et les bras sur son passage. Presque à bout de souffle elle s’arrêta près d’un ruisseau pour se désaltérer, à l’affût du moindre bruit. Soudain, alors qu’elle s’apprêtait à repartir, une altération des bruits de la forêt lui fit comprendre que l’ennemi n’était pas très loin. Ce n’était qu’un petit changement, juste le cri d’un oiseau nocturne interrompu ou le bruissement des insectes dérangés dans leurs occupations mais Elania connaissait trop bien sa forêt pour ne pas être alertée, posant ses yeux bleus sur le baluchon qu’elle portait dans ses bras elle murmura :
- Je dois sauver l’élu.
Il n’y avait aucune panique dans son attitude, elle regarda autour d’elle en quête d’une solution. Juste à ses pieds, coincé dans les fougères qui bordaient le ruisseau, elle aperçut un morceau d’écorce de la taille et de la forme d’un petit panier comme ceux que les femmes des hommes utilisaient pour faire leur marché. Les vents de la nuit lui soufflèrent aussitôt sa décision. Résolument elle dégagea l’écorce de sa prison et y déposa tendrement son fardeau puis les larmes aux yeux elle lâcha le frêle esquif dans le courant le regardant disparaître à un détour du cours d’eau :
- Que les esprits de la forêt te protègent, dit-elle en reprenant sa course vers les profondeurs des bois, s’éloignant le plus possible du ruisseau entraînant ainsi l’ennemi loin de l’espoir de tout un peuple
Chapitre 1 : Erwan
*Erwan, son arc à la main, tendu prêt à tirer, se déplaçait dans le clair-obscur des bois de Liberland, avec la souplesse et le silence des félins de hautes régions du Dacros. Un instant il s’arrêta à l’affût, le crépuscule serait bientôt là et les bêtes iraient s’abreuver à l’eau de la rivière Argent. S’il voulait ramener de la viande pour la famille c’est là qu’il devait se rendre. Aussi furtif qu’un chat, Erwan se remit en mouvement toujours contre le vent pour que son gibier ne le sente pas venir et qu’il puisse avoir une chance de le surprendre. Prés de la rive il avisa un chêne séculaire idéalement placé et entreprit de l’escalader. Assis sur la fourche de deux branches maîtresses avec une vue imprenable sur la berge, le garçon ferma les yeux à l’écoute de ses sens. Le soleil encore haut ne tarderait pas à descendre derrière les Monts Dacros et les animaux se montreraient.
Erwan réalisa qu’il avait de la chance, son talent pour la chasse lui avait permis d’être accepté sinon aimé par la famille. Seize ans plutôt, son frère d’adoption, Amos âgé alors de huit ans, l’avait trouvé échoué prés de la rivière Argent lui, un nourrisson de quelques mois à peine. Le jeune Amos avait donc ramené sa trouvaille à la ferme familiale et c’est ainsi qu’Erwan avait grandi prés de gens très différents de lui. En effet les habitants de Liberland, un village, presque un hameau, ne comportant que quelques fermes et une auberge qui servait aussi de magasin général à l’occasion, étaient des gens frustes, solides et râblés, bruns de poils et de peau. Le garçon trouvé, lui, était l’antithèse des liberlandiens avec sa haute stature, il mesurait déjà près de six pieds, la finesse de sa musculature mais surtout ses traits : un nez droit et fin, des yeux en amandes couleur fougères, une chevelure mordorée tombant en cascade sur ses épaules et son allure de jeune faune contrastaient avec la rude et solide carrure des gens du pays.
Bien sur le garçon n’avait jamais été ni molesté, ni maltraité par sa famille d’adoption mais il s’était toujours senti en décalage. Même sa façon de penser différait de gens du cru. Ceux-ci étaient pragmatiques, leurs racines profondément ancrées dans la terre riche et noire de leur pays le Katal. Celui-ci s’étendait des contreforts des montagnes de Dacros jusqu’aux frontières du Benan, région de collines et de vallons avant les plaines Centrian, peuplées de chevaux sauvages. Les gens du Nord restaient repliés sur eux-mêmes, leur communauté ne se préoccupant pas du reste de l’empire. Erwan ne connaissait pas ses racines, ses yeux et son cœur se tournaient sans cesse vers l’extérieur cherchant toujours plus loin, avides de connaissances nouvelles et d’autres horizons. Il était le seul de son village à oser s’aventurer si profond dans les bois d’Argent et depuis dix ans qu’il les arpentait, ils n’avaient plus aucuns secrets pour lui. Même Amos le plus déluré de ses deux frères adoptifs ne l’accompagnait qu’avec réticence.
Un léger bruit dans les broussailles ramena le garçon dans le présent. Un soleil rougeoyant plongeait lentement derrière les sommets colorant de mauve et d’or les neiges éternelles .
Erwan retint son souffle, un cerf majestueux approchait humant l’air, inquiet et méfiant, il resta immobile un instant, ses cors dressés vers les frondaisons puis d’un geste gracieux plia un genou et courba son cou vers l’eau fraîche et claire de la rivière. La flèche siffla une fraction de seconde et se planta dans la gorge du bel animal qui s’effondra presque au ralenti sur l’herbe épaisse de la berge. Le chasseur bondit de son perchoir, atterrit en souplesse sur le sol, mit un genou à terre près du cerf et ferma les yeux :
- Pardonne-moi, Roi de la forêt, et merci de me permettre de nourrir ma famille cet hiver.
Erwan ne savait pas pourquoi il sacrifiait à ce rituel chaque fois qu’il tuait une proie mais il sentait dans son cœur que c’était bien. Il sortit son couteau de sa ceinture et commença la délicate besogne du dépeçage. Une heure plus tard, alors qu’il était sur le chemin du retour peinant sous le poids de sa besace il sourit satisfait : Korlan serait content, le garde manger serait bien rempli cet hiver.
Korlan était le père adoptif d’Erwan mais il n’aurait pas osé l’appeler papa sans que celui-ci ne le lui demande, ce qu’il n’avait jamais fait. C’était un homme assez rustre peu bavard qui ne manifestait pas son affection si ce n’est quelque fois d’une bourrade dans l’épaule. Son fils aîné, Barton, lui ressemblait trait pour trait, âgé de vingt-huit ans il ne s’était toujours pas marié et n’était pas pressé. Sa mère morte en mettant Amos au monde, il avait grandi sans modèle maternel et s’intéressait peu à la gent féminine sinon avec la vague idée d’avoir un jour un fils. Amos, lui était différent : plus grand que la moyenne, des boucles brunes, des yeux rieurs, plus ouvert, à vingt-quatre ans, il gardait un coté adolescent qui le rapprochait plus d’Erwan que de son aîné.
La nuit était tombée depuis un bon moment quand le garçon émergea de la forêt. Un sentier sinueux descendait la colline jusque dans la vallée où il pouvait apercevoir les lumières du village. Par contre, celles de la ferme restaient invisibles car la maison était en retrait cachée par un surplomb. Rajustant les lanières de son sac qui lui sciaient les épaules le garçon entama la descente, pressé de rentrer se réchauffer au coin du feu. Ses vêtements de peau, bien assez chauds par cette belle journée de fin d’automne n’étaient plus suffisants après la tombée de la nuit et il regrettait d’avoir oublié sa cape et ses gants.
Arrivé dans la vallée et laissant le village à l’est, Erwan se dirigea vers l’ouest sur un chemin de terre battue contournant le pied de la colline. Une demi-heure plus tard il était en en vue du toit familial.
Adossée à une falaise, l’habitation était constituée d’un corps de bâtiment en longueur de plein pied surmonté d’un grenier à foin et flanqué de deux ailes à droite et à gauche, la première pour abriter les animaux et la deuxième servant d’appentis et de réserve.
Alors qu’il s’apprêtait à entrer Erwan entendit la voix d’Amos :
- Il se fait tard, il n’est toujours pas rentré ?
Son père grommela quelques mots qu’il ne comprit pas et sans attendre, il entra. D’un signe de tête il salua sa famille, puis posant son sac sur la table il en sortit le produit de sa chasse. D’un hochement de tête approbateur Korlan montra sa satisfaction et Erwan dut se contenter de ce remerciement pour le moins succinct. Sans se formaliser des manières frustes de l’homme, il y était habitué, le jeune homme s’approcha de la cheminée pour réchauffer ses doigts gourds.
Après avoir dîner d’une épaisse tranche de lard et d’un ragoût de pomme de terre arrosé d’un vin râpeux et presque noir, tout le monde partit se coucher. Erwan partageait sa chambre avec Amos. Celle-ci était meublée de deux paillasses, d’une commode sur laquelle trônait une bassine en fer blanc, un pichet d’eau en porcelaine, une serviette de toile rêche, et d’un coffre pour les vêtements. Les capes d’hiver, grise pour Amos, verte, pour Erwan étaient pendues à un crochet sur la porte.
Les deux garçons se préparaient pour la nuit en silence quand Amos émit un long soupir, il observa son jeune frère d’un air inquiet et s’enquit :
- T’as drôlement tardé ce soir, un problème ?
- Non aucun, mais le vieux solitaire était méfiant et j’ai dû attendre qu’il vienne s’abreuver, répondit Erwan en retirant le lacet qui retenait ses cheveux.
- je n’aime pas beaucoup te savoir seul dans les bois, le coin est dangereux …
- je ne risque rien, coupa le jeune homme, la forêt est aussi sûre pour moi que cette chambre mais si ça peut te rassurer, je te promets d’être prudent.
Les jeunes gens finirent de se préparer pour la nuit sans plus rien ajouter.
*Au matin suivant tout le monde fut debout avant l’aube. En cette période pré hivernale le travail ne manquait pas : il fallait saler et fumer la viande, rentrer le fourrage pour les bêtes et mettre les légumes en conserve.
Après une rapide toilette les trois frères rejoignirent leur père dans la cuisine afin de prendre un copieux petit déjeuner composé de pain trempé dans une épaisse soupe de légumes et d’un bol de lait encore chaud du pis de la vache, une collation idéale pour une journée qui s’annonçait longue et difficile. Erwan, malgré sa constitution apparemment plus fragile que le reste de la maisonnée, n’en abattait pas moins sa part de travail.
Dés le dernier morceau de pain avalé, il sortit dans la cour pour tirer de l’eau au puits et entamer ainsi une longue série de taches fastidieuses mais nécessaires à la survie de sa famille durant l’hiver toujours long et rigoureux dans cette région. Malgré cette perspective, le jeune homme l’attendait avec impatience. En effet lors du grand marché de fin d’automne, huit ans auparavant, il avait rencontré au village un vieil homme que tout le monde appelait l’ermite. Il l’avait croisé à l’auberge alors qu’il prenait une boisson chaude en attendant Korlan qui marchandait pour quelques coupons d’étoffe afin de confectionner de nouveaux vêtements au garçon qui grandissait à vue d’œil. Le vieil homme avait quitté le coin sombre où il était assis pour venir se planter devant le gamin barbouillé de chocolat qui le regarda médusé :
- Bonjour Erwan, je m’appelle Seamus comment vas-tu ?
- Je…heu! …Bien, mais pourquoi ? répondit le garçon reprenant ses esprits
- Accepterais-tu de me rendre visite durant l’hiver et de prendre quelques leçons avec moi.
- Pour quoi faire et pourquoi moi ? demanda Erwan retrouvant son aplomb.
Un fin sourire approbateur naquit sur le visage de son interlocuteur,
- Très bonne question… alors es-tu d’accord ? Il n‘avait pas répondu.
Le gamin fronça les sourcils puis approuva d’un hochement de tête décidé.
- Je veux bien, mais il faut demander à Korlan.
Sans rien ajouter, l’ermite tourna les talons et rejoignit le fermier qu’il entraîna à l’écart. Le garçon ne sut jamais ce qu’ils se dirent mais depuis ce jour là, tous les hivers, il rendait visite à Seamus une ou deux fois par semaine et ainsi avait appris à lire et à écrire. Pour rien au monde Erwan n’aurait manqué ces longues conversations qui lui parlaient du monde extérieur et de pays qu’il ne verrait sans doute jamais. Aussi se réjouissait-t-il à l’idée de reprendre ses discussions avec son vieil ami.
D’ici quelques jours, la caravane du grand marché reviendrait à Liberland et tous les villageois pourraient vendre leur surplus de récolte afin d’acheter les provisions et marchandises qui risquaient de leurs manquer pendant l’hiver et aussi pour se retrouver ensemble dans une atmosphère festive et conviviale. Korlan ne faisait pas exception à la règle et Erwan reprendrait ses visites chez Seamus pour continuer à parfaire son éducation.
En attendant le jeune homme continuait, en, dehors de son travail quotidien, ses longues randonnées dans les bois et cela malgré les inquiétudes de sa famille. Au fil de ses pérégrinations, il affinait ses sens à un point tel, qu’il avait l’impression de communiquer avec la nature et de ne plus faire qu’un avec elle. A son grand étonnement, cette capacité n’était pas la seule qu’il avait développée. Depuis quelques mois, il avait constaté que son talent d’archer grandissait tant qu’il ne pouvait rater sa cible même s’il l’avait voulu. D’autres changements s’étaient produits, plus physiques, ceux là, mais il les avait mis sur le compte de son passage à l’age d’homme. Certaines nuit il rêvait parfois d’une contrée différente : une immense forêt plantée d’arbres géants ou ne vivaient que des jeunes gens dans des maisons de bois construites au cœur des branches. Il savait ce peuple comme étant celui des elfes forestiers mais au fil de ses leçons avec Seamus il avait cru comprendre que ceux-ci avaient disparus au moins cent ans auparavant et malgré toutes ses questions son mentor avait refusé de lui en dire plus. Pourtant le rêve se produisait de plus en plus fréquemment et il lui semblait qu’une voix lointaine mais plus impérieuse chaque fois l’appelait et il lui devenait plus dur de jour en jour de ne pouvoir répondre à cet appel.
*Un peu à l’écart du village, dans une vieille maison de pierres, Seamus, lui aussi, préparait la venue de l’hiver. « C’est imminent » pensait-il, le garçon aura bientôt achevé sa croissance et il va avoir besoin de moi.
Il soupira en se remémorant toutes les années qu’il avait passé à préparer cet évènement. Dans quelques mois il lui faudrait partir et convaincre le jeune homme de le suivre. Cela ne lui causait aucun plaisir mais cela devait être fait.
Seamus était vieux, sa longue chevelure et sa barbe blanche comme neige en témoignait. Mais en y regardant de plus près on ne trouvait que très peu de rides sur son front noble, son regard bleu perçant ne faiblissait pas et sa haute stature ne pliait pas. Personne dans le pays n’aurait su dire son âge. Il était arrivé un beau jour quinze ans auparavant, on ne lui connaissait aucun moyen d’existence mais il payait toujours ses fournitures rubis sur l’ongle, aussi les villageois ne se préoccupaient pas de lui. Certains même, aimaient se réunir au coin du feu les soirs d’hiver pour l’écouter raconter les histoires du passé, en l’absence de tout autre moyen d’éducation, c’était, surtout pour les plus jeunes, la possibilité d’apprendre à connaître leur pays et son histoire.
A des lieux de ces préoccupations, Seamus était inquiet : les informations qu’il avait reçu, bien que fragmentaires lui indiquaient que l’ennemi était passé à l’action.
- Dans deux jours, marmonnait-t-il, j’en aurai le cœur net, il faut que je me rende au marché.
Le regard vague, il se dirigea vers la fenêtre et observa le ciel maussade de novembre.
- J’ai passé l’âge de faire la guerre, dit-il à son reflet dans la vitre et un éclair d’humour éclaira son visage, la preuve je parle tout seul c’est un signe qui ne trompe pas.
*C’était une belle journée claire et froide, les marchands arrivés la veille, avaient installés leurs étals dès l’aube et attendaient les premiers clients. Erwan et sa famille avaient chargé la carriole du surplus de leur récolte et y avait attelée la vieille Bessie toute heureuse de partir en ballade. Quand ils arrivèrent au village Korlan distribua quelques pièces aux deux plus jeunes et partit avec Barton vaquer à ses occupations. Amos, quant à lui, courtisait Maureen la fille de l’aubergiste et laissa Erwan seul au milieu du pré qui servait d’emplacement au marché. Le garçon, plein d’impatience, chercha des yeux les commerçants qu’il connaissait, avide de nouvelles fraîches du monde extérieur. Il repéra assez vite un vendeur d’étoffes avec qui il avait sympathisé les années précédentes.
- Salut mon gars, lui lança Kirby en l’apercevant, alors t’as encore grandi pas vrai ? T’auras bientôt l’âge d’homme.
- Au prochain solstice, acquiesça Erwan, j’aurais dix sept ans. Allez racontes, que se passe-t-il dans la capitale ? Tu en viens non ?
Le marchand se rembrunit :
- Les nouvelles ne sont pas très bonnes à vrai dire, l’Empereur à certainement quelqu'un dans le collimateur, il a envoyé sa milice aux quatre coins du pays, elle farfouille partout, pose des questions et nous facilite pas la vie. Ces gars là, n’ont pas l’habitude de plaisanter, y en a quatre qui se sont incrustés dans la caravane et ils nous suivent partout depuis des semaines, soit disant pour nous protéger des rebelles, quels rebelles j’en sais rien, mais avec eux mieux vaut pas discuter…
Avec Kirby, impossible d’en placer une et il pouvait continuer comme cela pendant des heures mais Erwan l’écoutait sans jamais se lasser, ravi d’entendre pour une fois autre chose que les sempiternelles conversations sur le temps ou l’abondance des récoltes. La présence de la milice impériale ne l’inquiétait pas même s’il savait que l’Empereur « Sa très Noble Majesté Faram 1er « était détesté et encore plus, craint.
- A propos, tu pourrais correspondre toi.
Le jeune homme qui cherchait d’un œil distrait la fameuse milice avait perdu le fil.
- Correspondre à quoi ? demanda-t-il.
- Ben à leur signalement pardi ! Tu m’as pas écouté? Ils cherchent un gars ou une fille, c’est pas clair, assez jeune et blond, j’ne sais pas ce qu’ils lui veulent mais j’ai pas parlé de toi, tu penses! Avec la milice y'a jamais rien de bon qui en sort mais faut dire, que dans ce pays tu fais tache avec ton physique. Alors un conseil p’tit gars, gardes profil bas et essayes de pas te mettre dans leurs pattes.
- J’ai rien à me reprocher, s’étonna Erwan, où sont-ils d’ailleurs ?
- Ils ont filés à l’auberge dès notre arrivée, cherches pas les ennuis hein! Je te connais, vaut mieux pas être trop curieux avec eux, ils n’ont pas l’habitude de plaisanter.
Le jeune homme remercia son ami pour ses conseils et le quitta, déambulant entre les étals une bonne partie de la matinée. Toutes ces marchandises exposées attiraient l’œil et Erwan se repaissait sans se lasser du spectacle et de l’animation du marché. A la mi-journée, la faim guida ses pas vers un marchand à qui il acheta un pâté en croûte encore chaud qu’il dégusta assis sur l’herbe d’un talus un peu à l’écart de la foule. Il avait rendez-vous à l’auberge avec Korlan pour rentrer à la ferme un peu plus tard et comme il rêvait d’un bon vin chaud, il se dirigea sans se presser vers le centre du village. Alors qu’il passait devant l’impasse séparant deux habitations, une main de fer saisit son poignet comme dans un étau et le tira brutalement dans la ruelle sombre.
- Qu’est ce que… ? Seamus ! Qu’est ce qui vous prend ? Vous m’avez fait peur.
- J’espère bien, s’exclama le vieil homme sans lâcher sa prise, as-tu écouté un mot
De ce que t’a raconté ce marchand ?
- Comment … ? Mais qu’est ce qui vous prend ?
- Il me prend que tu allais te jeter droit dans la gueule du loup, je veux te protéger mais tu ne me facilites pas la tache.
- Me protéger ? Me protéger de quoi ? Ces hommes n’en ont certainement pas après moi, je n’ai jamais quitté le village et je n’ai rien à voir avec l’Empereur.
- C’est là que tu te trompes jeune inconscient mais ce n’est ni le lieu ni le moment pour en discuter. Le vieil homme se frappa le front avec colère, stupide radoteur que je suis j’aurais dû te parler depuis longtemps.
- Me parler de quoi ? , s’impatienta le jeune homme, vous savez…
- Viens me retrouver chez moi, l’interrompit son mentor, viens directement et ne mets surtout pas les pieds dans cette auberge !
Sur ce, il le planta là et disparut avalé par la foule de la grand rue.
- Ben voyons, marmonna Erwan, ça lui aurait fait mal de se montrer plus clair pour une fois.
Malgré tout il tourna les talons et se dirigea, en râlant quand même un peu, vers la maison de son professeur. Le garçon avait une confiance absolue en Seamus même si celui- ci lui cachait bien des choses. Par exemple il ne lui avait jamais expliqué pour quelle raison il l’avait choisi comme élève. De plus, en dehors des leçons d’histoire et de géographie il l’avait entraîné au maniement de l’épée et du sabre ainsi qu’au combat à mains nues. Bien qu’il n’ait pas compris l’utilité de telles leçons, l’élève s’était montré particulièrement doué dans ses disciplines.
Quand il arriva à destination, il ouvrit la porte sans frapper comme à son habitude. D’humeur batailleuse, bien décidé à obtenir des réponses à ses questions, il s’immobilisa médusé au milieu de la pièce : celle ci semblait avoir été balayée par un cyclone. Toutes les armoires étaient ouvertes leurs contenus répandus sur le sol, les objets les plus hétéroclites jonchaient la pièce et, au milieu de ce désastre, calme comme un roc, équipé pour un long voyage et armé d’une épée Seamus l’attendait impassible, le regard déterminé. Une fois revenue de sa surprise Erwin entama les hostilités.
- Vous allez quelque part? Lança-t-il, insolent.
- Effectivement, je pars vers le sud dans la région du Benan, à Bolac pour être plus précis, près du lac d’Argent…, et tu m’accompagnes.
Erwan croisa les bras.
- Non, dit-il imperturbable.
- Non …? Le ton se fit menaçant.
- Non, je ne bouge pas d’ici et vous non plus tant que je n’aurais pas une explication sensée à cette histoire de fou.
Seamus prit une inspiration, prêt à parler mais d’une main impérieuse le garçon l’interrompit.
- Vous avez toujours eu ma confiance, mais je refuse d’être trimbalé comme un poids mort sans savoir pourquoi, alors maintenant, mettons cartes sur table et racontez-moi tout.
Le silence retomba sur les occupants de la pièce qui se faisaient face comme deux coqs en colère se disputant la suprématie sur le poulailler. Puis la tension se dissipa sensiblement et le plus jeune put observer sur le visage de son aîné toute une palette d’émotions passant d’une franche exaspération à une certaine admiration et même de l’affection. Seamus soupira baissant les armes, prit un siège qui traînait sur le sol, le redressa et s’assit. D’un geste il invita son jeune élève à faire de même.
- Espèce de tête de mule, ronchonna-t-il, avec toi je savais que rien ne serait simple, ta manie de poser des questions à tout bout de champ m’a empoisonné la vie toutes ces années, j’en ai fait des cauchemars. Mais le regard pétillant de rire démentait le reproche. Je vais essayer d’être bref, le temps presse, les évènements se sont précipités et cette conversation arrive bien plus tôt que je ne l’aie prévu, tu n’es pas encore prêt. Après nos leçons d’histoire as-tu réalisés depuis combien de temps règne notre cher Empereur exactement ? Pas loin de deux cent ans, continua-t-il, sans attendre la réponse, exceptionnelle longévité n’est ce pas ? La raison en est très simple : Faram 1er est un elfe.
- Mais je croyais que les elfes avaient…
- Disparu ? Disparaître ne veut pas dire ne plus exister, et je te prie de ne plus m’interrompre, Erwan se renfrogna. Je disais donc que Faram était un elfe, la façon dont il est arrivé au pouvoir est une longue histoire mais étroitement liée à la disparition des elfes qui sont maintenant ses pires ennemis. Quoiqu’il en soit, le beau peuple se cache hors d’atteinte de leur ancien frère de race et de ses velléités d’extermination. As-tu entendu parler de prophéties ?
Erwan, peu enclin à se faire rabrouer de nouveau se tint coi malgré le passage du coq à l’âne de son mentor. Il espérait ainsi que celui-ci en viendrait au fait, cela ne tarda pas.
- Il existe une prophétie, trop longue pour que je t’en fasse le récit complet ici, qui en bref dit qu’un enfant, issu de deux peuples : les elfes et les mages, verrait le jour au solstice d’hivers à la dernière heure du jour, qu’il serait le bras vengeur qui mettrait fin au règne du tyran et qui ramènerait les elfes dans leur forêt.
- Et cet enfant ? Ne put s’empêcher de demander Erwan.
- Ne soit pas stupide, tu te doutes bien que si je te raconte cette histoire c’est qu’il s’agit de toi, bien entendu.
Ce fut plus fort que lui, le garçon bondit de sa chaise, submergé par un flot de sentiments contradictoires. La colère, la peur et l’incompréhension se disputaient en lui. Il se mit à faire les cent pas dans la petite pièce envoyant valdinguer, sans même s’en rendre compte, les objets qui jonchaient le sol. Placide et résigné, Seamus attendait l’explosion qui n’allait pas tarder à se produire.
- Non! Non! Et Non! C’est impossible, ce n’est pas moi, vous faites erreur, hurla Erwan, cette histoire est insensée! Comment pouvez vous ajouter foi à ce tissu de mensonges basés sur une vague légende ? Je ne suis qu’un paysan, un simple garçon de ferme, Seamus, je vous en prie, dites-moi que ce n’est pas vrai…
- Reviens t’asseoir mon garçon et écoutes-moi jusqu’au bout.
Plus que le ton calme de son interlocuteur, ce fut le chagrin qu’il lut dans ses yeux qui le fit obtempérer. Reprenant sa place, il ferma les yeux pour ne pas voir le visage de celui qui allait bouleverser son destin.
- Il faut que tu comprennes, reprit Seamus, que cette prophétie a été faite il y a plusieurs siècles, à une époque ou les mages étaient au sommet de leur puissance et où leurs pouvoirs dépassaient toutes les autres magies connues y compris celles des elfes. Puis la race des grands mages s’est peu à peu éteinte, il n’en naît qu’un sur des milliers d’enfants aujourd’hui et leur pouvoir est le plus souvent limité, à de rare exceptions près. Toutefois, la prophétie a survécu. Comme elle concernait les elfes en premier ressort elle leur fut transmise et ils en sont les dépositaires. A ta naissance, toutes les conditions étaient réunies pour faire de toi l’Elu. Tes parents ayant disparus, le beau peuple prit soin de toi durant quelques mois mais ils étaient traqués par l’Empereur et sa milice qui les débusqua de leur refuge. Je connaissais très bien la jeune femme qui s’occupait de toi à cette époque, elle avait pour nom Elania. Poursuivie, elle te confia à un cours d’eau et se sacrifia pour éloigner de toi les sbires de l’Empereur. Tu connais la suite : Amos t’a recueilli et depuis tu as grandi sans connaître les enjeux que tu représentais pour ce monde.
- Pourquoi ne m’avoir jamais rien dit ?
On sentait un reste de colère dans la voix d’Erwan mais à présent il était convaincu.
- Parce que, vieil imbécile que je suis, je n’ai pensé qu’à te protéger, je refusai de te mettre sur le dos un poids trop lourd à porter pour ton jeune âge, parce que mon affection pour toi m’a empêché de voir ce qui crevait les yeux, à savoir, que tu étais prêt à entendre la vérité depuis longtemps, parce que stupidement, j’ai espéré que jamais l’Empereur n’apprendrait ton existence, même si en tant qu’elfe il connaissait la prophétie et que c’est pour cela qu’il cherche à éradiquer son propre peuple, pour qu’elle ne se réalise pas.
Le silence s’éternisa, la colère d’Erwan était tombée et, la tête entre les mains, il prenait conscience, assez brutalement à vrai dire, de la responsabilité qui lui incombait. Il avait toujours eu conscience d’être différent, mais cette révélation le laissait en état de choc. Beaucoup de questions restaient encore sans réponse et le moment venu Seamus devrait vider son sac, mais il n’était plus temps de finasser aussi il leva les yeux et demanda d’une voie ferme :
- Que dois-je faire ?
- Le temps presse, soupira le vieil homme, c’est une question de jours voire d’heures avant que quelqu’un, même sans mauvaises intentions, ne parle de toi à la milice. Il faut partir. Le plus vite sera le mieux.
- Très bien, je vais retourner à la ferme prendre quelques affaires, mon arc, et dire adieu à ma famille. Je vous retrouve ici dans deux heures, mais soyez en sûr, quand nous serons sur les routes, j’aurai les réponses à toutes mes questions, d’une manière ou d’une autre. J’espère que c’est clair ?
- Limpide ! Acquiesça Seamus, surtout sois prudent, ils sont peut-être déjà sur ta piste.
Le temps d’un hochement de tête, et le garçon s’était éclipsé. Dés qu’il fut dehors Erwan s’élança dans une course contre le temps. Il était capable, quand les circonstances l’exigeaient, de courir pendant des heures sans trop se fatiguer et à peine une demi-heure plus tard, était arrivé à destination. Quand il pénétra dans la cuisine de la ferme, Korlan assis avec ses fils, l’attendait.
- Tu dois partir, dit-il, je savais que cela devait arriver un jour, mais…, il éluda la suite d’un vague geste de la main, j’ai préparé ton sac, il ne faut pas que tu perdes de temps, la milice est sur nos talons. Colin, ce foutu ivrogne, a lâché le morceau à la première question.
Il se leva et, à la grande stupeur d’Erwan, le serra très fort contre son large torse.
- Cours mon garçon, et que le ciel te protège. Je les retarderais comme je pourrais.
Après de brèves accolades à ses frères adoptifs, le regard baissé pour ne pas voir les larmes d’Amos, le jeune homme prit sa besace et son arc et quitta sa maison sans savoir s’il y reviendrait un jour.
Son instinct le prévint du danger à l’instant où il passait le portail de la cour. D’un rapide regard autour de lui il avisa la haie touffue qui le séparait des champs en friche et, vif comme un lézard, s’y glissa juste à temps pour se dissimuler aux yeux des arrivants. Le galop de chevaux se rapprochait rapidement, ils étaient quatre, et mirent pied à terre pile à sa hauteur. Au même moment, la lumière envahit le perron de la ferme et Korlan en sortit armé d’une hache qu’il tenait de manière désinvolte comme s’il allait couper du bois. Le plus grand des miliciens s’approcha et lança d’un ton mordant :
- Vous êtes bien Korlan le propriétaire de cette maison.
- Ouais! Qui le demande ?
- Je suis là sur ordre de Sa Majesté Faram 1er…
- C’est trop d’honneur ! Le ton était ironique mais l’autre l’ignora.
- Vous avez trois fils…
- Non, deux.
- Ce n’est pas ce qu’on m’a rapporté à l’auberge.
- Faut pas écouter tout ce qu’on raconte.
- Vous niez donc vivre avec trois garçons prénommés Barton, Amos et Erwan.
- Je ne nie rien du tout, vous m’avez demandé si j’avais trois fils et j’ai répondu que je n’en avais que deux, point. Erwan n’est pas mon fils.
Le fermier coupait les cheveux en quatre, et le fugitif tapi dans sa cachette, étouffa un fou rire. En faisant tourner en bourrique son interlocuteur, Korlan gagnait du temps, mais la patience du soldat avait ses limites.
- Il vit pourtant bien chez vous n’est ce pas ?
- Ouais ! On l’a trouvé tout seul, alors je l’ai pris à mon service pour en faire un garçon de ferme, deux bras supplémentaires c’est pas du luxe avec not’ boulot. L’est pas très doué mais j’va quand même pas le laisser mourir de faim. L’auriez pas vu par hasard, l’est pas rentré ce soir j’espère qu’il a pas fait de con… heu… de bêtises.
- Vous dites qu’il n’est pas chez vous en ce moment ?
- C’est ce que je viens de dire. Vous m’aviez pas compris ? Désolé, j’ne cause pas toujours très bien.
- Dans ce cas nous allons vérifier, si ça vous ennuie pas, sous-entendu (vous n’avez pas le choix.)
- Faites comme ça vous chante mon ami, pendant c’temps, j’m’en va couper du bois, répondit Korlan en brandissant sa hache de façon si maladroite que le milicien eut un mouvement de recul.
- Faites excuse m’sieur, je voulais pas vous faire peur. Puis il tourna le dos au soldat et se mit à débiter des branches sans plus se préoccuper de ses visiteurs.
Ceux-ci pénétrèrent dans la cour en terrain conquis et s’engouffrèrent dans la maison.
Sans perdre un instant, Erwan se laissa glisser hors de son refuge et se mit à courir à travers champs comme s’il avait le diable à ses trousses. En quelques heures, sa vie si tranquille avait basculé dans le chaos le plus total et malgré sa voix intérieure qui lui disait qu’il était injuste, il ne pouvait s’empêcher d’en vouloir à son mentor. Toutes ses années, il lui avait fait confiance, mais celui-ci, semblait-il, était trop amoureux de ses secrets pour lui rendre la pareille. En fait, le garçon était mortellement inquiet : sur le moment, le numéro de Korlan l’avait bien fait rire, mais, maintenant, il tremblait en pensant aux conséquences. Comment allaient réagir les miliciens quand ils s’apercevraient que leur proie leur avait échappé ? Ne s’en prendraient-ils pas aux habitants de la ferme ? Erwan savait par Seamus que la police de l’Empereur avait souvent commis des exactions et les rumeurs que colportaient les marchands chaque année, n’étaient pas faites pour le rassurer. La peur au ventre, il courait à perdre haleine vers l’inconnu et se demandait ce que l’avenir lui réservait.
Quand enfin il arriva à destination, le garçon avait la tête en ébullition, et son cœur battait la chamade. Seamus l’attendait sur le pas de la porte et, au premier coup d’œil comprit son désarroi. Avec un sourire rassurant il posa ses mains sur ses épaules, et avant même qu’Erwan put lui parler de ses angoisses, il dit :
- Calme toi, mon garçon, vide ton esprit, montre-moi que toutes mes leçons n’ont pas été vaines et que tu peux réfléchir sereinement. A ton avis, que va faire la milice quand elle s’apercevra que tu ne reviens pas chez toi ?
- Comment savez-vous que…?
Erwan ne termina pas sa question, c’était secondaire. Intensément conscient du poids des mains sur ses épaules, il vida son esprit de toutes ses pensées parasites et se concentra sur la question qui lui était posé. Il reconnaissait bien là, la façon d’enseigner de son mentor : quand il butait sur un problème, Seamus ne lui donnait jamais la solution. Il recadrait son élève et le laissait seul parvenir aux conclusions. Et tout s’éclaira d’un coup.
- Si j’étais à leur place, dit-il avec une nouvelle assurance, je laisserai un ou deux hommes sur place pour m’assurer que je ne reviens vraiment pas et, sans me préoccuper du reste de la famille qui a montré qu’elle ne s’inquiétait pas de moi, j’irais aux nouvelles dans le village pour en apprendre plus.
- Bonne déduction, approuva son vieil ami, continus, vas au bout de ton raisonnement.
- Ils vont apprendre assez vite que je fréquente assidûment l’ermite du village et bien sur, ils viendront ici et ne nous trouverons pas.
- Bravo ! Conclusion ?
- Trouvant cette double disparition plutôt louche, ils se lanceront à notre poursuite oubliant ma famille.
- Exact fiston, ce qui veut dire qu’il ne faut pas traîner plus longtemps si nous voulons prendre de l’avance sur eux et espérer les semer. Nous passerons par Bris afin d’acheter des chevaux et ensuite en route pour Bolac
Sans perdre un instant, leurs paquetages prêts, les deux fugitifs s’enfoncèrent dans les bois qui longeaient l’Argent en direction du sud. Erwan, en bon forestier, effaçait leurs traces et malgré la nuit, n’avait aucun mal à se diriger grâce à ses yeux de lynx. Ils avaient décidé de ne pas s’arrêter avant l’aube pour garder une avance confortable sur leurs éventuels poursuivants. Le cœur lourd et l’esprit rempli de questions, Erwan marchaient d’un bon pas. Il ne savait pas quel avenir lui réservait le destin mais il était sûr d’une chose : désormais plus rien ne serait comme avant. Seamus lui avait menti trop longtemps pour qu’il le suive aveuglément et ce mensonge, même si son ami l’avait commis pour le protéger, se dressait entre eux comme un sombre nuage devant le soleil, présage d’orage dans un ciel d’été.
L’HERITAGE DES EXILES
L’enfant de la prophétie*
PROLOGUE *Elania commençait à ressentir la fatigue, malgré la forte constitution de sa race. Cela faisait des heures qu’elle courrait en portant son fardeau. La nuit venait de tomber et les branches des arbres lui giflaient le visage et les bras sur son passage. Presque à bout de souffle elle s’arrêta près d’un ruisseau pour se désaltérer, à l’affût du moindre bruit. Soudain, alors qu’elle s’apprêtait à repartir, une altération des bruits de la forêt lui fit comprendre que l’ennemi n’était pas très loin. Ce n’était qu’un petit changement, juste le cri d’un oiseau nocturne interrompu ou le bruissement des insectes dérangés dans leurs occupations mais Elania connaissait trop bien sa forêt pour ne pas être alertée, posant ses yeux bleus sur le baluchon qu’elle portait dans ses bras elle murmura :
- Je dois sauver l’élu.
Il n’y avait aucune panique dans son attitude, elle regarda autour d’elle en quête d’une solution. Juste à ses pieds, coincé dans les fougères qui bordaient le ruisseau, elle aperçut un morceau d’écorce de la taille et de la forme d’un petit panier comme ceux que les femmes des hommes utilisaient pour faire leur marché. Les vents de la nuit lui soufflèrent aussitôt sa décision. Résolument elle dégagea l’écorce de sa prison et y déposa tendrement son fardeau puis les larmes aux yeux elle lâcha le frêle esquif dans le courant le regardant disparaître à un détour du cours d’eau :
- Que les esprits de la forêt te protègent, dit-elle en reprenant sa course vers les profondeurs des bois, s’éloignant le plus possible du ruisseau entraînant ainsi l’ennemi loin de l’espoir de tout un peuple
Chapitre 1 : Erwan
*Erwan, son arc à la main, tendu prêt à tirer, se déplaçait dans le clair-obscur des bois de Liberland, avec la souplesse et le silence des félins de hautes régions du Dacros. Un instant il s’arrêta à l’affût, le crépuscule serait bientôt là et les bêtes iraient s’abreuver à l’eau de la rivière Argent. S’il voulait ramener de la viande pour la famille c’est là qu’il devait se rendre. Aussi furtif qu’un chat, Erwan se remit en mouvement toujours contre le vent pour que son gibier ne le sente pas venir et qu’il puisse avoir une chance de le surprendre. Prés de la rive il avisa un chêne séculaire idéalement placé et entreprit de l’escalader. Assis sur la fourche de deux branches maîtresses avec une vue imprenable sur la berge, le garçon ferma les yeux à l’écoute de ses sens. Le soleil encore haut ne tarderait pas à descendre derrière les Monts Dacros et les animaux se montreraient.
Erwan réalisa qu’il avait de la chance, son talent pour la chasse lui avait permis d’être accepté sinon aimé par la famille. Seize ans plutôt, son frère d’adoption, Amos âgé alors de huit ans, l’avait trouvé échoué prés de la rivière Argent lui, un nourrisson de quelques mois à peine. Le jeune Amos avait donc ramené sa trouvaille à la ferme familiale et c’est ainsi qu’Erwan avait grandi prés de gens très différents de lui. En effet les habitants de Liberland, un village, presque un hameau, ne comportant que quelques fermes et une auberge qui servait aussi de magasin général à l’occasion, étaient des gens frustes, solides et râblés, bruns de poils et de peau. Le garçon trouvé, lui, était l’antithèse des liberlandiens avec sa haute stature, il mesurait déjà près de six pieds, la finesse de sa musculature mais surtout ses traits : un nez droit et fin, des yeux en amandes couleur fougères, une chevelure mordorée tombant en cascade sur ses épaules et son allure de jeune faune contrastaient avec la rude et solide carrure des gens du pays.
Bien sur le garçon n’avait jamais été ni molesté, ni maltraité par sa famille d’adoption mais il s’était toujours senti en décalage. Même sa façon de penser différait de gens du cru. Ceux-ci étaient pragmatiques, leurs racines profondément ancrées dans la terre riche et noire de leur pays le Katal. Celui-ci s’étendait des contreforts des montagnes de Dacros jusqu’aux frontières du Benan, région de collines et de vallons avant les plaines Centrian, peuplées de chevaux sauvages. Les gens du Nord restaient repliés sur eux-mêmes, leur communauté ne se préoccupant pas du reste de l’empire. Erwan ne connaissait pas ses racines, ses yeux et son cœur se tournaient sans cesse vers l’extérieur cherchant toujours plus loin, avides de connaissances nouvelles et d’autres horizons. Il était le seul de son village à oser s’aventurer si profond dans les bois d’Argent et depuis dix ans qu’il les arpentait, ils n’avaient plus aucuns secrets pour lui. Même Amos le plus déluré de ses deux frères adoptifs ne l’accompagnait qu’avec réticence.
Un léger bruit dans les broussailles ramena le garçon dans le présent. Un soleil rougeoyant plongeait lentement derrière les sommets colorant de mauve et d’or les neiges éternelles .
Erwan retint son souffle, un cerf majestueux approchait humant l’air, inquiet et méfiant, il resta immobile un instant, ses cors dressés vers les frondaisons puis d’un geste gracieux plia un genou et courba son cou vers l’eau fraîche et claire de la rivière. La flèche siffla une fraction de seconde et se planta dans la gorge du bel animal qui s’effondra presque au ralenti sur l’herbe épaisse de la berge. Le chasseur bondit de son perchoir, atterrit en souplesse sur le sol, mit un genou à terre près du cerf et ferma les yeux :
- Pardonne-moi, Roi de la forêt, et merci de me permettre de nourrir ma famille cet hiver.
Erwan ne savait pas pourquoi il sacrifiait à ce rituel chaque fois qu’il tuait une proie mais il sentait dans son cœur que c’était bien. Il sortit son couteau de sa ceinture et commença la délicate besogne du dépeçage. Une heure plus tard, alors qu’il était sur le chemin du retour peinant sous le poids de sa besace il sourit satisfait : Korlan serait content, le garde manger serait bien rempli cet hiver.
Korlan était le père adoptif d’Erwan mais il n’aurait pas osé l’appeler papa sans que celui-ci ne le lui demande, ce qu’il n’avait jamais fait. C’était un homme assez rustre peu bavard qui ne manifestait pas son affection si ce n’est quelque fois d’une bourrade dans l’épaule. Son fils aîné, Barton, lui ressemblait trait pour trait, âgé de vingt-huit ans il ne s’était toujours pas marié et n’était pas pressé. Sa mère morte en mettant Amos au monde, il avait grandi sans modèle maternel et s’intéressait peu à la gent féminine sinon avec la vague idée d’avoir un jour un fils. Amos, lui était différent : plus grand que la moyenne, des boucles brunes, des yeux rieurs, plus ouvert, à vingt-quatre ans, il gardait un coté adolescent qui le rapprochait plus d’Erwan que de son aîné.
La nuit était tombée depuis un bon moment quand le garçon émergea de la forêt. Un sentier sinueux descendait la colline jusque dans la vallée où il pouvait apercevoir les lumières du village. Par contre, celles de la ferme restaient invisibles car la maison était en retrait cachée par un surplomb. Rajustant les lanières de son sac qui lui sciaient les épaules le garçon entama la descente, pressé de rentrer se réchauffer au coin du feu. Ses vêtements de peau, bien assez chauds par cette belle journée de fin d’automne n’étaient plus suffisants après la tombée de la nuit et il regrettait d’avoir oublié sa cape et ses gants.
Arrivé dans la vallée et laissant le village à l’est, Erwan se dirigea vers l’ouest sur un chemin de terre battue contournant le pied de la colline. Une demi-heure plus tard il était en en vue du toit familial.
Adossée à une falaise, l’habitation était constituée d’un corps de bâtiment en longueur de plein pied surmonté d’un grenier à foin et flanqué de deux ailes à droite et à gauche, la première pour abriter les animaux et la deuxième servant d’appentis et de réserve.
Alors qu’il s’apprêtait à entrer Erwan entendit la voix d’Amos :
- Il se fait tard, il n’est toujours pas rentré ?
Son père grommela quelques mots qu’il ne comprit pas et sans attendre, il entra. D’un signe de tête il salua sa famille, puis posant son sac sur la table il en sortit le produit de sa chasse. D’un hochement de tête approbateur Korlan montra sa satisfaction et Erwan dut se contenter de ce remerciement pour le moins succinct. Sans se formaliser des manières frustes de l’homme, il y était habitué, le jeune homme s’approcha de la cheminée pour réchauffer ses doigts gourds.
Après avoir dîner d’une épaisse tranche de lard et d’un ragoût de pomme de terre arrosé d’un vin râpeux et presque noir, tout le monde partit se coucher. Erwan partageait sa chambre avec Amos. Celle-ci était meublée de deux paillasses, d’une commode sur laquelle trônait une bassine en fer blanc, un pichet d’eau en porcelaine, une serviette de toile rêche, et d’un coffre pour les vêtements. Les capes d’hiver, grise pour Amos, verte, pour Erwan étaient pendues à un crochet sur la porte.
Les deux garçons se préparaient pour la nuit en silence quand Amos émit un long soupir, il observa son jeune frère d’un air inquiet et s’enquit :
- T’as drôlement tardé ce soir, un problème ?
- Non aucun, mais le vieux solitaire était méfiant et j’ai dû attendre qu’il vienne s’abreuver, répondit Erwan en retirant le lacet qui retenait ses cheveux.
- je n’aime pas beaucoup te savoir seul dans les bois, le coin est dangereux …
- je ne risque rien, coupa le jeune homme, la forêt est aussi sûre pour moi que cette chambre mais si ça peut te rassurer, je te promets d’être prudent.
Les jeunes gens finirent de se préparer pour la nuit sans plus rien ajouter.
*Au matin suivant tout le monde fut debout avant l’aube. En cette période pré hivernale le travail ne manquait pas : il fallait saler et fumer la viande, rentrer le fourrage pour les bêtes et mettre les légumes en conserve.
Après une rapide toilette les trois frères rejoignirent leur père dans la cuisine afin de prendre un copieux petit déjeuner composé de pain trempé dans une épaisse soupe de légumes et d’un bol de lait encore chaud du pis de la vache, une collation idéale pour une journée qui s’annonçait longue et difficile. Erwan, malgré sa constitution apparemment plus fragile que le reste de la maisonnée, n’en abattait pas moins sa part de travail.
Dés le dernier morceau de pain avalé, il sortit dans la cour pour tirer de l’eau au puits et entamer ainsi une longue série de taches fastidieuses mais nécessaires à la survie de sa famille durant l’hiver toujours long et rigoureux dans cette région. Malgré cette perspective, le jeune homme l’attendait avec impatience. En effet lors du grand marché de fin d’automne, huit ans auparavant, il avait rencontré au village un vieil homme que tout le monde appelait l’ermite. Il l’avait croisé à l’auberge alors qu’il prenait une boisson chaude en attendant Korlan qui marchandait pour quelques coupons d’étoffe afin de confectionner de nouveaux vêtements au garçon qui grandissait à vue d’œil. Le vieil homme avait quitté le coin sombre où il était assis pour venir se planter devant le gamin barbouillé de chocolat qui le regarda médusé :
- Bonjour Erwan, je m’appelle Seamus comment vas-tu ?
- Je…heu! …Bien, mais pourquoi ? répondit le garçon reprenant ses esprits
- Accepterais-tu de me rendre visite durant l’hiver et de prendre quelques leçons avec moi.
- Pour quoi faire et pourquoi moi ? demanda Erwan retrouvant son aplomb.
Un fin sourire approbateur naquit sur le visage de son interlocuteur,
- Très bonne question… alors es-tu d’accord ? Il n‘avait pas répondu.
Le gamin fronça les sourcils puis approuva d’un hochement de tête décidé.
- Je veux bien, mais il faut demander à Korlan.
Sans rien ajouter, l’ermite tourna les talons et rejoignit le fermier qu’il entraîna à l’écart. Le garçon ne sut jamais ce qu’ils se dirent mais depuis ce jour là, tous les hivers, il rendait visite à Seamus une ou deux fois par semaine et ainsi avait appris à lire et à écrire. Pour rien au monde Erwan n’aurait manqué ces longues conversations qui lui parlaient du monde extérieur et de pays qu’il ne verrait sans doute jamais. Aussi se réjouissait-t-il à l’idée de reprendre ses discussions avec son vieil ami.
D’ici quelques jours, la caravane du grand marché reviendrait à Liberland et tous les villageois pourraient vendre leur surplus de récolte afin d’acheter les provisions et marchandises qui risquaient de leurs manquer pendant l’hiver et aussi pour se retrouver ensemble dans une atmosphère festive et conviviale. Korlan ne faisait pas exception à la règle et Erwan reprendrait ses visites chez Seamus pour continuer à parfaire son éducation.
En attendant le jeune homme continuait, en, dehors de son travail quotidien, ses longues randonnées dans les bois et cela malgré les inquiétudes de sa famille. Au fil de ses pérégrinations, il affinait ses sens à un point tel, qu’il avait l’impression de communiquer avec la nature et de ne plus faire qu’un avec elle. A son grand étonnement, cette capacité n’était pas la seule qu’il avait développée. Depuis quelques mois, il avait constaté que son talent d’archer grandissait tant qu’il ne pouvait rater sa cible même s’il l’avait voulu. D’autres changements s’étaient produits, plus physiques, ceux là, mais il les avait mis sur le compte de son passage à l’age d’homme. Certaines nuit il rêvait parfois d’une contrée différente : une immense forêt plantée d’arbres géants ou ne vivaient que des jeunes gens dans des maisons de bois construites au cœur des branches. Il savait ce peuple comme étant celui des elfes forestiers mais au fil de ses leçons avec Seamus il avait cru comprendre que ceux-ci avaient disparus au moins cent ans auparavant et malgré toutes ses questions son mentor avait refusé de lui en dire plus. Pourtant le rêve se produisait de plus en plus fréquemment et il lui semblait qu’une voix lointaine mais plus impérieuse chaque fois l’appelait et il lui devenait plus dur de jour en jour de ne pouvoir répondre à cet appel.
*Un peu à l’écart du village, dans une vieille maison de pierres, Seamus, lui aussi, préparait la venue de l’hiver. « C’est imminent » pensait-il, le garçon aura bientôt achevé sa croissance et il va avoir besoin de moi.
Il soupira en se remémorant toutes les années qu’il avait passé à préparer cet évènement. Dans quelques mois il lui faudrait partir et convaincre le jeune homme de le suivre. Cela ne lui causait aucun plaisir mais cela devait être fait.
Seamus était vieux, sa longue chevelure et sa barbe blanche comme neige en témoignait. Mais en y regardant de plus près on ne trouvait que très peu de rides sur son front noble, son regard bleu perçant ne faiblissait pas et sa haute stature ne pliait pas. Personne dans le pays n’aurait su dire son âge. Il était arrivé un beau jour quinze ans auparavant, on ne lui connaissait aucun moyen d’existence mais il payait toujours ses fournitures rubis sur l’ongle, aussi les villageois ne se préoccupaient pas de lui. Certains même, aimaient se réunir au coin du feu les soirs d’hiver pour l’écouter raconter les histoires du passé, en l’absence de tout autre moyen d’éducation, c’était, surtout pour les plus jeunes, la possibilité d’apprendre à connaître leur pays et son histoire.
A des lieux de ces préoccupations, Seamus était inquiet : les informations qu’il avait reçu, bien que fragmentaires lui indiquaient que l’ennemi était passé à l’action.
- Dans deux jours, marmonnait-t-il, j’en aurai le cœur net, il faut que je me rende au marché.
Le regard vague, il se dirigea vers la fenêtre et observa le ciel maussade de novembre.
- J’ai passé l’âge de faire la guerre, dit-il à son reflet dans la vitre et un éclair d’humour éclaira son visage, la preuve je parle tout seul c’est un signe qui ne trompe pas.
*C’était une belle journée claire et froide, les marchands arrivés la veille, avaient installés leurs étals dès l’aube et attendaient les premiers clients. Erwan et sa famille avaient chargé la carriole du surplus de leur récolte et y avait attelée la vieille Bessie toute heureuse de partir en ballade. Quand ils arrivèrent au village Korlan distribua quelques pièces aux deux plus jeunes et partit avec Barton vaquer à ses occupations. Amos, quant à lui, courtisait Maureen la fille de l’aubergiste et laissa Erwan seul au milieu du pré qui servait d’emplacement au marché. Le garçon, plein d’impatience, chercha des yeux les commerçants qu’il connaissait, avide de nouvelles fraîches du monde extérieur. Il repéra assez vite un vendeur d’étoffes avec qui il avait sympathisé les années précédentes.
- Salut mon gars, lui lança Kirby en l’apercevant, alors t’as encore grandi pas vrai ? T’auras bientôt l’âge d’homme.
- Au prochain solstice, acquiesça Erwan, j’aurais dix sept ans. Allez racontes, que se passe-t-il dans la capitale ? Tu en viens non ?
Le marchand se rembrunit :
- Les nouvelles ne sont pas très bonnes à vrai dire, l’Empereur à certainement quelqu'un dans le collimateur, il a envoyé sa milice aux quatre coins du pays, elle farfouille partout, pose des questions et nous facilite pas la vie. Ces gars là, n’ont pas l’habitude de plaisanter, y en a quatre qui se sont incrustés dans la caravane et ils nous suivent partout depuis des semaines, soit disant pour nous protéger des rebelles, quels rebelles j’en sais rien, mais avec eux mieux vaut pas discuter…
Avec Kirby, impossible d’en placer une et il pouvait continuer comme cela pendant des heures mais Erwan l’écoutait sans jamais se lasser, ravi d’entendre pour une fois autre chose que les sempiternelles conversations sur le temps ou l’abondance des récoltes. La présence de la milice impériale ne l’inquiétait pas même s’il savait que l’Empereur « Sa très Noble Majesté Faram 1er « était détesté et encore plus, craint.
- A propos, tu pourrais correspondre toi.
Le jeune homme qui cherchait d’un œil distrait la fameuse milice avait perdu le fil.
- Correspondre à quoi ? demanda-t-il.
- Ben à leur signalement pardi ! Tu m’as pas écouté? Ils cherchent un gars ou une fille, c’est pas clair, assez jeune et blond, j’ne sais pas ce qu’ils lui veulent mais j’ai pas parlé de toi, tu penses! Avec la milice y'a jamais rien de bon qui en sort mais faut dire, que dans ce pays tu fais tache avec ton physique. Alors un conseil p’tit gars, gardes profil bas et essayes de pas te mettre dans leurs pattes.
- J’ai rien à me reprocher, s’étonna Erwan, où sont-ils d’ailleurs ?
- Ils ont filés à l’auberge dès notre arrivée, cherches pas les ennuis hein! Je te connais, vaut mieux pas être trop curieux avec eux, ils n’ont pas l’habitude de plaisanter.
Le jeune homme remercia son ami pour ses conseils et le quitta, déambulant entre les étals une bonne partie de la matinée. Toutes ces marchandises exposées attiraient l’œil et Erwan se repaissait sans se lasser du spectacle et de l’animation du marché. A la mi-journée, la faim guida ses pas vers un marchand à qui il acheta un pâté en croûte encore chaud qu’il dégusta assis sur l’herbe d’un talus un peu à l’écart de la foule. Il avait rendez-vous à l’auberge avec Korlan pour rentrer à la ferme un peu plus tard et comme il rêvait d’un bon vin chaud, il se dirigea sans se presser vers le centre du village. Alors qu’il passait devant l’impasse séparant deux habitations, une main de fer saisit son poignet comme dans un étau et le tira brutalement dans la ruelle sombre.
- Qu’est ce que… ? Seamus ! Qu’est ce qui vous prend ? Vous m’avez fait peur.
- J’espère bien, s’exclama le vieil homme sans lâcher sa prise, as-tu écouté un mot
De ce que t’a raconté ce marchand ?
- Comment … ? Mais qu’est ce qui vous prend ?
- Il me prend que tu allais te jeter droit dans la gueule du loup, je veux te protéger mais tu ne me facilites pas la tache.
- Me protéger ? Me protéger de quoi ? Ces hommes n’en ont certainement pas après moi, je n’ai jamais quitté le village et je n’ai rien à voir avec l’Empereur.
- C’est là que tu te trompes jeune inconscient mais ce n’est ni le lieu ni le moment pour en discuter. Le vieil homme se frappa le front avec colère, stupide radoteur que je suis j’aurais dû te parler depuis longtemps.
- Me parler de quoi ? , s’impatienta le jeune homme, vous savez…
- Viens me retrouver chez moi, l’interrompit son mentor, viens directement et ne mets surtout pas les pieds dans cette auberge !
Sur ce, il le planta là et disparut avalé par la foule de la grand rue.
- Ben voyons, marmonna Erwan, ça lui aurait fait mal de se montrer plus clair pour une fois.
Malgré tout il tourna les talons et se dirigea, en râlant quand même un peu, vers la maison de son professeur. Le garçon avait une confiance absolue en Seamus même si celui- ci lui cachait bien des choses. Par exemple il ne lui avait jamais expliqué pour quelle raison il l’avait choisi comme élève. De plus, en dehors des leçons d’histoire et de géographie il l’avait entraîné au maniement de l’épée et du sabre ainsi qu’au combat à mains nues. Bien qu’il n’ait pas compris l’utilité de telles leçons, l’élève s’était montré particulièrement doué dans ses disciplines.
Quand il arriva à destination, il ouvrit la porte sans frapper comme à son habitude. D’humeur batailleuse, bien décidé à obtenir des réponses à ses questions, il s’immobilisa médusé au milieu de la pièce : celle ci semblait avoir été balayée par un cyclone. Toutes les armoires étaient ouvertes leurs contenus répandus sur le sol, les objets les plus hétéroclites jonchaient la pièce et, au milieu de ce désastre, calme comme un roc, équipé pour un long voyage et armé d’une épée Seamus l’attendait impassible, le regard déterminé. Une fois revenue de sa surprise Erwin entama les hostilités.
- Vous allez quelque part? Lança-t-il, insolent.
- Effectivement, je pars vers le sud dans la région du Benan, à Bolac pour être plus précis, près du lac d’Argent…, et tu m’accompagnes.
Erwan croisa les bras.
- Non, dit-il imperturbable.
- Non …? Le ton se fit menaçant.
- Non, je ne bouge pas d’ici et vous non plus tant que je n’aurais pas une explication sensée à cette histoire de fou.
Seamus prit une inspiration, prêt à parler mais d’une main impérieuse le garçon l’interrompit.
- Vous avez toujours eu ma confiance, mais je refuse d’être trimbalé comme un poids mort sans savoir pourquoi, alors maintenant, mettons cartes sur table et racontez-moi tout.
Le silence retomba sur les occupants de la pièce qui se faisaient face comme deux coqs en colère se disputant la suprématie sur le poulailler. Puis la tension se dissipa sensiblement et le plus jeune put observer sur le visage de son aîné toute une palette d’émotions passant d’une franche exaspération à une certaine admiration et même de l’affection. Seamus soupira baissant les armes, prit un siège qui traînait sur le sol, le redressa et s’assit. D’un geste il invita son jeune élève à faire de même.
- Espèce de tête de mule, ronchonna-t-il, avec toi je savais que rien ne serait simple, ta manie de poser des questions à tout bout de champ m’a empoisonné la vie toutes ces années, j’en ai fait des cauchemars. Mais le regard pétillant de rire démentait le reproche. Je vais essayer d’être bref, le temps presse, les évènements se sont précipités et cette conversation arrive bien plus tôt que je ne l’aie prévu, tu n’es pas encore prêt. Après nos leçons d’histoire as-tu réalisés depuis combien de temps règne notre cher Empereur exactement ? Pas loin de deux cent ans, continua-t-il, sans attendre la réponse, exceptionnelle longévité n’est ce pas ? La raison en est très simple : Faram 1er est un elfe.
- Mais je croyais que les elfes avaient…
- Disparu ? Disparaître ne veut pas dire ne plus exister, et je te prie de ne plus m’interrompre, Erwan se renfrogna. Je disais donc que Faram était un elfe, la façon dont il est arrivé au pouvoir est une longue histoire mais étroitement liée à la disparition des elfes qui sont maintenant ses pires ennemis. Quoiqu’il en soit, le beau peuple se cache hors d’atteinte de leur ancien frère de race et de ses velléités d’extermination. As-tu entendu parler de prophéties ?
Erwan, peu enclin à se faire rabrouer de nouveau se tint coi malgré le passage du coq à l’âne de son mentor. Il espérait ainsi que celui-ci en viendrait au fait, cela ne tarda pas.
- Il existe une prophétie, trop longue pour que je t’en fasse le récit complet ici, qui en bref dit qu’un enfant, issu de deux peuples : les elfes et les mages, verrait le jour au solstice d’hivers à la dernière heure du jour, qu’il serait le bras vengeur qui mettrait fin au règne du tyran et qui ramènerait les elfes dans leur forêt.
- Et cet enfant ? Ne put s’empêcher de demander Erwan.
- Ne soit pas stupide, tu te doutes bien que si je te raconte cette histoire c’est qu’il s’agit de toi, bien entendu.
Ce fut plus fort que lui, le garçon bondit de sa chaise, submergé par un flot de sentiments contradictoires. La colère, la peur et l’incompréhension se disputaient en lui. Il se mit à faire les cent pas dans la petite pièce envoyant valdinguer, sans même s’en rendre compte, les objets qui jonchaient le sol. Placide et résigné, Seamus attendait l’explosion qui n’allait pas tarder à se produire.
- Non! Non! Et Non! C’est impossible, ce n’est pas moi, vous faites erreur, hurla Erwan, cette histoire est insensée! Comment pouvez vous ajouter foi à ce tissu de mensonges basés sur une vague légende ? Je ne suis qu’un paysan, un simple garçon de ferme, Seamus, je vous en prie, dites-moi que ce n’est pas vrai…
- Reviens t’asseoir mon garçon et écoutes-moi jusqu’au bout.
Plus que le ton calme de son interlocuteur, ce fut le chagrin qu’il lut dans ses yeux qui le fit obtempérer. Reprenant sa place, il ferma les yeux pour ne pas voir le visage de celui qui allait bouleverser son destin.
- Il faut que tu comprennes, reprit Seamus, que cette prophétie a été faite il y a plusieurs siècles, à une époque ou les mages étaient au sommet de leur puissance et où leurs pouvoirs dépassaient toutes les autres magies connues y compris celles des elfes. Puis la race des grands mages s’est peu à peu éteinte, il n’en naît qu’un sur des milliers d’enfants aujourd’hui et leur pouvoir est le plus souvent limité, à de rare exceptions près. Toutefois, la prophétie a survécu. Comme elle concernait les elfes en premier ressort elle leur fut transmise et ils en sont les dépositaires. A ta naissance, toutes les conditions étaient réunies pour faire de toi l’Elu. Tes parents ayant disparus, le beau peuple prit soin de toi durant quelques mois mais ils étaient traqués par l’Empereur et sa milice qui les débusqua de leur refuge. Je connaissais très bien la jeune femme qui s’occupait de toi à cette époque, elle avait pour nom Elania. Poursuivie, elle te confia à un cours d’eau et se sacrifia pour éloigner de toi les sbires de l’Empereur. Tu connais la suite : Amos t’a recueilli et depuis tu as grandi sans connaître les enjeux que tu représentais pour ce monde.
- Pourquoi ne m’avoir jamais rien dit ?
On sentait un reste de colère dans la voix d’Erwan mais à présent il était convaincu.
- Parce que, vieil imbécile que je suis, je n’ai pensé qu’à te protéger, je refusai de te mettre sur le dos un poids trop lourd à porter pour ton jeune âge, parce que mon affection pour toi m’a empêché de voir ce qui crevait les yeux, à savoir, que tu étais prêt à entendre la vérité depuis longtemps, parce que stupidement, j’ai espéré que jamais l’Empereur n’apprendrait ton existence, même si en tant qu’elfe il connaissait la prophétie et que c’est pour cela qu’il cherche à éradiquer son propre peuple, pour qu’elle ne se réalise pas.
Le silence s’éternisa, la colère d’Erwan était tombée et, la tête entre les mains, il prenait conscience, assez brutalement à vrai dire, de la responsabilité qui lui incombait. Il avait toujours eu conscience d’être différent, mais cette révélation le laissait en état de choc. Beaucoup de questions restaient encore sans réponse et le moment venu Seamus devrait vider son sac, mais il n’était plus temps de finasser aussi il leva les yeux et demanda d’une voie ferme :
- Que dois-je faire ?
- Le temps presse, soupira le vieil homme, c’est une question de jours voire d’heures avant que quelqu’un, même sans mauvaises intentions, ne parle de toi à la milice. Il faut partir. Le plus vite sera le mieux.
- Très bien, je vais retourner à la ferme prendre quelques affaires, mon arc, et dire adieu à ma famille. Je vous retrouve ici dans deux heures, mais soyez en sûr, quand nous serons sur les routes, j’aurai les réponses à toutes mes questions, d’une manière ou d’une autre. J’espère que c’est clair ?
- Limpide ! Acquiesça Seamus, surtout sois prudent, ils sont peut-être déjà sur ta piste.
Le temps d’un hochement de tête, et le garçon s’était éclipsé. Dés qu’il fut dehors Erwan s’élança dans une course contre le temps. Il était capable, quand les circonstances l’exigeaient, de courir pendant des heures sans trop se fatiguer et à peine une demi-heure plus tard, était arrivé à destination. Quand il pénétra dans la cuisine de la ferme, Korlan assis avec ses fils, l’attendait.
- Tu dois partir, dit-il, je savais que cela devait arriver un jour, mais…, il éluda la suite d’un vague geste de la main, j’ai préparé ton sac, il ne faut pas que tu perdes de temps, la milice est sur nos talons. Colin, ce foutu ivrogne, a lâché le morceau à la première question.
Il se leva et, à la grande stupeur d’Erwan, le serra très fort contre son large torse.
- Cours mon garçon, et que le ciel te protège. Je les retarderais comme je pourrais.
Après de brèves accolades à ses frères adoptifs, le regard baissé pour ne pas voir les larmes d’Amos, le jeune homme prit sa besace et son arc et quitta sa maison sans savoir s’il y reviendrait un jour.
Son instinct le prévint du danger à l’instant où il passait le portail de la cour. D’un rapide regard autour de lui il avisa la haie touffue qui le séparait des champs en friche et, vif comme un lézard, s’y glissa juste à temps pour se dissimuler aux yeux des arrivants. Le galop de chevaux se rapprochait rapidement, ils étaient quatre, et mirent pied à terre pile à sa hauteur. Au même moment, la lumière envahit le perron de la ferme et Korlan en sortit armé d’une hache qu’il tenait de manière désinvolte comme s’il allait couper du bois. Le plus grand des miliciens s’approcha et lança d’un ton mordant :
- Vous êtes bien Korlan le propriétaire de cette maison.
- Ouais! Qui le demande ?
- Je suis là sur ordre de Sa Majesté Faram 1er…
- C’est trop d’honneur ! Le ton était ironique mais l’autre l’ignora.
- Vous avez trois fils…
- Non, deux.
- Ce n’est pas ce qu’on m’a rapporté à l’auberge.
- Faut pas écouter tout ce qu’on raconte.
- Vous niez donc vivre avec trois garçons prénommés Barton, Amos et Erwan.
- Je ne nie rien du tout, vous m’avez demandé si j’avais trois fils et j’ai répondu que je n’en avais que deux, point. Erwan n’est pas mon fils.
Le fermier coupait les cheveux en quatre, et le fugitif tapi dans sa cachette, étouffa un fou rire. En faisant tourner en bourrique son interlocuteur, Korlan gagnait du temps, mais la patience du soldat avait ses limites.
- Il vit pourtant bien chez vous n’est ce pas ?
- Ouais ! On l’a trouvé tout seul, alors je l’ai pris à mon service pour en faire un garçon de ferme, deux bras supplémentaires c’est pas du luxe avec not’ boulot. L’est pas très doué mais j’va quand même pas le laisser mourir de faim. L’auriez pas vu par hasard, l’est pas rentré ce soir j’espère qu’il a pas fait de con… heu… de bêtises.
- Vous dites qu’il n’est pas chez vous en ce moment ?
- C’est ce que je viens de dire. Vous m’aviez pas compris ? Désolé, j’ne cause pas toujours très bien.
- Dans ce cas nous allons vérifier, si ça vous ennuie pas, sous-entendu (vous n’avez pas le choix.)
- Faites comme ça vous chante mon ami, pendant c’temps, j’m’en va couper du bois, répondit Korlan en brandissant sa hache de façon si maladroite que le milicien eut un mouvement de recul.
- Faites excuse m’sieur, je voulais pas vous faire peur. Puis il tourna le dos au soldat et se mit à débiter des branches sans plus se préoccuper de ses visiteurs.
Ceux-ci pénétrèrent dans la cour en terrain conquis et s’engouffrèrent dans la maison.
Sans perdre un instant, Erwan se laissa glisser hors de son refuge et se mit à courir à travers champs comme s’il avait le diable à ses trousses. En quelques heures, sa vie si tranquille avait basculé dans le chaos le plus total et malgré sa voix intérieure qui lui disait qu’il était injuste, il ne pouvait s’empêcher d’en vouloir à son mentor. Toutes ses années, il lui avait fait confiance, mais celui-ci, semblait-il, était trop amoureux de ses secrets pour lui rendre la pareille. En fait, le garçon était mortellement inquiet : sur le moment, le numéro de Korlan l’avait bien fait rire, mais, maintenant, il tremblait en pensant aux conséquences. Comment allaient réagir les miliciens quand ils s’apercevraient que leur proie leur avait échappé ? Ne s’en prendraient-ils pas aux habitants de la ferme ? Erwan savait par Seamus que la police de l’Empereur avait souvent commis des exactions et les rumeurs que colportaient les marchands chaque année, n’étaient pas faites pour le rassurer. La peur au ventre, il courait à perdre haleine vers l’inconnu et se demandait ce que l’avenir lui réservait.
Quand enfin il arriva à destination, le garçon avait la tête en ébullition, et son cœur battait la chamade. Seamus l’attendait sur le pas de la porte et, au premier coup d’œil comprit son désarroi. Avec un sourire rassurant il posa ses mains sur ses épaules, et avant même qu’Erwan put lui parler de ses angoisses, il dit :
- Calme toi, mon garçon, vide ton esprit, montre-moi que toutes mes leçons n’ont pas été vaines et que tu peux réfléchir sereinement. A ton avis, que va faire la milice quand elle s’apercevra que tu ne reviens pas chez toi ?
- Comment savez-vous que…?
Erwan ne termina pas sa question, c’était secondaire. Intensément conscient du poids des mains sur ses épaules, il vida son esprit de toutes ses pensées parasites et se concentra sur la question qui lui était posé. Il reconnaissait bien là, la façon d’enseigner de son mentor : quand il butait sur un problème, Seamus ne lui donnait jamais la solution. Il recadrait son élève et le laissait seul parvenir aux conclusions. Et tout s’éclaira d’un coup.
- Si j’étais à leur place, dit-il avec une nouvelle assurance, je laisserai un ou deux hommes sur place pour m’assurer que je ne reviens vraiment pas et, sans me préoccuper du reste de la famille qui a montré qu’elle ne s’inquiétait pas de moi, j’irais aux nouvelles dans le village pour en apprendre plus.
- Bonne déduction, approuva son vieil ami, continus, vas au bout de ton raisonnement.
- Ils vont apprendre assez vite que je fréquente assidûment l’ermite du village et bien sur, ils viendront ici et ne nous trouverons pas.
- Bravo ! Conclusion ?
- Trouvant cette double disparition plutôt louche, ils se lanceront à notre poursuite oubliant ma famille.
- Exact fiston, ce qui veut dire qu’il ne faut pas traîner plus longtemps si nous voulons prendre de l’avance sur eux et espérer les semer. Nous passerons par Bris afin d’acheter des chevaux et ensuite en route pour Bolac
Sans perdre un instant, leurs paquetages prêts, les deux fugitifs s’enfoncèrent dans les bois qui longeaient l’Argent en direction du sud. Erwan, en bon forestier, effaçait leurs traces et malgré la nuit, n’avait aucun mal à se diriger grâce à ses yeux de lynx. Ils avaient décidé de ne pas s’arrêter avant l’aube pour garder une avance confortable sur leurs éventuels poursuivants. Le cœur lourd et l’esprit rempli de questions, Erwan marchaient d’un bon pas. Il ne savait pas quel avenir lui réservait le destin mais il était sûr d’une chose : désormais plus rien ne serait comme avant. Seamus lui avait menti trop longtemps pour qu’il le suive aveuglément et ce mensonge, même si son ami l’avait commis pour le protéger, se dressait entre eux comme un sombre nuage devant le soleil, présage d’orage dans un ciel d’été.
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