Le doux chant des oiseaux réveilla la jeune femme, qui ouvrit les yeux et regarda par la fenêtre. Le ciel était dégagé, la journée promettait d'être chaude. Se levant d'un bond, Saphire entreprit de se vêtir. Elle enfila d'abord sa robe blanche et la laça sur le devant au moyen de cordons de cuir marron. Puis elle se dirigea vers la cuve située dans un coin de la pièce pour se débarbouiller et elle attacha ses cheveux noirs en une longue tresse qui lui tombait jusqu'au milieu du dos.
Enfin prête elle sortit de sa chambre, descendit les escaliers et se dirigea vers la salle à manger commune à tous les locataires. Entrant dans la pièce elle aperçu sa propriétaire, une vieille femme aigrie aux cheveux gris et aux lèvres pincées, assise au bout de la longue table en bois brut. Avant d'avoir pu faire demi tour la jeune femme fut brutalement interpellée par la vieille femme et sommée de s'asseoir à table.
- J'aurais à vous parler jeune fille, un homme est venu ce matin, un drôle de bonhomme si vous voulez mon avis ! Il en avait après vous mais je lui ai répondu que chez nous les locataires n'avaient pas le droit d'emmener du monde dans leurs chambres. Il a insisté, le bougre, mais je lui ai bien fait comprendre qu'il n'était pas chez lui et qu'il ne ferait pas la loi ici ! Il a finit par partir mais avant il m'a donné un message pour vous.
À ces mots la propriétaire donna un bout de papier plié à Saphire, de toute évidence en l'ayant regardé. Heureusement elle ne savait pas lire, ce qui rassura la jeune femme. Les yeux de fouine de la vieille se braquèrent sur le visage de Saphire alors qu'elle lisait, espérant de toute évidence qu'elle lui dirait de quoi il s'agissait. Impassible, Saphire redressa les yeux de son bout de papier, remercia sa propriétaire et prit congé, elle sentait encore les yeux de la vieille sur son dos alors qu'elle quittait la maison et s'engageait dans une ruelle attenante.
Une fois hors de vue, la jeune femme s'arrêta brusquement, ses épaules se crispèrent et une lueur inquiète apparut dans ses yeux. Elle relut encore une fois le message qu'on lui avait laissé et prenant sa décision, se mit en route, d'un pas vif vers l'adresse indiquée sur le papier.
Seul dans l'atmosphère chaude de sa cuisine, Wervel ruminait de sombres pensées tout en préparant le repas du soir. La journée avait très mal commencé.
D'abord, de violentes douleurs torturaient sa jambe amputée. Douleurs fantômes, que lui avait dis un médecin de Thessalonique. Résultat, il avait la sensation qu'un cerbère mordait de ses trois mâchoires un membre qui n'existait plus.
Ensuite il avait dû virer la serveuse, une jeune écervelée friande des tenues légères. Trop bavarde, trop à se mettre en valeur, trop tête en l'air. Elle perturbait les conteurs et les clients, tout en faisant un travail médiocre. Wervel n'était pas riche, et il n'avait aucune pièce d'argent à perdre avec une incapable.
Enfin la nourriture qu'on lui avait livré était de mauvaise qualité. La salade était flétrie, les fruits trop mûrs et mieux ne valait pas parler de l'état de la viande... La faute à ce siège imposé par les grecs et qui n'en finissait pas. Contrarié, Wervel se crispait sur son couteau, mauvaise position dont il ne récolta que des légumes mal coupés et quelques ampoules.
Saisissant sa béquille de bois, il la cala sous son aisselle et quitta la table pour atteindre avec agilité l'âtre de la pièce. Bien nourries, les flammes ronflaient paisiblement en attendant le chaudron. De l'extrémité métallique de sa béquille, le cuisinier activa les braises et se pencha pour remettre une bûche dans le foyer. Tous ces aliments médiocres finiraient en un solide potage, façon Wervel. Le tout parfumé par un vin qui lui était d'une bonne qualité.
D'ailleurs, maintenant qu'il y pensait, lui restait-il du vin ?
Jetant des regards autour de lui, le cuisinier réalisa avec consternation qu'il n'avait plus une goutte d'alcool. Encore quelque chose que la serveuse avait omis de lui signaler. Wervel fit un effort sur lui même pour ne pas exploser. Il ne lui restait de toute façon qu'une solution, c'était d'aller voir Oînos et lui prendre quelques tonneaux. Sinon, quoi ? L'Amphore littéraire sans amphores ou tonneaux pleins ne rimait à rien.
Et puis à bien y réfléchir, ça lui changerait les idées. Il prit donc son manteau sans manches, taillé dans un tissu lourd et sombre, ferma la porte de sa cuisine et sortit dans la rue en traversant la grande salle.
Elle arriva au bout d'une dizaine de minute à l'adresse indiquée et se retrouva en face d'une grande bâtisse de pierre grise. Imposante, on aurait dit qu'elle opprimait les autres bâtiments autour, il se dégageait d'elle une impression de force brute, renforcée par les deux gardes encadrant son entrée. Prenant une grande inspiration, Saphire gravit les marches qui menaient aux grandes portes composant l'entrée de ce qui étaient les locaux de la milice de la ville...
Elle se présenta à une femme d'allure austère assise derrière un bureau aussi imposant que le bâtiment et lui expliqua la raison de sa venue :
- Je suis venue ici pour chercher un ami, il se prénomme Erémia et on m'a dit qu'il se trouvait ici.
- Et de quel droit exigez vous la libération de cette personne ?, répondit agressivement la femme. Vous n'êtes pas l'un des chefs de la milice que je sache ! Personne ne sera libéré aujourd'hui, tous les hauts responsables sont partis toute la journée retrouver le Roi pour discuter du siège.
- Je travaille pourtant pour l'un d'entre eux... Pour Sire Baragnon. Vous pouvez le contrôler, je m'appelle Saphire de Ciry, je me porte garante pour cet homme.
La femme parut surprise au premier abord, mais sceptique elle quitta tout de même son poste quelques instants pour aller vérifier son identité. Lorsqu'elle revint elle avait l'air confuse. Elle s'excusa auprès de la jeune femme et chargea l'un des gardes de libérer son ami.
Quinze minutes plus tard, Saphire était sortie du bâtiment, accompagnée d'un homme de haute stature et à la peau bronzée par le soleil. Il l'entraina rapidement à travers des petites ruelles. Au bout d'un petit moment Erémia s'arrêta au milieu d'une ruelle où il n'y avait personne et se retourna vers Saphire, un sourire aux lèvres.
- Merci de m'avoir sorti de là, je ne sais pas comment j'aurais fait sans toi !
- Tu peux m'expliquer pourquoi tu étais ici ? Et pourquoi tu m'as fait envoyer ce message ?
- Il fallait que je sorte de là avant que les grands pontes de la Milice s'occupent de moi, je ne pouvait pas les laisser m'interroger, ils m'auraient fait pendre pour trahison.
- Trahison ? Mais qu'as tu fait...
- Qu'est-ce que tu crois ! La ville est assiégée depuis trop longtemps ! Ils ne sont pas prêts de partir, je choisis juste le camp des plus forts, je ne tiens pas à mourir lorsqu'ils arriveront à briser le siège. Je refuse d'être dans le camp des vaincus !
- Par tous les Dieux, tu t'es vendu aux achéens ? Tu veux mourir !
- Tu ne comprends pas, justement je ne mourrai pas, dit-il en prenant Saphire par les épaules, tu ferais bien de faire comme moi, rejoins nous !
- Jamais ! Répondit-elle en se dégageant brusquement. Je refuse de trahir mon Roi et ma ville.
- Tu n'as pas le choix... Lorsqu'ils reviendront, ils verront que tu as libérer un traître et il te rechercheront pour te tuer toi aussi...
- Dans quoi m'as-tu entrainée...
Un mince sourire joua sur les lèvres du jeune homme. Il pris Saphire par le bras et fit mine de l'entraîner avec lui. Elle décrocha sa main et, les yeux pleins d'effroi face à ce qu'elle avait fait, lui tourna le dos et partit en courant.
- C'est trop tard, Saphire ! Tu es avec nous maintenant, que tu le veuille ou non ! Cherche moi quand tu l'auras compris ! Lui cria-t-il avant qu'elle soit hors de portée.
La jeune femme courut, s'éloignant au maximum, empruntant des rues qui lui étaient inconnues sans voir où elle allait, sans réfléchir le moins du monde.
À bout de souffle et totalement perdue, elle s'arrêta enfin, regarda autour d'elle et vit qu'elle se trouvait de toute évidence derrière un magasin qui vendait du vin aux nombreux fûts de vins entreposés à côté d'une petite porte de service. Elle se laissa glisser contre le mur et s'assit sur un des barils, se prenant la tête entre les mains. Elle laissa les larmes couler en se demandant ce qu'elle avait fait...
À cette heure de la matinée, les rues de Troie commençaient à se remplir au même rythme que les étals se montaient. Bien sûr, le poids de la guerre se faisait sentir sur le marché, et les produits proposés commençaient à perdre de leur superbe. Se frayant un chemin sur le pavé déjà réchauffé par le soleil d'Anatolie, Wervel arriva enfin devant l'échoppe d'Oînos.
Le vin était encore un des rares aliments que l'unijambiste n'allait pas chercher au marché noir de la ville troyenne. Il pénétra dans le bâtiment et fut immédiatement repéré par le troyen.
- Alors, Wervel, toujours en forme ? Bon pied, bon œil ?
Le cuisinier se contenta d'un salut de la main. cela faisait longtemps qu'il ne répondait plus aux plaisanteries du marchand.
- Je viens chercher un de tes tonneaux. Qualité habituelle, quantité habituelle.
- Et prix habituel, pas vrai ? Je met ça sur ta note ?
- Fait donc.
Oînos regarda dans son registre.
- Il doit m'en rester à l'arrière. tu n'a qu'à prendre le numéro 49. Du vin de Crête.
- Parfait.
Sans attendre, l'unijambiste s'engouffra dans la porte ouverte. Conversation brève et utile, voilà, hormis les histoires, le genre de parole que Wervel aimait échanger. Il traversa l'arrière salle, où des dizaines de fûts d'alcool étaient entreposés. Sans y prêter attention, il alla directement vers la porte qui donnait sur la ruelle et l'ouvrit.
Au premier abord, elle lui parut déserte, aussi ce mit-il de suite en quête de son acquisition. Mais soudain, des sanglots lui parvinrent. Il jeta un coup derrière une pile de fûts et trouva un spectacle désopilant.
Assise sur un tonneau, ses genoux repliés contre elle, une jeune fille tenait son visage enfoui dans ses bras. Vêtue d'une simple robe blanche, il lui était impossible de discerner son visage, mais il était évident par les soubresauts de sa tête qu'elle pleurait.
Wervel se sentit quelque peu gêné par la scène, et puis finalement se reprit. Qu'y pouvait-il au final ? Les dieux en étaient témoins, il avait déjà aidé autant de gens dans le besoin qu'il en avait rencontré. Aujourd'hui, il avait son compte et pouvait sans rougir passer son tour.
Se détournant donc, il regarda les numéros peints sur les tonneaux pour sortir le sien du lot. 21... 33... 46... 47... 48... 49. Pile le tonneau sur lequel était perchée la jeune fille en pleurs.
Évidemment.
Wervel leva les yeux au ciel, comme pour lancer un regard résigné aux divinités... Il respira un grand coup puis se planta devant l'inconnue qui sanglotait toujours, sans trop savoir comment s'y prendre.
- Excusez-moi... C'est mon tonneau.
Pas de réponse. Wervel se pencha pour se mettre au niveau de la jeune fille et retenta encore.
- Hey... C'est mon tonneau.
Sortant de sa léthargie, Saphire se redressa en sursaut et rougit en croisant le regard de l'inconnu.
- Ex... Excusez moi, je ne vous avais pas entendu arriver, dit-elle en reniflant.
Elle essaya de descendre du tonneau mais fut tellement maladroite qu'elle se prit les pieds dans sa robe et se sentit tomber en avant.
Une main déjà prise sur sa béquille et l'esprit pas assez alerte pour utiliser l'autre, c'est avec un temps de retard que Wervel vit la jeune fille s'écrouler à terre. S'appuyant sur sa jambe encore entière, il s'agenouilla et s'empressa de relever la jeune fille.
- Eh, ça va ?
Andouille. Est-ce qu'elle avait l'air d'aller bien ? Bien sûr que non. Le cuisinier l'aida temps bien que mal à s'appuyer contre le fût d'alcool. Elle fit un effort pour sécher ses larmes en se passant chaque main à tour de rôle sur son visage. En même temps, Wervel sortit une gourde de cuir gravée, et la lui tendit.
- Tiens, lui dit-il simplement, ça devrait t'aider...
Sa dignité bien amochée elle prit la gourde en cuir des mains de l'homme et la renifla. De l'eau-de-vie. On en trouvait peu en ville ces temps ci avec le siège, Saphire coula un regard en coin à l'inconnu puis porta résolument la gourde à ses lèvres pour en prendre une grande lampée. L'alcool lui brûla la gorge et elle se mis à tousser. De la prune. Elle sentit alors la chaleur de l'eau-de-vie se répandre dans son corps et sa chute lui parut tout de suite moins ridicule. Elle arriva à chasser les dernières larmes de ses yeux d'un battement de cils et elle retrouva par la même occasion une vision plus nette de l'inconnu. Son regard le détailla de haut en bas, s'arrêtant d'abord sur son visage, puis sa bequille et enfin sur sa jambe amputée. Elle reprit une grande lampée de prune au goulot et tendit la gourde à l'homme, la main un peu tremblante.
- Merci Monsieur, désolée de m'être assise sur votre... heu... tonneau. Vous pouvez me dire ou je suis exactement ? Dit Saphire en redressant courageusement le menton.
- Wervel, dis d'abord l'autre en lui tendant la main.
- Eh bien... Savez vous ou je suis Monsieur Wervel ? répondit une Saphire désarçonnée.
- Sans le monsieur, ça ira... Apparement, tu es partout, sauf au bon endroit. Qu'est ce qui t'a mis dans cet état ?
Elle eut un mouvement de recul, l'alcool lui montant à la tête elle regarda Wervel droit dans les yeux et lui dit sans se démonter :
- Je viens d'apprendre que j'allai être pendue pour une trahison que je n'ai pas commise.
- Rien que ça...
Saphire rougit une fois de plus et détourna le regard sans répondre, gênée. L'homme était vraiment direct et n'avait pas l'air de se laisser surprendre facilement.
De son coté, le cuisinier réfléchissait. Soit cette fille disait vrai, soit elle délirait completement. Avait-il eu une si bonne idée de lui donner sa gourde ?
Mais dans tous les cas, elle avait visiblement besoin d'aide. Et puisque le destin en avait décidé ainsi...
- Bon, si tu veux le savoir, tu es dans le sud de la ville, à la limite du quartier commerçant. Tu as un endroit où aller ?
- Dans le Sud hein, j'ai couru autant que ça ? Bah, un endroit ou aller je crois pas, les miliciens vont directement aller voir chez la vieille bique et puis j'ai pas de famille dans cette ville. Déblatera la jeune femme rendue bavarde par l'eau-de-vie et qui commencait à tanguer un peu sur ses pieds.
La jeune fille vacilla légèrement et cette fois-ci Wervel prit la peine de la retenir.
S'appuyant lourdement contre l'épaule de l'homme, elle leva la tête pour le regarder avec un regard de perdue.
- Je... Je ne me sens pas bien...
Dernières paroles qu'elle prononça avant de lacher prise sur la réalité et de s'effondrer.
Un instant, Wervel resta sans bouger. La situation était cocace : Un unijambiste dans une ruelle déserte, tenant d'une main sa béquille, de l'autre une jeune fille évanouie, et avec un tonneau de vin de Crête de plusieurs dizaines de litres à emmener. Sincèrement il ne se voyait pas marcher en pleine rue ainsi.
Réfléchis, Wervel, réfléchis. Il n'allait pas l'abandonner ici. Mais comment rentrer en préservant sa dignité, à lui et à elle, et surtout sans alerter la milice ? Une idée lui vint soudain. Elle était osée, peut-être pas la meilleure qu'il ait eu, mais c'était la seule qui se présentait. Se dandinant tant bien que mal jusqu'à la porte, l'ouvrit et appela à travers la boutique de vin.
- Oînos ?
- Oui ?, répondit une voix de l'autre coté.
- Aurais-tu un tonneau vide à ajouter à ma note ?
Saphire ouvrit vivement les yeux mais la lumière lui agressa la rétine et elle les referma aussitôt. Elle les rouvrit cette fois plus prudemment, sa vision étant un peu floue et elle se redressa pour mieux examiner l'endroit ou elle se trouvait. Un feu qui ronflait dans un coin, des légumes à moitié coupés sur un plan de travail en bois. Une cuisine apparement. Luttant contre un mal de tête assez conséquent Saphire fixa son regard sur l'homme qui se tenait à côté d'elle.
Assis non loin de l'âtre, Wervel avait retiré sa jambe de bois et massait soigneusement les muscles de sa cuisse et le moignon placé sous son genou. Revenir de chez Oînos n'avait pas été de tout repos et il n'était vraiment pas mécontent d'être revenu dans la sécurité de ses murs.
Pour le moment, il ne savait trop que faire. Autant se consacrer à sa cuisine, cela lui laisserait le temps de réfléchir...
Elle reconnu l'homme qu'elle avait vu dans la ruelle, rassemblant ses esprits elle se remémora ce qui s'était passé : il l'avait trouvée sur un tonneau, elle était lamentablement tombée par terre, puis il lui avait fait boire de l'alcool et elle avait fini par tout lui dire. A cette pensée Saphire eu un petit moment de panique, elle avait parlé de toute cette histoire à un parfait inconnu... Et s'il était affilié de quelque sorte que ce soit à la milice ? Et si il la dénonçait ?
Elle examina l'homme une nouvelle fois, comment avait-il dit qu'il s'appelait déjà ? Wervel. De toute évidence il avait l'air de souffrir, il était en train de masser sa jambe amputée.
Prenant son courage à deux mains elle osa demander :
- Excusez-moi mais... Où suis-je ?
Le cuisinier lui lança un regard surpris puis en souriant attrapa sa béquille et se leva. Sans prendre la peine de remettre sa jambe de bois en place, il se dirigea vers elle.
- Tu es chez moi. J'ai trouvé préférable de t'amener ici que de te laisser là où tu étais... Ta tête ne tourne pas trop ?
- A vrai dire si... J'ai l'impression qu'elle essaye de se détacher du reste de mon corps, dit Saphire en grimaçant. Pourquoi vous avez fait ça ? Vous auriez pu me laisser là-bas...
Elle était impressionée par l'homme qui s'approchait d'elle, par la force qui se dégageait de lui malgré sa jambe en moins. Elle essaya de se lever à son approche et vacilla sur ses jambes une fois debout.
Wervel lui tendit une main à laquelle s'accrocher.
- Doucement ma jolie, ne va pas t'étaler une troisième fois !
Une fois la jeune fille stabilisée, il la relacha et retourna s'asseoir sur son tabouret.
- A vrai dire, moi non plus, je ne sais pas vraiment pourquoi...
Il ramassa sa jambe de bois et entreprit de la remettre en bonne place.
- Déjà parce qu'on ne sait jamais ce qu'il peut arriver... Le quartier où nous étions n'était pas sûr. Tu étais là et j'étais là, voilà tout.
Déstabilisée par la manière d'agir de Wervel, Saphire resta les bras ballants au milieu de la pièce sans savoir que faire, ou se mettre.
- Merci beaucoup... Mais vous avez pris des risques pour moi, vous auriez pu risquer de vous faire remarquer par les miliciens. Je ne sais comment vous remercier, répondit-elle en se tordant les mains d'anxiété, un réflexe chez elle.
- Hmm... j'ai quelques relations dans la milice et... dans d'autres milieux. Je ne crains plus grand monde dans cette ville, ce qui n'empêche pas d'être prudent. Mais toi, que comptes-tu faire maintenant ?
- Dans d'autre milieux ? Comment ça ? Saphire fit un pas en arrière, la scène du matin se rejouant dans son esprit.
- Hey, pas de panique. Comme tu peux le voir, je ne m'intéresse qu'à préparer des plats aux clients. La pègre troyenne n'a pas droit de cité dans mon auberge.
Il se leva et activa le feu qui projeta une volée d'étincelles.
- Disons simplement que j'ai rendu quelques services aux bonnes personnes, et que celles-ci me le rendent à leur façon... Mais n'élude pas ma question : que comptes-tu faire ?
- Pour tout dire je n'en ai aucune idée... Les miliciens vont m'attendre chez ma propriétaire et je ne peux pas sortir de la ville...
- Et tu n'as donc aucun autre endroit où aller ?
Saphire baissa les yeux au sol et secoua la tête de gauche à droite, essayant de contenir tant bien que mal les larmes qu'elle sentait monter de nouveau en elle.
Wervel quant à lui se trouva gêné par la situation. Voilà qu'il se retrouvait avec une jeune fille perdue sous son toit, à moitié en larmes et dont il ne savait que faire. A moins que...
- Bon, écoute, je te propose un marché. Tu as besoin d'un abri, j'ai une maison sûre. J'ai besoin de deux bras supplémentaire, les tiens me paraissent désoeuvrés et assez solides. Accepterais-tu un poste de serveuse ici en attendant que ta situation évolue ?
Elle redressa brusquement la tête, surprise par une telle proposition et n'osant y croire.
- Serveuse ? Que faudrait-il que je fasse ? Et n'y a-t-il pas un risque que vos clients me dénoncent ? Je ne voudrais pas être un fardeau, vous m'avez déjà assez aidée comme ça, finit la jeune femme dans un murmure.
- Ne t'inquiètes pas, mes clients savent tenir leur langue. Et puis tu ne pas l'air d'être la plus recherchée des criminels. Que faire ? Simplement assurer le service entre mes fourneaux et les clients. Tu as une bonne mémoire ?
- Je travaillais pour un grand ponte de la milice, ma mémoire était très souvent mise à contribution donc je crois que je peux répondre oui.
Saphire reprennait de l'aplomb avec une solution en perspective.
Wervel ne releva pas mais garda l'information au chaud. Une relation avec un "grand ponte" sera certainement un jour utile, autant pour elle que pour lui.
- Dans ce cas, je te loge, je te nourris et te protège au cas où... en échange, pas de salaire, tu t'occupes de ton linge et tu assures un service correct et amical. Sommes-nous d'accord ?
- Nous sommes d'accord !
- Parfait ! Quel est ton nom, jeune fille ?
- Saphire... De Ciry, Monsieur.
- Dans ce cas, Saphire, je te prierai de m'appeler Wervel dès à présent. De plus, il me reste une chose à t'expliquer sur la manière dont fonctionne cette auberge...
La jeune serveuse balaya du regard la salle, ses yeux s'arrêtant ça et là sur certains des hommes éparpillés : assis sur un tabouret au coin du feu, autour d'une table ou encore en tailleur par terre en train de jouer au carte. Personne ne parlait, les conteurs d'un soir ayant déjà œuvré. Ils restaient là simplement pour partager la compagnie silencieuse d'autres hommes ayant vécu des choses, dans ce lieu hors du temps, hors de la guerre et du siège, un refuge pour rêveurs. Un doux sourire flotta sur les lèvres de la jeune femme, l'assemblée avait été particulièrement attentive ce soir, composée de quelques habitués, de troyens venant là pour la première fois et de rares étrangers.
La jeune femme se retourna vivement et alla retrouver le cuisinier qui était en train de ranger quelques barils de vin le long du mur du fond. Elle lui glissa quelques mots complices dans le creux de l'oreille, il se retourna vers elle et ils échangèrent un sourire.
De nombreuses semaines s'étaient écoulées depuis leur première rencontre, un matin dans une ruelle déserte derrière un marchand de vin. Les jours avaient passés, et la milice troyenne n'avait trouvé ni la jeune fille ni son complice, tandis que le cuisinier avait trouvé une serveuse et une amie.
Et bizarrement, Wervel ne voyait plus la jeune troyenne comme une inconnue à qui il offrait l'asile provisoire. Le temps avait fait de Saphire un élément à part entière de la taverne de l'Amphore Littéraire. Peut-être un jour décidera-t-elle de partir ou peut-être l'équilibre de leur relation sera-t-il rompu... Qui sait ? La vie est pleine d'imprévus !
Alors en attendant, le duo continuait d'oeuvrer ensemble, se préparant aux évènements futurs quelque-ils soient...