« Putain de bancs de pierre, tu m’étonnes que personne ne vienne au théâtre.
- Arrête de te plaindre Bellikon
- Si j’arrête, tu crois que je n’aurai plus de sujets contre lesquels me plaindre ?
- Pas vraiment.
- Alors je continue. »
Sur ces mots d’encouragement, entre le chœur, puis un premier acteur, ça chante, ça danse, ça déclame. Un tragédien multiplie les prières aux dieux, sa pièce va être jouée juste après celle-ci. La journée passe, c’est la pièce d’Agathon qui est déclarée la meilleure, un banquet est organisé chez lui, Socrate n’ira que le lendemain.
Bellikon, lui, s’en va, les festivités l’emmerdent. C’est un guerrier qui n’aime que la guerre. C’est dans trois jours la fête du Nouvel An à Cronysme et il doit s’y rendre car sa garnison est là. Avant de partir, il se moque de la
Lysistrata d’Aristophane. Puis il part.
Le trajet est long et il a tout le temps de penser, il n’a pas à être vigilant, il ne risque pas d’être attaqué, ce moment de l’année est celui d’une trêve sacrée. Cela aussi l’ennuie, il aurait bien aimé tué un bandit prétentieux, ça l’aurait détendu.
Au lieu de cela il pense, le Nouvel An à Cronysme est une cérémonie étrange. Chaque citoyen doit prendre place dans une procession immense quasiment comparable à celle des Grandes Panathénées. Elle fait le tour de la ville, depuis l’Agora (qu’on apelle Sénat à cause du Nouvel An à Cronysme) jusqu’au Temple, en passant par les fermes (pour cela elle doit contourner les remparts) et la caserne. Le trajet en lui-même n’a rien de très intéressant, tout au plus permet-il d’admirer la beauté de ces cinq constructions architecturales.
Ce qui est par contre intéressant, c’est l’aboutissement de cette procession. Contrairement aux Panathénées, ce n’est pas un sacrifice de chair, ni même une libation, c’est un sacrifice moral, un sacrifice des mauvaises habitudes, un sacrifice du mauvais pour que le bon puisse mieux pousser. Un trait de génie des dieux selon les philosophes, une connerie de supersitieux selon Bellikon, qui, le lecteur l’a probablement remarqué, est un peu aigri.
Son problème est donc de trouver quelle habitude chez lui est mauvaise. Cette partie du problème n’est pas très difficile. Il y a les beuveries fréquentes, les viols occasionnels, les attaques habituelles, l’hybris omniprésente… Non, le vrai problème de Bellikon c’est de trouver ce qui chez lui n’est pas vertueux et sacrifiable. Chaque année, il doit faire une nouvelle concession aux dieux sous peine d’être un impie, ce qui n’est pas un sort enviable en Grêce. Il n’y a qu’à demander à Anaxagore.
Pendant un certain temps, il avait inventé des mauvaises habitudes pour se débarasser de la corvée. La confession de la mauvaise habitude et la promesse de ne plus recommencer se faisant seulement en présence supposée des dieux, Bellikon n’avait que faire d’inventer des histoires. Il ne croyait pas à leur immanence, il ne croyait pas aux mythes et il savait qu’il ne finirait pas dans la partie la plus enviable des Enfers à sa mort. Aussi se débrouillait-il pour ne pas la précipiter en se montrant comme l’impie qu’il était à ses concitoyens.
Donc il lui fallait soit inventer une nouvelle chose. Mais il avait plutôt fait le tour de son imagination. Après avoir renoncé à manger les nourrissons, les cadavres, les animaux vivants, les pierres et le bois, à boire l’urine et l’eau des marais, à ne plus se reproduire avec des animaux, des nourrissons, des vieillards, des déesses, des titans, des lépreux et caetera, et caetera. C’est en fait surtout de question de reproductions dont son imagination est prolixe.
Cette année, rien à faire, il ne trouvait rien.
Après plusieurs heures de marche, il n’avait pas réussi à maintenir son esprit dans les bonnes conditions pour trouver une solution à son problème, aussi se résolut-il à dormir là.
Il y eut un soir, il y eut un matin, deuxième jour.
Pour couper court à tout ce suspense que je sais vous étreindre à la gorge, je vous révèlerai que rien ne lui vint à l’esprit durant le jour suivant, ni durant le jour d’après.
Malheur ! Rien en tête et c’est bientôt la fête. Notre héros est désespéré, il ne lui reste qu’une solution. Un ami lui a conseillé un remède contre le manque d’imagination, c’est ce qui fait les prophéties de la Pythie paraît-il. Il aspire quelques bouffées d’une fumée odorante.
Flash. Le monde disparaît.
Bellikon ouvre de grands yeux, se relève.
Flash, un monde apparaît.
Rien de commun avec celui que Bellikon connaît. Il commence à se poser des questions, il est tout sauf lent à la détente, quelque chose cloche. Un murmure apparaît qui petit à petit se transforme en hurlement :
« Ah arrière, monstres ! Laissez cette charogne.
Contentez-vous de voir, de sentir, de toucher.
Ecoutez, disséqueurs, dites-vous qu'elle grogne ?
Elle est morte, il est mort, le poème est couché.
Elle était vivante sous le stylo habile
Blessée de ratures mais blessures fertiles
Ce qui ne le tue pas, le rend toujours plus fort
C'est l'élever aux nues et l'élever encore.
Mais la voilà charogne, offerte à vos regards
Vous avez pour elle, de bien curieux égards
Car vous la disséquez sans virtuosité
Et vous l'idolâtrez ! Ô Monstruosité !
Malheureux inspecteurs, ne croyez pas comprendre,
Ce qui la fit vivre, ni ce qui la fit pendre. »
Bellikon s’enfuit, il court, il court. Le hurlement ne perd pas sa force, le même texte est répété en boucle. Tout à coup, il s’arrête. Un drôle d’objet apparaît au-dessus de la tête de Bellikon. C’est une espèce de boule transparente avec un genre de queue droite, de couleur grise, arrondie au bout et sculptée en spirale. Tout à coup, le machin devient aussi brillant que le soleil et Bellikon n’en supporte pas la lumière, il s’enfuit de nouveau. Mais il sait ! Il sait ! Voilà ce qu’il ne doit plus faire, il ne doit plus tuer les morts ! Il court encore euphorique.
Flash, un bruit de corps qui tombe sur un sol dur.
Un cadavre sur un rocher au milieu de la mer, à côté s’élève une falaise. En haut, un homme qui regarde un bref instant le corps avant de secouer la tête et de se retourner. Il se fait engueuler par un autre homme, et répond que le cadavre courait trop vite pour qu’il le rattrappe, l’autre demande si le cadavre est quelqu’un de connu. L’un hausse les épaules, le second aussi. Ils retournent surveiller leurs chèvres. Rideau.